Pourquoi "Oh, Simone !" va changer votre vision de Simone de Beauvoir

Publié le Jeudi 18 Juin 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Simone de Beauvoir dessinée par Pénélope Bagieu pour le livre "Oh Simone"
Simone de Beauvoir dessinée par Pénélope Bagieu pour le livre "Oh Simone"
Il faut lire "Oh Simone", biographie pleine de vie et de modernité de l'autrice légendaire du "Deuxième sexe". Le portrait pas comme les autres d'une grande femme et féministe (mais pas seulement) qui aujourd'hui encore nous donne envie de penser, d'aimer et de lutter.
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Penser, aimer, lutter. On croirait lire le titre d'un film de Christophe Honoré. Mais non, il s'agit de l'accroche d'une biographie pêchue qui risque bien de vous réjouir : Oh, Simone !. Derrière ce point d'exclamation se faufile le portrait énamouré d'une Simone de Beauvoir (1908-1986) saisie par-delà les images d'Epinal et les citations trop connues - et croquée par Pénélope Bagieu, en couv'. Car au fait, qui était vraiment "Simone" ?

Une femme absolument moderne, nous dit-on, mais aussi imparfaite, dont la vie, les réflexions, les amours, n'ont eu de cesse d'être en mouvement, comme insaisissables. A l'image de ce récit ponctué d'interludes divers et de gros plans éclairés, empli d'humour, d'échos à notre société contemporaine et d'enthousiasme. La pensée de Simone de Beauvoir est ici perçue comme un banquet au gré duquel l'on pioche avec gourmandise.

Limpide, l'écriture de la jeune autrice allemande et francophile Julia Korbik s'accorde harmonieusement à la prose de cette intellectuelle qui aimait Sartre et Virginia Woolf, les balades en plein Paris et les verres de whisky, la révolte lumineuse des femmes et la diversité des sentiments. Mais aussi "la vie, tout de la vie, être une femme et aussi un homme, avoir beaucoup d'amis, et aussi la solitude", pour reprendre ses propres mots.

"Oh, Simone ! est une invitation à vous libérer de ce que vous avez pu entendre ou lire sur Simone de Beauvoir jusqu'ici. Une invitation à la (re)découvrir  et à ne plus seulement la voir comme cette Grande Dame Féministe dont la pensée serait hors d'atteinte", assure l'écrivaine.

Raison de plus pour laisser cette dernière nous en dire plus sur la face cachée de Simone.

Terrafemina : Oh, Simone ! est un livre vivant, mouvant, moderne. Est-ce là l'idée que tu te fais de Simone de Beauvoir ?

Julia Korbik : Oui ! Avec Oh, Simone !, je voulais vraiment montrer l'évolution de Simone de Beauvoir, de sa vie comme de sa pensée, de la jeune fille rangée à la féministe que l'on sait. Jeune, elle n'était pas très politisée ni très critique envers le monde, elle n'a donc pas toujours été (et n'est pas seulement d'ailleurs) cette grande féministe telle que l'on imagine. Je voulais également rappeler que Simone de Beauvoir n'était pas seulement l'autrice du Deuxième sexe, ou la partenaire de Jean-Paul Sartre, mais aussi une grande philosophe et écrivaine.

Parlons de Sartre, justement : le récit que tu fais du couple rappelle le duo Pierre et Marie Curie : c'est une union d'égal à égal.

Julia Korbik : En fait, la relation qui unissait Simone de Beauvoir à Jean-Paul Sartre était beaucoup de choses à la fois. Extraordinaire, moderne, sur un pied d'égalité effectivement. Mais également problématique, ambivalente et compliquée. Je crois que la vérité n'est jamais ni tout à fait noire ni tout à fait blanche. A travers cette union libre et ouverte [qui a notamment abouti à des triangles amoureux, ndrl], Sartre se lançait dans quelque chose d'absolument nouveau, dont il ignorait les conséquences.

Mais on lui accordait plus de libertés. A l'inverse, Simone de Beauvoir était quant à elle "une jeune fille rangée" et on attendait d'elle qu'elle se marie, fonde une famille, comme tout le monde. Beaucoup plus de choses étaient en jeu dans sa situation : elle a préféré la liberté au conformisme, a décidé de contourner le chemin-type.

On observe encore des malentendus concernant leur relation, qui était avant tout du domaine de l'échange réciproque et de l'effort commun. Par exemple, en Allemagne, on pense toujours que c'est Sartre qui a inventé l'existentialisme alors que Simone de Beauvoir a beaucoup contribué à ce courant philosophique.

Tu écris que Simone de Beauvoir n'était pas qu'une grande féministe, mais aussi qu'elle était consciente d'être imparfaite. Cela nous renvoie au complexe de la "mauvaise féministe"...

Julia Korbik : Je suis féministe et il faut avouer qu'avec le féminisme c'est toujours compliqué. On se demande sans cesse : est-ce que je fais bien les choses, ou pas ? C'est pour cela qu'il est important de rappeler que Simone de Beauvoir n'était pas parfaite non plus. Elle pouvait être individualiste par exemple.

Mais d'un autre côté, elle était aussi très ouverte à l'autocritique et savait qu'elle pouvait apprendre beaucoup des jeunes féministes, comme les militantes du Mouvement de Libération des Femmes, qui l'ont beaucoup inspiré. Simone de Beauvoir n'était pas là pour dire aux femmes comment être une bonne féministe. Elle était toujours "en évolution" et j'aime beaucoup ça, elle était plusieurs femmes à la fois.

Cette "évolution" passe par les sens : Simone de Beauvoir aimait danser, marcher, boire. C'était important de dévoiler ce rapport au corps, ces expériences organiques qui lui étaient chères ?

Julia Korbik : Oui car on a cette image arrêtée de Simone de Beauvoir comme d'une femme très cérébrale, stricte, qui écrivait tout le temps, avec discipline, l'intellectuelle emblématique qui passait sa vie au café de Flore à philosopher. Mais je voulais montrer que ses expériences de vie étaient également très corporelles, qu'elle entretenait tout un rapport intime avec propre corps, ses sensations, qu'elle aimait le sexe, la marche, la danse.

Sa vie était effectivement très sensuelle. Et puis, Simone de Beauvoir était également une amoureuse, qui aimait "être femme". Il suffit de lire les mots d'amour qu'elle a pu écrire à Jean-Paul Sartre. C'était une femme passionnante, et passionnée.

Concernant son rapport au sexe, tu reviens sur sa bisexualité, un aspect de sa vie encore tabou : elle a notamment entretenu une relation avec l'une de ses étudiantes, Olga Kosakiewitch.

Julia Korbik : Pour Simone de Beauvoir, c'était une chose très personnelle : elle ne voulait pas forcément tout révéler de sa vie privée, dans un contexte où tout le monde s'intéressait au couple qu'elle formait avec Sartre. Elle a même menti à sa biographe en ne mentionnant jamais sa bisexualité. Mais à la fin, elle a constaté qu'il était important de l'évoquer, que sa sexualité était aussi politique.

Durant mes recherches, j'ai lu une très bonne biographie allemande de Simone de Beauvoir mais il n'était jamais fait mention de son attirance pour les femmes. Or on ne peut pas ne pas parler de ça, car c'est très important pour la comprendre et comprendre sa vie. Je suis en train d'écrire un livre sur Françoise Sagan, qui était aussi bisexuelle, et, également, n'en a jamais parlé. Il faut dire que Beauvoir et Sagan sont des femmes de la bourgeoisie, c'était quelque chose que l'on ne disait pas.

Oh, Simone ! nous donne envie de nous replonger dans nos classiques. Pourquoi faut-il (re)lire Le deuxième sexe aujourd'hui ?

Julia Korbik : Car c'est un livre très important et beaucoup de pensées qui s'y trouvent sont encore d'actualité. Comme celle du féminisme intersectionnel par exemple. Simone de Beauvoir explique effectivement que les femmes blanches bourgeoises sont rattachées aux hommes "plus étroitement qu'aux autres femmes", "solidaires des bourgeois" et non des femmes noires et prolétaires. Cela nous rappelle qu'aux élections américaines de 2016, une majorité de femmes blanches ont voté pour Donald Trump, qui est pourtant ouvertement misogyne.

Simone de Beauvoir avait des idées très modernes et on peut toujours apprendre d'elle aujourd'hui. Elle a délivré Le deuxième sexe à son public sans imposer d'interprétations définitives sur comment l'envisager. C'était au lectorat de se le réapproprier. Elle n'avait pas la conviction que toutes les lignes qui étaient inscrites dans son livre devaient rester inchangées. Elle n'était pas là pour dire à ses lectrices comment penser.

Simone de Beauvoir est quelqu'un que l'on cite beaucoup sans forcément l'avoir beaucoup lue. Et on a toujours un peur d'apprivoiser son oeuvre : elle est intimidante. Et c'est dommage. Car elle se posait des questions que l'on se pose encore de nos jours : qu'est-ce que cela signifie au juste d'être vraiment libre en tant que femme ? Comment vivre authentiquement ?

On peut aussi trouver bien des réponses dans ses autres opus, dont l'on parle moins. Je recommande L'invitée (1943), un très beau roman qui nous parle de l'amour et de comment être libre dans une relation amoureuse. En guise d'introduction à son oeuvre, je recommanderai bien sûr les Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), une lecture qui fut très inspirante pour moi, notamment car elle explique que l'on peut trouver son propre chemin dans la vie et que cela en vaut la peine, que l'on peut remettre en question les règles qui nous sont imposées.

L'autrice Julia Korbik déclare sa flamme à la grande Simone.
L'autrice Julia Korbik déclare sa flamme à la grande Simone.

A mes yeux, Simone de Beauvoir peut encore inspirer les nouvelles générations. D'ailleurs, je reste persuadée qu'elle aurait été très ouverte aux réflexions féministes actuelles. Qu'elle aurait été en faveur d'un mouvement comme #MeToo par exemple ! Mais d'autres femmes et féministes avec qui j'ai pu discuter m'ont dit à l'inverse qu'elle aurait détesté cela (sourire). Chacune voit en elle ce qu'elle souhaite finalement...

Au coeur de ce que le grand public retient de Simone de Beauvoir, demeure cette fameuse phrase : "On ne naît pas femme, on le devient". Mais qu'est-ce que cela signifie au juste à tes yeux ?

Julia Korbik : Pour moi, cela signifie qu'être femme est un cheminement, que "la performance d'être femme" est en constant progrès. Certaines femmes vont dire qu'elles sont nées femmes. Mais moi, je suis devenue femme. C'est à dire que j'ai appris des choses quand j'étais petite fille, puis jeune femme. Cela veut avant tout dire que le sexe n'est pas simplement une notion biologique statique mais une sorte d'apprentissage.

Cela rejoint d'ailleurs l'idée existentialiste selon laquelle l'on est pas née comme une personne "fixée", non, c'est à nous de devenir ce que l'on veut être. Et c'est aussi cela, la liberté !

Oh, Simone !, Par Julia Korbik.
Editions La ville brûle, 288 pages.