Mon féminisme a bouleversé mon rapport à la culture (et c'est une bonne chose)

Publié le Lundi 09 Novembre 2020
Culture féministe
Culture féministe
Le féminisme, croire et vouloir l'égalité entre les femmes et les hommes, n'est pas simplement une doctrine. C'est également une façon d'appréhender le monde qui nous entoure, élargir ses horizons et aller au-delà des modèles patriarcaux paresseux que l'on nous ressert paresseusement à longueur d'oeuvres.
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Tou·te·s les féministes le savent : une fois qu'on a enfilé les lunettes du féminisme, il n'est plus possible de les retirer, on voit tout à travers leur prisme. C'est effectivement quelque chose que je ressens au quotidien : plus je suis sensibilisée aux questions de genre, plus cela altère mon rapport au monde. Ma manière d'appréhender les interactions sociales, la vie professionnelle, l'actualité ou encore l'espace public a été profondément et durablement bouleversée. Et il faut le dire, mes lunettes féministes ont aussi beaucoup compliqué mon rapport à la culture.

Regarder un film ou une série, assister à une pièce de théâtre, ou même écouter de la musique peut se révéler une expérience délicate, pour ne pas dire pénible, source d'agacement, de désolation, voire de colère. Prenons l'exemple des spectacles. En ces temps de virus et de confinement, les sorties au théâtre semblent être un lointain souvenir, mais à l'époque où aller voir une pièce était encore faisable, trouver une pièce qui me tente était presque mission impossible pour moi. Il n'y a qu'à lire les résumés en diagonale pour comprendre : je ne compte plus les comédies basées essentiellement sur des ressorts sexistes. En gros les hommes sont des gros lourds qui trompent leurs femmes, et les femmes sont des cruches invivables.

Parfois le titre de la pièce suffit à lui tout seul à me rebuter (je me retiendrais de les citer pour ne pas leur faire de pub, mais faites un tour sur les sites de ventes de billet, c'est édifiant). Personnellement je n'ai aucune envie de m'imposer ça, et ça élimine déjà une bonne partie de l'offre.

Dans le même genre, les années passant, j'ai eu de plus en plus de mal à fréquenter les scènes ouvertes, où d'apprenti.e.s humoristes viennent tester leurs sketchs. Je les affectionnais pourtant il y a quelques années, mais le manque de femmes dans le milieu, et les sketchs qui commencent par "eh les mecs, on est d'accord que les meufs elles sont quand même..." ont fini par me filer des boutons. Quand je regarde un spectacle d'humour, je suis sur mes gardes, prête à bondir à la première remarque sexiste. Ce n'est pas exactement l'état dans lequel c'est censé nous mettre...

Les films que je n'ai plus envie de voir

Je n'ai qu'à regarder des films, me direz-vous ! Aïe aïe aïe, là aussi l'affaire se corse. Pour vous faire comprendre mes difficultés, voici une petite typologie des films que je n'ai pas envie de voir : les films où il n'y a que des hommes (la figurante qui traverse la rue, ça ne compte pas), les films qui ne passent pas le test Bechdel, les films dont l'affiche montre un corps de femme découpé (ses seins, ses fesses, ou ses jambes) sans que l'on voit sa tête, etc. La liste est longue.

Les dialogues, réflexions ou arcs narratifs sexistes me donnent envie d'éteindre l'ordinateur ou la télé. Et croyez-moi, ils sont nombreux. Autant dire que les comédies romantiques ne sont plus vraiment ma tasse de thé. Quand je regarde un film, je ne peux plus non plus m'empêcher de remarquer les innombrables scènes où un personnage féminin est nu alors que ça n'apporte rien au scénario. Sans parler des scènes de sexe, qui dans 99% du temps sont hétéronormées et phallocentrées, et qui donnent une image complètement faussée du plaisir féminin : elles m'exaspèrent.

"Portrait de la jeune fille en feu" de Céline Sciamma
"Portrait de la jeune fille en feu" de Céline Sciamma

Je suis également très attentive, désormais, au manque de diversité dans les fictions, et extrêmement sensible à la grossophobie ordinaire qui y sévit. Les choix de casting m'horripilent aussi, par exemple quand on utilise des acteurs valides pour jouer des personnages handicapés, ou encore des personnes cis pour camper les (rares) rôles de personnes trans.

Certaines scènes me sont aussi devenues très pénibles : évidemment les scènes de viol, mais aussi toutes les scènes d'humiliation, de violence physique ou verbale envers les femmes. Je le ressens profondément dans ma chair, c'est comme si c'était moi et toutes les femmes de mon entourage qui étaient attaquées.

Je m'arrête ici mais vous comprenez maintenant que je m'arrache les cheveux devant la plupart des films. Il y a aussi le domaine de la musique, où mes convictions m'ont obligée à faire un large tri, pour m'épargner les paroles de chansons misogynes (ou qui sont carrément des appels au viol), et les clips ultra-sexistes. Enfin, sachez que je ne suis évidemment pas dans la team "il faut séparer l'oeuvre de l'artiste" et que donc oui, les agissements d'un.e aut.eur.rice comptent pour moi et peuvent me faire cesser définitivement de "consommer" son oeuvre.

Observer et questionner le monde

L'expérience de la culture m'est donc devenue difficile, elle se heurte sans cesse à mon militantisme. Et pour être honnête, oui, parfois, mon féminisme me gâche un peu le plaisir (et celui des personnes qui m'entourent). Mais je ne suis pas la seule - loin de là - à questionner les oeuvres culturelles, à les regarder avec une grille de lecture féministe. C'est par exemple ce que s'est attelée à faire Mirion Malle dans son blog puis dans son livre "Commando Culotte", ou encore Thomas Messias dans son podcast "Mansplaining". Et vous savez quoi ? C'est nous qui avons raison ! Mon féminisme m'a peut-être fait fermer la porte à certaines oeuvres, mais il m'a aussi ouvert un boulevard vers tout un nouveau pan de culture, d'une richesse infinie.

Être féministe c'est réfléchir, observer et questionner le monde, déconstruire ses habitudes. J'essaye de le faire chaque jour de ma vie, et je le fais à l'aide d'une tonnes de livres, de documentaires, d'essais, de podcasts, d'articles, de vidéos, etc. - que je recense d'ailleurs dans mon compte Instagram, La fémiliste. J'ai découvert des chercheur·euse·s, des philosophes, des essayistes remarquables, qui se questionnent sur le genre, la sexualité, le patriarcat, et grâce à elles et eux, le monde me paraît beaucoup plus lisible. Leurs oeuvres passionnantes me rendent terriblement fière d'appartenir au féminisme, et, en plus de m'instruire, elles m'apportent mille fois plus de joie que ne l'aurait fait une énième romcom à la noix. Et pour ce qui est de la fiction - car je vous rassure, on n'est pas non plus cantonné·e aux documentaires et aux travaux de recherche quand on devient féministe -, mes convictions m'ont certes obligée à être plus exigeante, mais aussi plus curieuse et plus ambitieuse. À découvrir des oeuvres de plus grande qualité : filmées différemment, elles racontent d'autres histoires, présentent d'autres points de vue, utilisent d'autres arcs narratifs, offrent à voir d'autres corps, d'autres émotions.

Si ce que je raconte ne vous parle pas, je vous invite - et vous incite - à vous intéresser au travail d'Iris Brey sur le "female gaze"". Elle y a consacré un livre passionnant. Être féministe n'est pas facile, c'est un parcours qui demande du travail, qui peut être source de gêne, de tristesse, qui empêche d'avoir recours à la facilité. Parce que oui, c'est plus facile de regarder un film sans se poser de questions, de ne pas s'indigner quand quelqu'un fait une blague sexiste dans l'open space, de ne pas questionner sa façon de parler, de s'habiller.

C'est plus facile de ne pas avoir à remettre en question sa sexualité, bref de garder les yeux fermés face à la violence du patriarcat. Plus facile et moins douloureux. Mais je ne reviendrais en arrière pour rien au monde. D'une part, mon expérience personnelle me montre que la colère féministe est loin d'être stérile : je regarde peut-être moins de films, mais je les regarde mieux. D'autre part, nos choix ont - lentement mais sûrement - un impact.

En regardant certains films et pas d'autres, en plébiscitant des pièces de théâtre intelligentes, en achetant des livres écrits par des autrices par exemple, ou qui traitent de thématiques plus inclusives, bref, en mettant notre argent (puisque c'est de ça qu'il s'agit) aux bons endroits, nous envoyons un message aux maisons d'éditions, aux product·eur·rice·s ou aux studios de musique. Nous leur disons : "Voilà les oeuvres que nous voulons désormais". Et petit à petit - oserais-je le dire ? - nous changeons le monde.

Par Claire Sarfati.