Pourquoi Sally Rooney est le nouveau phénomène d'une génération

Publié le Mardi 28 Avril 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Sally Rooney : à la rencontre d'un phénomène culturel.
Sally Rooney : à la rencontre d'un phénomène culturel.
Alors que la série "Normal People" (adaptée de son second roman) a débarqué ce 26 avril sur la BBC, la jeune et brillante Sally Rooney ne cesse de fasciner critiques et lectorat. Beaucoup voient carrément en l'autrice irlandaise l'une des voix majeures de sa génération. Décryptage.
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Icône des millennials, phénomène littéraire, auteure la plus en vue du moment... Les superlatifs ne manquent pas quand il s'agit d'évoquer Sally Rooney. Avec seulement deux romans à son actif (Conversations entre amis et Normal People) cette autrice irlandaise de 29 ans peut se targuer d'avoir déjà su convaincre une grande partie de la scène critique internationale et du public, qui voit en elle une valeur sûre de la littérature. Mais par-delà les revues et lectorats convaincus, c'est une plus large audience qui goûte aujourd'hui à son style incisif.

Et pour cause, la série télévisée Normal People, adaptation de son opus éponyme, vient tout juste de débarquer sur la BBC (et sur la plateforme de streaming Hulu). Sally Rooney en est la scénariste. Et là encore, les compliments l'emportent : alors que spectatrices et spectateurs louent sur les réseaux la"perfection" d'écriture, le Guardian érige ce show en "triomphe sur petit écran". Mais comment expliquer que l'écrivaine irlandaise suscite autant l'adhésion ? Pour le comprendre, il faudrait s'appesantir sur ses études de moeurs pointilleuses, son regard critique, son style qui séduit autant qu'il désarçonne. C'est pour cela, et bien plus encore, que Sally Rooney est parvenue à captiver sa génération.

Un parcours fulgurant

A cette génération, celle des millennials (des jeunes nés entre la fin des années 80 et le milieu des années 90), on ne cesse d'ailleurs de la renvoyer. L'autrice serait carrément "la JD Salinger de l'ère Snapchat". Une punchline aisée qui ne dit pas grand-chose du succès de Normal People - le livre, puis la série. Bien sûr, c'est cette même fulgurance qui semble imprégner la courte mais remarquable carrière de Sally Rooney. Voyez plutôt : son premier roman, Conversations entre amis, publié il y a trois ans de cela, fut un franc succès multi-traduit. Et elle l'a écrit en trois mois tout juste, à sa sortie du Trinity College de Dublin, après ses études de littérature américaine.

Au gré de sa première jeunesse pas si lointaine, cette native de Castlebar (qui n'a jamais quitté la capitale irlandaise depuis) s'est aussi bien sensibilisée à l'art qu'aux sciences politiques. A l'image de ce cursus, son approche du roman est aussi bien sentimentale qu'intellectuelle, entre étude de caractères et sociologie, analyse et écriture ciselée. Toujours, il est question de dilemmes amoureux. Conversations entre amis nous immerge ainsi dans l'esprit de Frances, jeune femme dublinoise qui, sans quitter des yeux Bobbi (sa meilleure amie, et ancienne amante), va s'éprendre de l'ambiguë Nick, comédien à l'attitude déroutante façon "je t'aime, moi non plus".

 

Tout aussi déroutante est la relation entre les étudiants Marianne et Connell, les protagonistes de Normal People, best-seller qui vient ravir la critique en 2018. Une love story pas comme les autres qui s'étend des années lycée aux couloirs de la fac. "Un futur classique", prédit le Guardian dès son arrivée en librairies, superbe évocation "de ce que cela fait d'être jeune et amoureux" s'il en est. Autre phénomène donc, désormais personnifié par le duo d'acteurs Daisy Edgar-Jones et Paul Mescal (âgés d'une petite vingtaine d'années). Des rangs de l'université aux écrans de la BBC, l'ascension de Rooney s'est faite en moins de temps qu'une main ne compte de doigts.

D'Eric Rohmer au female gaze

Mais par-delà la dithyrambe, quelque chose de plus troublant et complexe traverse les romans de Sally Rooney. Son style, déjà. Précis, d'une déconcertante froideur, faussement désincarné, il nous rappelle l'écriture cynique de Bret Easton Ellis - celui de Moins que Zéro, autre oeuvre générationnelle s'il en est. Tous ces dialogues aussi, qui, énoncés par de jeunes gens cultivés, se prolongent jusqu'au vertige. On se croirait presque dans un film d'Eric Rohmer. La rhétorique brasse bien des thématiques chères à l'autrice : lutte des classes et apolitisme, sexualités et complexes relationnels, culture et privilèges. Des dialogues "dans l'air du temps", dira-t-on. Chez Rooney, les mots révèlent autant qu'ils déconstruisent - les apparences, les genres, les certitudes. Et l'ironie est cinglante.

"Son travail est incroyablement moderne dans son approche des dynamiques de pouvoir, de la complexité des rapports humains et des personnages féminins", affirme Aline Mayard, créatrice de la newsletter pop des cultures LGBTQ "I like that" (et de sa page Instagram). Pour la journaliste, comparer Rooney à Salinger est un brin flemmard. Il faudrait plutôt louer la singularité du regard que l'autrice porte sur le monde, et plus encore sur la jeunesse qui en écrit les pages. Jeunesse désenchantée, déroutée, mais protéiforme, plurielle. "Quand bien même elle n'aborde jamais les réseaux sociaux ou l'actu politique, sa littérature est contemporaine en cela qu'elle montre la fluidité : fluidité de classes, de désir(s), d'envie", s'enthousiasme notre interlocutrice.

 

Et cette modernité se décline aussi bien à l'écrit qu'à l'écran. De Conversation entre amis à Normal People, elle prend la forme d'une justesse de caractérisation certaine, saisissant les émois et moeurs d'une certaine élite intellectuelle sans jugements ni fantasmes faciles, entre distanciation et intimisme. Et du côté de la BBC, la romancière devenue scénariste apporte son grain de sel au show réalisé par Lenny Abrahamson et Hettie Macdonald, notamment en s'éloignant le plus possible des cadres trop épais du "male gaze" - ce regard masculin qui par les choix de mise en scène objectif le corps des femmes, le soumet à une forme de domination.

A l'inverse, dans Normal People, "les corps sont filmés de façon égalitaire", se réjouit Aline Mayard. Un dérèglement des codes traditionnels salutaire puisque "l'on observe également une approche toute nouvelle de la fragilité masculine : j'ai rarement vu une série dans laquelle un homme était autant bloqué par ses sentiments et pleurait autant, dans laquelle les corps nus étaient montrés si frontalement, où les dynamiques de genre semblaient disparaître", poursuit la journaliste. De quoi faire de cette série une réussite de fiction féministe...

Un autre regard

Des séquences par ailleurs si stimulantes qu'elles incitent même la créatrice de I like that à rapprocher l'ensemble de Portrait de la jeune fille en feu, le film-étendard du "female gaze". Cet autre regard, celui de Sally Rooney, oscille entre lucidité perçante, incertitudes, égocentrisme, anxiété et détachement très... Générationnel, encore une fois. Dur de ne pas voir en ces paradoxes la voix d'une époque. Voix majeure, on le prédit.

Car elle semble bien partie pour se prolonger, l'irrésistible ascension de Sally Rooney. Hier encore, Sarah Jessica Parker et Emily Ratajkowski affichaient sur les réseaux sociaux quelques extraits choisis d'une oeuvre acclamée, excusez du peu. Et aujourd'hui, la presse applaudit la qualité de Normal People, notamment dans sa représentation des rapports intimes. "La série dépeint le consentement d'une manière puissante, telle que nous ne l'avons jamais vue auparavant", abonde le magazine britannique Glamour. De quoi vous donner envie de (re)découvrir l'oeuvre originelle.