La colère des femmes est un pouvoir (et voici pourquoi)

Publié le Jeudi 05 Décembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Angela Bassett dans le film "Waiting to Exhale"
Angela Bassett dans le film "Waiting to Exhale"
Si vous ne devez lire qu'un livre ce mois-ci, jetez-vous illico sur "Le pouvoir de la colère des femmes" de la féministe Soraya Chemaly. Une ode pleine de passion aux émotions "négatives" de toutes celles qui en ont marre de se taire.
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Difficile d'oublier ce moment médiatique. En 2007, Ségolène Royal fait face à Nicolas Sarkozy lors d'un débat télévisé. Très vite, les esprits s'échauffent, l'indignation se ressent, elle transperce l'air. L'ex-Président suggère à sa rivale de conserver son calme et ses nerfs. Fracassante répartie de Ségolène Royal : "Je ne m'énerve pas, je me révolte, car j'ai gardé ma capacité de révolte intacte". Ce moment de télévision en dit long sur certaines émotions féminines, considérées comme négatives, illégitimes, exagérées, contraire à la raison et aux bienséances. Or, ce n'est pas de l'énervement qui s'exprime ici et déstabilise quelque peu l'autorité mâle. Non, c'est de la colère. Et la colère, justement, est cette "capacité de révolte".

Si vous en doutiez, un livre stimulant au possible rend compte de ce que la colère (étouffée) fait subir aux femmes (physiquement, psychologiquement), mais aussi de tout ce qu'elle leur offre quand, enfin, elle se libère. Avec Le pouvoir de la colère des femmes, l'autrice américaine Soraya Chemaly livre un important opus sur la révolution féministe. Rageuses, hystériques, menteuses, folles, les femmes en colère, chassées comme des sorcières, ne sont rien de tout cela. Leurs émotions qui grondent et éclatent sont avant tout "le signe d'un élan vital, le catalyseur du changement".

Oui, il faut s'intéresser à la colère des femmes, car elle a ses raisons. La preuve en quatre réflexions aussi édifiantes qu'inspirantes.

Refouler la colère fait du mal aux femmes

Taire sa colère fait du mal au corps des femmes.
Taire sa colère fait du mal au corps des femmes.

La prose de Soraya Chemaly est bonne conseillère. C'est à ses "soeurs" que s'adresse l'essayiste : toutes celles qui ont déjà fait l'objet de petites contrariétés du quotidien, de sexisme ordinaire, de remarques déplacées, mais aussi d'insultes misogynes, de harcèlement ou d'agressions sexuelles. Autant de motifs d'indignation, d'angoisse, de souffrance et de rage. Dans ces situations, trop souvent la colère est tue.

Or, ce mutisme fait beaucoup de mal au corps des femmes. Quand elle est refoulée, la colère suscite l'anxiété et le stress. L'inaptitude à "formuler la colère", écrit l'autrice, est également un facteur reconnu de dépression. Pour Soraya Chemaly encore, c'est cette colère ravalée qui explique, entre autres choses, que les jeunes filles ont beaucoup plus de risques de souffrir de troubles anxieux que leurs compères.

Si l'on a bien volontiers "pathologisé" les émotions négatives lorsqu'elles émanent des femmes, il aurait plutôt fallu se pencher sur les conséquences insidieuses de leur (auto)censure. Comme la détresse affective par exemple, mais aussi la fatigue chronique. Taire sa colère, c'est aussi se confronter à de grands risques de maladies invalidantes. Effectivement, explique l'écrivaine, "on a démontré que le seul fait de se remémorer une colère entraînait une chute de la production d'anticorps, notre première défense contre la maladie".

Les émotions "négatives" ne sont donc pas sans effets sur le système immunitaire. Une société patriarcale qui ignore ou méprise l'expression de la colère féminine normalise les douleurs qu'elle provoque.

La colère stigmatise (toujours)

Vous vous en doutez, Soraya Chemaly ne se contente pas de parler du corps des femmes. Elle passe également au scalpel les préjugés dont on les affuble. L'idéal pour le rappeler : la colère stigmatise les femmes.

Cela n'épargne pas les femmes noires, par exemple. Déjà minées par toutes sortes de discriminations, celles-ci se voient entichées du cliché raciste de "la rageuse noire". On dit d'elles qu'elles "cherchent la bagarre", le désordre, la réprobation. Leur colère les confronte à l'aversion des mecs (qui les jugent hostiles, irritables, inélégantes) mais aussi à une violence "institutionnelle" chargée de réprimer leur indignation de citoyennes "récalcitrantes". Cette colère n'est pas acceptable, elle est belliqueuse et provocante. L'ironie, c'est que seule la colère peut briser cette construction sociale bien réac'. Oui, car elle est "un moyen de se défendre très précieux, indispensable". La colère est une arme.

Dans le cas inverse – et c'est tout aussi grave – les femmes asiatiques sont quant à elles censées être sages comme des images, douces, pour ne pas dire "dociles". Un énième fantasme raciste s'il en est. L'écrivaine et militante des droits des femmes Regina Yau n'hésite d'ailleurs pas à le tacler. "Enfant, j'avais mon caractère, et on me faisait bien comprendre que c'était un gros défaut. On me serinait qu'il n'était pas légitime de se mettre en colère, que je n'en avais pas le droit, quelle que soit la raison. Alors j'ai appris toute seule à la canaliser dans le militantisme féministe, qui me donnait la possibilité de m'émanciper", détaille-t-elle à l'autrice. Très inspirant.

Se pencher sur les raisons de la colère, c'est comprendre que toutes les femmes sont stigmatisées : chacune est victime du "gaslighting". Vous savez, cette pratique consistant à faire passer pour confuse ou folle son interlocutrice afin de dénaturer ses propos. Une stratégie abondamment employée lorsque ladite interlocutrice "s'emporte" en public. L'idéal pour nier une quantité considérable de réalités – du harcèlement de rue aux accusations de viol. Ainsi, lorsque l'actrice Rose McGowan s'est exprimée au sujet du producteur Harvey Weinstein, le magazine Vanity Fair s'est contenté de voir en elle "une voix de la fureur chauffée à blanc".

Difficile de le nier, la colère fait peur aux puissants.

C'est la colère des femmes qui renversera Trump

L'indignation des manifestantes de "Black Lives Matter"
L'indignation des manifestantes de "Black Lives Matter"

C'est d'ailleurs vers le pouvoir qu'elle nous conduit. Soraya Chemaly se réjouit de voir la colère des femmes portée sur Donald Trump. Selon les résultats d'un sondage qu'elle évoque (portant sur près de 30 000 citoyen·nes américain·es), "la contestation contre Trump serait à 86 % féminine". Partout dans le pays, l'essayiste voit des avocates spécialisées s'indigner de sa politique de lutte contre l'immigration, des militantes écologistes fustiger son aberrant climato-scepticisme, des mères au foyer protester contre l'abrogation de "l'Obamacare".

En évoquant aussi bien la Women's March de janvier 2017 que la création du mouvement Black Lives Matter (initié par trois femmes : Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi), Chemaly esquisse en cette colère activiste la Némésis du milliardaire misogyne. Et bien oui : elle est antisexiste, antiraciste, anticapitaliste. Un adversaire de taille pour l'ancienne vedette de télé-réalité.

Si la colère des femmes perturbe autant les machos men comme Donald Trump, c'est aussi parce qu'à l'inverse de ses satanées "fake news", elle transpire l'authenticité. La colère ne ment pas. C'est cette honnêteté (pas très politicienne) que l'écrivaine porte aux nues, avec l'éloquence d'une Alexandria Ocasio-Cortez : "La colère est une affirmation des droits et de la valeur de la personne qui l'éprouve. Elle est communication, égalité et connaissance. La colère est liberté, indépendance, extraversion et revendication de soi-même. Elle est justice, passion, lucidité et motivation. Qu'on le veuille ou non, dans la colère, il y a toujours un fond de vérité".

La colère libère

La colère militante d'Alexandria Ocasio-Cortez.
La colère militante d'Alexandria Ocasio-Cortez.

Une vérité qui dérange, bien sûr. Et que l'autrice ne perçoit jamais comme une fin en soi mais comme un moyen. Bien employée, elle permet de surmonter les obstacles. Pour la militante, cette rage, c'est le mouvement #MeToo, qui condense en une multiplicité de voix "la plus féminine des vertus : compassionnelle et farouche, sagace et surpuissante". Qui dit colère dit forcément libération de la parole, puisque la colère est en soi une libération, pour toutes celles qui trop longtemps se sont senties muselées.

Ici, on ne parle pas d'emportement aveugle, mais d'idéal : la colère des femmes comme engagement et espoir, à l'heure où bien des utopies se meurent. Tout comme les performances des artistes avant-gardistes, notre hôte voit en ces émotions négatives "un acte d'imagination radicale", qui nous invite à penser un avenir plus égalitaire et forcément sororal.

La beauté d'un livre comme celui de Soraya Chemaly est d'envisager la colère comme une émotion flottante, à l'image des foules de manifestantes qui, à travers le monde, luttent contre les violences sexistes et sexuelles, dénoncent les inégalités salariales, les féminicides, l'inaction gouvernementale. La colère n'est jamais "achevée", mais "in progress", en évolution constante. Elle se poursuit, retentit et se refile comme un slogan que l'on entonne.

Et c'est parce qu'elles partagent bien des "raisons" que les femmes sont capables de la transcender en un flux collectif. Oui, la colère est contagieuse, et c'est tant mieux : elle est l'essence-même du féminisme.

Le pouvoir de la colère des femmes, par Soraya Chemaly
Editions Albin Michel, 360 p.