Comment l'activisme digital fait réellement bouger les lignes

Publié le Mercredi 10 Juillet 2019
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Comment l'activisme digital fait bouger les lignes
Comment l'activisme digital fait bouger les lignes
L'action militante a changé de modèle. Autrefois purement physique, elle se développe désormais davantage sur le numérique. Seulement, ne doit-on pas la convertir en événements concrets pour qu'elle soit réellement efficace ? Zoom sur l'activisme digital, ses avantages de taille et ses dérives.
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En novembre 2018, 60 Youtubeur·ses et militant·es s'engageaient via "On est prêt", une campagne montée pour mobiliser et sensibiliser les jeunes - principalement - à l'urgence de la situation environnementale. Chaque jour pendant un mois, les intervenant·es lançaient des défis écolo à leur communauté. Vider sa boîte mail pour réduire son empreinte numérique, troquer sa bouteille d'eau pour une gourde afin de limiter sa consommation de plastique. "L'histoire a prouvé que toutes les mobilisations qui réunissaient 3,5% seulement de la population réussissaient à faire basculer un système", annonçaient-ils et elles dans une vidéo pour prouver qu'un changement était possible. "En France, ça fait 2,5 millions de personnes".

En 2018 encore, le collectif #NousToutes, piloté entre autres par la journaliste et militante féministe Caroline De Haas, voyait le jour pour alerter sur les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes. Ses membres dénonçaient entre autres l'indifférence dans laquelle les victimes mouraient au quotidien (aujourd'hui, une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son (ex)-conjoint), et en appelaient à des actions concrètes de la part de l'Etat français.

Autre pays, même ferveur : #FreePeriods, la campagne menée par Amika George au Royaume-Uni, 17 ans à l'époque, permettait en 2017 de soulever le débat autour de la précarité menstruelle. Et, au sortir d'une lutte acharnée auprès du gouvernement - 2000 personnes s'étaient rassemblées devant le 10 Downing Street pour faire pression sur Theresa May à l'époque -, de rendre les protections périodiques gratuites et en libre service dans les collèges et lycées britanniques.

La militante en a inspiré·e plus d'un·e, notamment les femmes derrières la newsletter féministe Les Glorieuses, qui ont lancé par la suite la campagne #StopPrécaritéMenstruelle, afin de briser le tabou de notre côté de la Manche.

Le point commun entre ces trois mouvements, au-delà du caractère essentiel de leur combat, c'est la façon dont ils sont nés : en ligne. Ils ont tous vu le jour via une campagne de sensibilisation digitale. Ils ont été principalement gérés derrière des écrans, et ont pris une envergure colossale garante d'actions concrètes grâce au soutien de millions de personnes sur les réseaux sociaux. Ils ont prouvé que l'activisme avait avancé avec son temps. Désormais, c'est via son smartphone qu'on milite, qu'on visibilise, qu'on (s')informe.

Mais qu'a l'activisme digital de plus qu'un mouvement qui démarre dans la rue ? Comment cette nouvelle façon de protester qui se base sur le virtuel peut faire bouger les choses dans la vie quotidienne ? Et quelles sont ses dérives ? On a mené l'enquête.

L'activisme digital, c'est quoi ?

Si on se réfère à Wikipedia, l'activisme digital, ou le "cybermilitantisme" comme l'identifie l'encyclopédie partagée, "désigne les différentes formes de militantisme pratiqué sur Internet". Jusque-là, rien de bien sorcier. Pareil que les AG tenues dans la cour de Lyon II en 2008 contre la loi Pécresse, ou le blocus du lycée pour s'opposer au CPE en 2006, sauf que ça se passe d'abord sur des plateformes numériques. Au lieu de démarcher classes, assos ou entreprises en se rendant sur place - pour tenter de rassembler protestant·es et personnes potentiellement touchées par une situation qu'on considère injuste -, on le fait depuis notre compte Twitter, Facebook ou Instagram. Et l'ampleur en est décuplée, pour la bonne raison que l'audience n'a pas de limite.

"Les réseaux sociaux permettent de diffuser des idées simples auprès d'un public extrêmement large de façon ludique", explique Fiona Schmidt, autrice féministe de la newsletter #TGIFiona. "La simplicité et l'aspect ludique ne devraient pas avoir la connotation péjorative qu'ils ont encore trop souvent : simple ne veut pas dire simpliste, ça veut dire accessible au plus grand nombre, et le fait d'être ludique n'empêche pas d'aborder des sujets sérieux, bien au contraire." S'adresser à une foule plus conséquente pour véhiculer un message qui ne concerne pas uniquement son entourage. Et en échange, avoir la possibilité de se nourrir d'expériences dont on n'aurait jamais entendu parler sans cette portée infinie.

Si on prend le féminisme par exemple, Fiona Schmidt assure que "tout le monde ne devient pas féministe en allant dans une librairie pour acheter et lire les oeuvres complètes de Simone de Beauvoir. Les idées progressistes ne sont pas réservées à un microcosme intellectuel. Pour les faire germer il faut les répandre, et plus on les répand, plus on a de chance qu'elles germent dans l'espace public." Répandre et partager, les deux mots-clés que l'activisme digital brandit, à juste titre.

Florence Fortuné, rédactrice en chef des Petites Glo', petite soeur de la newsletter Les Glorieuses destinée aux ados, confie quant à elle que c'est effectivement sur les réseaux sociaux que son féminisme s'est forgé, "grâce à des afro-féministes qui s'expriment sur Twitter, notamment". Selon elle, "les choses changent aussi en lisant de nouveaux pontes de la pédagogie, comme autour des règles ou de l'éducation sexuelle. Aujourd'hui, pour beaucoup de jeunes filles de 14 ans, être féministe est une évidence", car elles découvrent et suivent assidûment de nouveaux rôles-modèles accessibles en ligne.

Ainsi, on élargit le public mais aussi le nombre d'acteurs et d'actrices des mouvements, des campagnes et des actions que l'on veut par la suite mener. Car l'activisme digital n'est pas uniquement là pour alimenter nos fils d'actualité. Sa mission première est surtout de faire bouger les choses, quel que soit le combat que l'on entreprend. Et pour y arriver, si se mobiliser en ligne est d'une aide non-négligeable, il a surtout pour but de convertir cette volonté virtuelle en actions physiques.

Passer du digital au concret : une nécessité ?

Pour Elliot Lepers, militant écologiste, fondateur de l'ONG Le Mouvement et instigateur de la campagne environnementale #Onestprêt, le numérique "pallie certaines limitations du physique et sert également à accélérer la mobilisation physique". Les deux sont donc intimement liés. Et souvent complémentaires.

"Notre objectif est d'influencer la vie et la société, on utilise des canaux différents pour engager les gens, mais l'objectif reste extrêmement concret", ajoute-t-il. "On doit s'impliquer au-delà d'un témoignage ponctuel qui nous aura pris deux minutes. L'enjeu, c'est d'avoir un engagement profond, fort et dans la durée."

La qualité de l'engagement est donc primordiale, notamment pour générer la crainte et une position de pouvoir. "Ensemble on fait peur, si on a un engagement au bon niveau. Prenons Greta Thunberg. Elle est seule, elle n'est pas élue, ni leader politique, et pourtant, elle a une parole et une influence énormes. Il suffit d'imaginer ce qu'on peut réussir à faire si on est cent, mille de la même trempe".

Au sein de la sphère féministe, on arrive à la même conclusion. Florence Fortuné explique que si les réseaux sociaux restent son outil militant principal, et qu'ils "sont utiles pour amplifier un mouvement ou sensibiliser la jeune génération", ils ne suffiront pas à changer le monde. "Les problèmes sont systémiques, on a besoin de lois pour faire bouger les choses, mais il ne faut pas minimiser l'importance du digital".

Elle évoque notamment l'un des mouvements qui a révolutionné notre décennie. "C'est important de manifester son soutien pour une cause de manière physique ou matérielle mais prenons #MeToo, ça reste un hashtag. Un hashtag qui a eu des conséquences immenses dans la libération de la parole des femmes, mais à l'origine, ça reste un hashtag". Sans cette mobilisation digitale, la prise de conscience aurait certainement été largement retardée, les condamnations des agresseurs minimisées et le nombre de leurs victimes décuplé.

Pareil pour #FreePeriods, le mouvement porté par la britannique Amika George qui luttait contre la précarité menstruelle et a eu gain de cause. Mais encore une fois, l'audience illimitée connaît... des limites. "Comment militer activement contre la précarité menstruelle ?", demande Florence Fortuné, en soulignant que #FreePeriods a su combiner actions numériques et physiques pour arriver à ses fins. "En signant des pétitions, en interpellant le gouvernement, en proposant des solutions. On ne peut pas se contenter des réseaux sociaux, il faut quelque chose de plus politique et de plus concret." Et de revenir sur le sujet tabou de l'éducation sexuelle : "C'est génial et d'une importance capitale [d'en faire la communication en ligne] mais désormais, ne faudrait-il pas passer à un stade où on propose au gouvernement de changer les manuels scolaires, par exemple ?".

Harcèlement et burn-out militant : les dérives s'amplifient aussi

Le 23 juin dernier, Anaïs Bourdet annonçait arrêter Paye Ta Shnek, un projet féministe qui luttait contre le harcèlement dans l'espace public, en recueillant puis en publiant des témoignages via un formulaire Tumblr. Dans son message d'adieu, elle citait comme raisons le harcèlement qu'elle subissait au quotidien à cause de son engagement et de son genre, mais aussi cet état oppressant qui a désormais un nom : le burn-out militant. "Je n'en peux plus", écrivait-elle sur Facebook, lasse. "Je n'y arrive plus. Je n'arrive plus à lire vos témoignages et à les digérer en plus des violences que je vis dès que je mets le pied dehors. La colère que j'ai accumulée en presque 7 ans me bouffe et me pousse à réagir quasi systématiquement, et la plupart du temps, ça ne fait qu'envenimer la situation".

Une charge mentale titanesque qui s'accroît au fur et à mesure que le public grandit. Car si on a salué le concept pour son importance, son autrice a aussi été sollicitée à outrance, comme beaucoup de militantes avant elle.

"Twitter et Instagram sont des réseaux sociaux sur lesquels on passe énormément de temps, on a besoin de de rebondir en permanence sur la moindre actu", appuie Florence Fortuné. Elle mentionne notamment la militante Rokhaya Diallo, à qui des internautes reprochaient de ne pas toujours réagir dès qu'il se passe quelque chose en lien avec l'afro-féminisme."Il y a des attentes qui sont mises sur les activistes parce qu'ils et elles seraient censé·es tout savoir sur tout, alors que ce n'est pas possible. On a besoin de couper, c'est épuisant."

L'activisme digital pourrait finalement se résumer en un mot : ampleur. Ampleur de portée, ampleur de mobilisation, mais aussi parfois ampleur des dégâts collatéraux. Une façon de militer à l'aube de ses possibilités qui, en mêlant engagement déterminé et force de frappe, sera le vecteur essentiel d'un changement nécessaire.