Elle tatoue des tétons aux survivantes du cancer du sein

Publié le Vendredi 11 Octobre 2019
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
La tatoueuse Alexia Cassar
La tatoueuse Alexia Cassar
Alexia Cassar aurait pu tatouer des licornes, des fleurs ou des étoiles : elle a choisi de tatouer des tétons. Son objectif ? Aider les survivantes du cancer du sein à se reconstruire et à faire la paix avec leur corps abîmé.
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C'est un drame qui a tout fait basculer. Lorsque sa plus jeune fille âgée de 10 mois est touchée par une leucémie, Alexia Cassar change de cap. Biologiste de formation, elle oeuvrait depuis plus de 15 ans dans le domaine de la recherche clinique en oncologie pour y développer de nouveaux traitements contre la maladie. Ce foutu crabe, elle ne le connaissait que trop bien. Mais soudain, elle a ressenti cette envie d'apporter une touche plus personnelle.

Tatouée de longue date et passionnée de dessin, Alexia décide alors de se tourner vers "cet art qui sublime les corps et permet de traverser la vie avec une 'nouvelle peau' après les épreuves", comme elle l'explique joliment. Mais elle ne veut pas être une artiste comme les autres. En lieu et place des classiques étoiles, citations inspirantes ou des roses, elle tatouera des tétons. Une évidence, comme le le prolongement naturel de son parcours engagé auprès des malades.

Déterminée, elle se lance dans un apprentissage auprès d'un maître tatoueur, puis se forme au tatouage médical. Le chemin est long, Alexia s'accroche. Elle s'informe sur les techniques de reconstruction auprès de chirurgiens plasticiens afin de mieux appréhender ce que vivent les patient·e·s et s'envole vers les Etats-Unis pour y suivre une formation spécifique au tatouage de tétons en 3D après mastectomie.

Plus de 4000 heures de spécialisation plus tard, la voilà prête à ouvrir son salon, malicieusement baptisé The Tétons Tattoo Shop, à Marly-la-Ville en 2017. Un petit cocon bienveillant installé au coeur de son jardin où elle redessine de l'intime, reconstruit le mental. A travers ses séances, Alexia Cassar espère mettre du baume sur les stigmates de la maladie. Mais aussi permettre à ses clientes et clients de faire enfin la paix avec ce miroir qu'elles et ils avaient rejeté. La tatoueuse, qui vient de remporter le prix de la Femme cheffe d'entreprise prometteuse aux Trophées Femme de l'économie Île-de-France 2019, nous raconte son métier, ses rencontres et ses engagements.

Terrafemina : Pourquoi avoir choisi de tatouer des tétons spécifiquement ?

Alexia Cassar : Le travail du tatoueur de Baltimore Vinnie Myers, spécialisé dans le tatouage après mastectomie de tétons réalistes en 3D, a été une révélation. Le cancer du sein est bien souvent considéré comme un cancer "commun" duquel on guérit la plupart du temps : or, il a des conséquences parfois lourdes sur le plan social, conjugal et émotionnel qui vont au-delà du "tout rose" que l'on voit parfois.

Ayant été au contact des patient·e·s atteint·e·s de cancer toute ma vie professionnelle, cela faisait sens pour moi de m'engager dans cette voie auprès d'eux. Il existe des milliers de tatoueur·se·s en France, certain·e·s étant extrêmement talentueux·ses, et il ne me paraissait pas opportun de venir "grossir" leur nombre avec une proposition artistique simple, sans véritable engagement. Les chirurgiens que j'avais contactés à l'époque de mon projet m'avaient confié que cette technique encore très confidentielle ouvrait un réel espoir pour leurs patient·e·s, souvent déçu·e·s après la reconstruction du mamelon et de l'aréole, dernière étape essentielle pour accepter le sein reconstruit.

Un résultat peu esthétique, semi-permanent et sans vraisemblance impacte réellement et lourdement l'image corporelle et donc le retour à l'estime de soi. Ils ont donc fait beaucoup pour me permettre d'acquérir les connaissances nécessaires à une pratique sûre et aboutie chez des femmes et hommes déjà abîmés par la maladie.

Quelle est votre relation à la maladie ?


A.C : En tant que biologiste, j'ai toujours été très impressionnée par la capacité du cancer à avoir en lui les mécanismes biologiques de défense, de croissance, de résistance, d'invasion et d'adaptation à son environnement, ce sont des phénomènes passionnants sur le plan de la recherche mais qui du coup échappent à notre conception de la maladie quand elle nous touche de plus près. J'ai ainsi pu personnellement comprendre les conséquences familiales, conjugales, professionnelles, sociales, financières et même sociétales de la maladie en étant "aidante". Et cela a changé ma vision de choses, en bien.

Le cancer n'est pas une fin en soi, c'est aussi un événement qui nous permet de trouver de nouvelles ressources en nous pour continuer à avancer. C'est ce que je veux transmettre aux personnes qui viennent me voir pour se reconstruire, physiquement avec le tatouage et moralement aussi, avec l'écoute et l'empathie. Et je défends âprement aujourd'hui pour les ex-malades ce droit à se reconstruire dans la dignité et la compétence face au tsunami de "vocations" que la médiatisation de mon projet a créé, tant aujourd'hui on voit fleurir partout des offres de "tatouage de tétons" proposées par des personnes n'ayant pas conscience de cette fragilité et de la technicité requise par ce geste qui n'a rien d'intuitif et doit être patiemment appris avant que d'être mis en oeuvre en autodidacte.

Comment avez-vous lancé votre salon ?

A.C : J'ai commencé à tatouer des tétons en janvier 2017, j'ai d'abord exercé dans une maison médicale, mais rapidement j'ai compris qu'un lieu dédié, hors parcours médical, ne ressemblant ni à un salon de tatouage traditionnel, ni à un cabinet d'esthétique devait être créé. J'ai donc travaillé à ce projet avec une société spécialisée dans les espaces de travail modulaires et le projet a pris forme. Il a été financé en partie par un appel aux dons, la campagne de crowdfunding menée entre mars et mai 2017 ayant permis de collecter plus de 33 000 euros de dons pour en financer une partie, les banques ayant refusé de suivre mon projet... The Tétons Tattoo Shop a donc ouvert ses portes à Marly-la-Ville en septembre 2017. J'ai ouvert en mars 2019 un deuxième salon sur Nice où je suis pendant les vacances scolaires.

The Tétons Tattoo Shop
The Tétons Tattoo Shop

Vous précisez que votre salon est un lieu dédié "à la restauration de l'estime de soi et de l'image corporelle après un cancer du sein".

A.C : Le retour à l'estime de soi à travers une certaine image de la féminité est essentiel après ce genre d'épreuve. Au-delà d'une simple "cerise sur le gâteau", c'est un véritable point final à la maladie que viennent chercher les personnes qui poussent la porte de The Tétons Tattoo Shop. Elles viennent chercher une écoute, une empathie, un accueil unique, non médical et hors du monde du tatouage professionnel ou de l'esthétique.

Mon parcours scientifique et mon expérience personnelle du cancer les rassurent aussi, tout comme l'aval de leurs chirurgiens qui leur recommandent souvent de venir finaliser leur travail de reconstruction auprès de moi. C'est un cercle vertueux de partage de compétences et d'accompagnement, tout le monde y trouve satisfaction, car la finalité est le réalisme et l'esthétique du geste, dans le respect du travail du chirurgien et de l'histoire de la personne, pour une réappropriation du sein reconstruit qui permet son acceptation et de passer à autre chose.

 

Dans quel état d'esprit sont les femmes que vous accueillez ?

A.C : Certaines sont brisées par la maladie, désocialisées, seules après les épreuves, et cherchent à reprendre le contrôle sur leurs vies. D'autres donnent le change, travaillent, sont ne couple, mais restent marquées par ce "manque". Reprendre confiance en soi après autant de difficultés n'a pas de prix.

On peut penser que ce geste est futile, mais il est essentiel. Ce n'est pas qu'un détail. C'est la dernière étape et elle est cruciale. Une femme seule devant son miroir le matin avec son sein incomplet ou qui ne lui plaît pas ne peut pas se sentir pleinement reconstruite. Une fois le tatouage réalisé, elles peuvent enfin détourner leur attention de cette zone et prendre soin de tout ce qu'il y a autour.

 

Quelles relations établissez-vous avec vos clientes ?

A.C : La première séance dure 3 heures et fait une large place à la discussion et à l'échange mais aussi à l'information, sur les indications et contre-indications à ce geste mais aussi sur les bénéfices et risques associés. Ce geste, s'il est maîtrisé, est rapide, peu douloureux et sans conséquences néfastes. Mais s'il est mal exécuté, il peut conduire à des lésions cutanées irréversibles et inesthétiques.

Je reprends tous les jours des tatouages semi-permanents médicaux ou esthétiques qui ont viré, se sont effacés ou ont laissé des scarifications et des tissus cicatriciels très invalidants. Les peaux opérées et irradiées sont fragiles et ne cicatrisent pas de manière prévisible. La connaissance fine de la couleur est essentielle pour éviter une dissymétrie. Une deuxième séance à 3 mois peut être nécessaire si les tissus étaient très abîmés mais n'est pas systématique. Seul leur regard sur elle compte et fait foi ! Je donne un avis technique et on se revoit si c'est nécessaire et possible.

On établit le plus souvent une relation de confiance mutuelle, et certaines d'entre elles sont restées très spéciales à mon coeur, comme des amies très proches avec qui on développe des projets. La plupart de mes clientes continue à suivre et commenter mes publications sur mes pages, elles me donnent des nouvelles de temps en temps, je suis fière de les avoir rendues à la vie et les voir épanouies me satisfait au plus haut point. Nos vies sont liées pour toujours, et les voir retomber amoureuses, retrouver du travail, changer de coiffure et de look, après seulement c'est merveilleux !

Tatouage de tétons post-cancer du sein par Alexia Cassar
Tatouage de tétons post-cancer du sein par Alexia Cassar

Que pensez-vous leur apporter ?

A.C: Après des mois voire des années de souffrance liées à une annonce de la maladie, de ses traitements et de ses conséquences diverses, les femmes et hommes qui ont eu un cancer du sein se voient "réparées" physiquement par les chirurgies successives, mais il reste une part d'elles et eux qui souffre des stigmates de ce cancer qui frappe leur intimité.

Avec ce geste de tatouage hors du milieu médical, on prend le temps de renouer avec cette intimité dans un cadre dédié. L'impact immédiat se fait lors de la vision devant le miroir. Elles sont instantanément captivées et conquises par leur nouveau téton (ou les deux) et sont très émues de ce retour. Les voir se regarder à nouveau avec bienveillance et se trouver belles est une première victoire.

Ensuite, elles ont un travail à faire sur ce nouveau regard sur soi mais aussi sur le soin à apporter à ce sein qu'elles doivent réapprivoiser. Et ensuite s'ouvrir à la vie et laisser le reste derrière elles. Et en général, cela va assez vite !

Certaines demandes de motifs vous ont-elles étonnée ?

A.C. : Je tatoue à plus de 95% des tétons, mais quand je réalise des tatouages décoratifs, ce sont les fleurs qui sont plébiscitées. C'est le style qui me convient le mieux, par choix et appétence pour la symbolique de la floraison de la beauté après la maladie mais aussi pour le pouvoir de décoration des fleurs et branches de fleurs autour des cicatrices.

Mon projet le plus étonnant reste à ce jour la demande d'une jeune femme de lui tatouer à la place de son téton disparu un téton de couleur verte... J'ai mis presque un an à accepter sa demande, consciente du risque de regret, mais elle l'a adoré et semble-t-il adopté !

Il y a-t-il des clientes qui vous ont particulièrement marquée ?

A.C. : Beaucoup d'entre elles me laissent un souvenir heureux et ému, chacune vient avec son histoire et sa souffrance et on travaille à la rendre plus légère. Certaines sont ancrées en moi comme je suis encrée dans leur peaux. Elles ne le savent pas mais ce geste n'est anodin ni pour elles ni pour moi. Parfois, je suis profondément bouleversée et ne dois pas le montrer.


Quand j'enlève mon tablier le soir, j'y repense bien souvent... On ne fait pas ce métier par hasard, il faut beaucoup de stabilité et de morale personnelle pour faire chaque jour ce chemin avec elles. Et je ferai de mon mieux pour les protéger en sécurisant au maximum ce parcours de l'après. Les mutuelles sont les premières à l'avoir compris et financent une partie de ce coût à leur charge, mais j'essaie de mettre en place des études cliniques pour démontrer le bien-fondé de ce geste quand il est professionnalisé et permettre sa reconnaissance et prise en charge dans le futur. Une fois ce parcours sécurisé, je pourrai transmettre ce savoir et cet amour de ce métier à d'autres passionnés triés sur le volet prêts à s'engager à mes côtés, pour étendre l'accès à ce geste reconstructeur de l'estime de soi.