Aubrey Gordon, l'une des voix les plus puissantes contre la "haine anti-gros"

Publié le Mercredi 27 Janvier 2021
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Longtemps, la militante anti-grossophobie Aubrey Gordon s'est cachée sous cette illustration Twitter et un pseudo : Your Fat Friend.
Longtemps, la militante anti-grossophobie Aubrey Gordon s'est cachée sous cette illustration Twitter et un pseudo : Your Fat Friend.
Avec son site Your Fat Friend et ses publications régulières, Aubrey Gordon est l'une des voix anti-grossophobie les plus influentes des Etats-Unis. Longtemps restée anonyme, elle n'a que récemment dévoilé son véritable nom. Et rappelé la force de son engagement.
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Autrice, femme grosse, blanche et queer. C'est ainsi que se présente Aubrey Gordon sur ses réseaux sociaux. Qui ça ? Aubrey Gordon, plus connue sous le pseudonyme de Your Fat Friend : ton amie grosse. Après plus de cinq ans d'écritures anonymes répertoriées sur son site éponyme, la blogueuse a décidé de poursuivre sa lutte à visage découvert. Son combat, c'est celui de l'anti-grossophobie : la mobilisation face aux discriminations et violences que subissent les personnes grosses. De la part des médias, des médecins, des gens en général.

Et cette lutte, elle la mène sur plusieurs fronts. Du côté du magazine en ligne Self, où ses tribunes n'en finissent pas de déboulonner des préjugés. Dans les librairies également, puisque l'écrivaine a sorti il y a quelques mois de cela son premier livre : Ce que ne nous disons pas quand nous parlons des gros, aux éditions Beacon Press. Et bien sûr, sur les plateformes, où l'oratrice est abondamment saluée. Plus de 160 000 lectrices et lecteurs sur Instagram. Près de 63 000 sur Twitter. Et un podcast, Maintenance Phase, tout aussi suivi...

Bref, la communauté de l'autrice américaine est vaste et fidèle, et fait de chacune de ses prises de parole médiatiques un instant d'éloquence important pour ceux et celles qui fustigent une "haine anti-gros" trop banalisée au sein de notre société. Aubrey Gordon n'en démord pas, et mieux encore : elle persiste et signe. De son vrai nom.

Une quête de soi difficile

La "haine anti-gros" est une expression qui lui est chère. Pour Aubrey Gordon, la "grossophobie" est un qualificatif à fuir : elle ne fait que banaliser les "phobies", galvaude ce qui a trait à la santé mentale et aux anxiétés diverses. Ce qu'elle observe n'a rien d'une "peur des gros" mais tout d'une mentalité "anti-gros", dit-elle à Teen Vogue. Mentalité qui, à l'écouter, peut très bien se limiter à quelques réflexions apparemment anodines comme "Oh, tu as perdu du poids ?" ou "Avez-vous testé ce régime ?". Des propos qui peuvent blesser. Les billets de Your Fat Friend passent justement cela au crible : cette normalisation de réactions qui n'ont l'air de rien, mais font tout.

Mais pas de culpabilisation dans ses mots. Sa prise de conscience elle aussi fut laborieuse. Elle le raconte l'espace d'un billet.

"La relation que j'ai avec mon propre corps a longtemps été influencée par le regard des autres. Il y a bien des expériences que j'ai pu vivre et banaliser, les acceptant passivement comme une conséquence naturelle du fait d'oser vivre dans un corps si inexcusablement gras", avoue-t-elle aujourd'hui. Des années durant, Aubrey Gordon a subi des remarques au sein des cercles associatifs et militants auxquels elle dédiait son temps.

Avant de réagir, en publiant ses premiers posts sous le noms de "Ton amie grosse". Elle raconte : "Décider de publier était déjà une lutte. En une semaine, 40 000 personnes avaient lu mon premier post. Alors j'ai continué à écrire". Ecrire, pour relater des expériences vécues dans les transports, au supermarché, durant son adolescence. "Au fur et à mesure que j'écrivais, ma perception de la vie que j'avais vécue a commencé à changer", se souvient-elle. Depuis 2016, ce point de vue-là se retrouve sur des sites militants comme Everyday Feminism.

Le succès aidant, la blogueuse, qui par le passé s'était notamment battue pour faire respecter les droits des personnes transgenres, a donc fait de l'écriture son métier. Et des remarques anti-gros sa Némésis.

Une plume sans concessions

Les titres de ses publications parlent d'elles-mêmes. "Pourquoi il est temps de ne plus dire 'Tu n'es pas grosse, tu es belle !'", "Laissez les enfants gros tranquille", "S'il vous plaît, ne dites pas des gros qu'ils sont 'courageux' juste parce qu'ils existent", "Pourquoi ce que vous appelez 'grossophobie intériorisée' pourrait bien être une domination intériorisée", "Oui, vos amis gros vous voient parler de prise de poids durant la pandémie"... Tout en soutenant la cause et la parole des principaux concernés, la confidente éveille les consciences des potentiels alliés.

Elle en appelle dans ses posts à une remise en question de nos attitudes, de notre langage, et plus globalement d'un point de vue façonné par les représentations médiatiques et culturelles - sphères où il fait rarement bon être gros. Une introspection ambitieuse, que sa prose accessible, acerbe et pop facilite grandement. L'usage constant de la première personne nous immerge dans un vécu authentique, sur lequel trop peu de regards s'attardent. Quitte à déplaire.

Si elle est soutenue par le prestigieux Washington Post, qui salue sa sortie de l'anonymat, la blogueuse déplore les raids réguliers des armées de trolls grossophobes auxquels elle se confronte à mesure que sa voix retentit dans le pays. "Des années durant, certains ont cherché à détruire l'estime que je m'accorde. Il y a eu des menaces d'agression physique, d'agression sexuelle, voire, de meurtre", s'attriste-t-elle du côté de Self.

Face à cette violence, l'autrice réagit en redoublant de militance. Il est normal que sa plume dérange. Comme l'énonce l'éditeur Penguin Random House, ses réflexions s'attardent autant sur le harcèlement dont font l'objet les enfants gros que sur les statistiques d'agressions sexuelles et de suicides relatives aux personnes grosses. Non, l'écrivaine ne cherche pas le glamour. A du mal avec la réappropriation du concept de "body positive". Et préfère celui de "justice sociale".

Une parole et un pouvoir

Les mots comptent. Ils peuvent être une arme pour se défendre. "Quand on est grosse, le simple fait de marcher dans la rue provoque la rage des parfaits inconnus", assure l'autrice au journal Litterary Hub, chez qui elle évoque également "l'agressive grossophobie" qui se répand volontiers dans la rue, les magasins, les publicités.

Podcasts, blog et livre illustrent volontiers cette expérience individuelle mais surtout collective, qui donne parfois à l'écrivaine l'impression que son corps est "comme une gouffre" qui la sépare des autres. Mais le fatalisme n'est pas son genre. L'espace d'un récent billet, cette "amie grosse" si chère aux yeux des internautes s'étendait encore sur les profils inspirants de Lizzo, Aidy Bryant, Queen Latifah et Beth Ditto et notamment sur "leur pouvoir".

Empouvoirante, sa voix l'est tout autant. Elle est aussi sororale : sur son site, la militante relaie à l'occasion d'une vaste bibliographie l'abondance de voix expertes ayant exploré le champ de la grossophobie : autrices, journalistes, humoristes, romancières... De quoi occuper nos prochains couvre-feux.