"Girl", la bouleversante transition d'une ballerine née garçon

Publié le Mercredi 10 Octobre 2018
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Le film "Girl"
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C'est l'une des révélations du Festival de Cannes 2018. Avec "Girl" (sortie ce 10 octobre en salles), portrait déchirant et sensible d'une jeune danseuse transgenre en lutte avec son corps, le réalisateur Lukas Dhont signe l'un des plus beaux films de l'année. Rencontre.
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Elle est belle, Lara. Gracieuse, timide, mutique. Elle virevolte sur ses pointes, son corps se cambre, son port de tête est impeccable. Lara virevolte. Mais dès qu'elle quitte la piste de danse, qu'elle ôte son justaucorps, qu'elle déchausse ses chaussons, les pieds en sang, Lara reste cloîtrée, emprisonnée dans cette enveloppe corporelle qu'elle ne supporte plus.

Car Lara est née Victor, assignée garçon à la naissance. L'ado rêve de devenir danseuse, mais se heurte à ce corps qui ne lui appartient pas, ce sexe maudit qu'elle scotche pour le faire disparaître. Elle guette la naissance de ses seins, elle ausculte les effets des hormones qui tardent à arriver. Et masque derrière son sourire triste cette douleur insoutenable qui la ronge à son corps défendant.


En signant le portrait pudique et poignant de cette ballerine en transition, le réalisateur belge Lukas Dhont, 27 ans, a fait chavirer d'émotion le Festival de Cannes 2018, qui lui a décerné la Caméra d'or et le Prix d'interprétation Un certain regard pour l'incroyable Victor Polster. Car rarement les blessures et les souffrances des personnes transgenres, souvent invisibilisées, discriminées, n'avaient été représentées à l'écran avec autant de sensibilité. Et l'adolescence, cette période d'impatience et de déséquilibre, si justement incarnée.

Nous avons rencontré le jeune prodige flamand dans un hôtel parisien. Posé, articulé, Luka Dhont est bien déterminé à faire bouger les lignes. Coup d'essai, coup de maître. Ce garçon ira loin, assurément.

Terrafemina : Le sujet abordé dans Girl était risqué pour un premier film. Quel a été le déclic ?


Lukas Dhont : J'ai su que je voulais faire des films dès mon enfance. Dès 7 ou 8 ans. Je voyais ma maman qui allait voir Titanic au cinéma et la manière dont le film avait eu un effet sur elle. Je trouvais ce pouvoir incroyable. Cet effet émotionnel, intellectuel sur quelqu'un... Cela ne m'a jamais quitté, cette envie a même pris de l'ampleur. A 12 ans, mon père voulait que je fasse une école très stricte, avec Latin-Maths. Et si j'y arrivais, il m'autorisait à faire des études de cinéma. C'était notre deal et j'y suis arrivé. A l'école, j'ai appris beaucoup de discipline, mais côté personnel, cela ne m'a pas beaucoup aidé. A 18 ans, en commençant mes études de cinéma, je ne savais pas qui j'étais et je ne savais pas de quoi je voulais parler. C'était un problème !


C'est là que j'ai repéré un article dans un journal belge qui parlait d'une jeune fille de 15 ans, Nora, qui voulait devenir danseuse étoile et qui était assignée garçon. Cela m'a immédiatement beaucoup touché parce que c'était quelqu'un qui pouvait choisir d'être soi-même. Moi, à ce stade-là de ma vie, je me cachais, j'avais fait le contraire. Et j'avais une certaine admiration pour elle. J'ai voulu parler de ce personnage qui défie ces normes classiques sur le genre, l'identité, la sexualité. Je l'ai contactée, parce que je voulais faire un documentaire sur elle. Elle ne voulait pas car elle traversait une période très difficile, elle et sa famille, dans cette bataille qui les opposaient à l'école de danse qui ne voulait pas qu'elle change de classe. Et elle était en pleine transformation physique. Pour elle, c'était trop précaire d'être filmée à ce moment-là.

J'ai trouvé ça dommage, mais je suis resté en contact avec elle. Nous nous sommes rencontrés de nombreuses fois pendant mes études. Et je lui ai demandé si elle serait d'accord si je commençais l'écriture d'une fiction basée sur son histoire, mais sans en faire une autobiographie. Elle a accepté de collaborer avec moi pour m'informer de toutes les subtilités. Nous voulions faire un film sur cette fille qui est sa propre ennemie, de son aversion envers son corps. Pour nous, c'était le plus intéressant.

L'un des autres défis était de trouver l'acteur ou actrice parfait.e pour le rôle de Lara. Comment as-tu déniché Victor Polster ?

L.D. : Ce qui était difficile, c'est que j'avais toujours le visage de Nora dans la tête quand j'imaginais le film. Et trouver quelqu'un qui pouvait changer ça était très difficile. Un an et demi avant le début du tournage, nous avons commencé le casting pour le rôle principal. Nous avons fait un casting sans genre. Nous avons vu des jeunes garçons, des jeunes filles et des jeunes filles trans.

Le problème était qu'à chaque fois, il y avait l'un des critères pour le rôle qui n'était pas juste. La danse classique à haut niveau, le jeu qui doit être très juste car je savais que le film serait porté par le personnage principal, la caméra reste sur elle. Et cette représentation d'identité qui est bien sûr la plus grande question. Comme ce n'est pas beaucoup représenté, les gens vont scruter. C'était difficile et frustrant, ce process...

Nous avons commencé le casting pour les autres danseurs du film, qui venaient en groupe. Et dans l'un de ces groupes, Victor était là. Il avait 14 ans à ce moment-là. C'était un ange qui est entré dans la salle. Quand il commençait à danser, tu voyais immédiatement sa discipline, son élégance, sa maturité. C'était une évidence.

Lui-même étant ado, cela a dû être un sacré défi de se lancer dans un rôle aussi complexe...

L.D. : Victor s'entraîne depuis très jeune pour être danseur et il comprend très bien le concept de "performance". C'est très cadré dans sa tête. Et dans le monde de la danse, il y a parfois un garçon qui endosse le rôle d'une femme, ça arrive. Il le voyait vraiment comme ça. Et il est très proche du rôle. Il n'avait pas peur du rôle, il avait peur de lui-même, qu'il ne puisse pas jouer ce que je voulais. Mais je savais qu'il en serait capable car il est très proche de Lara.

Est-il sorti indemne de ce film ?

L.D. : Moi, je n'ai pas vu de différence. Il a grandi. Il est maintenant complètement ado. Avant, il était enfant. Mais pas différent. Et je pense qu'il fait partie de ces jeunes qui sont déjà en dialogue avec eux-mêmes, avec tous ces termes que nous prononçons comme "masculinité", "féminité". Il est très ouvert, avec moi, ses parents. C'est une expérience qu'il a engrangée. Mais il n'a pas changé.

Victor Polster et Lukas Dhont au festival de Cannes 2018 pour le film "Girl"
Victor Polster et Lukas Dhont au festival de Cannes 2018 pour le film "Girl"

Ne craignais-tu pas que l'on te reproche de ne pas avoir casté un acteur transgenre ?


L.D. : Oui, bien sûr. C'est un risque, mais en voyant Victor sur le plateau, c'était évident. Même si je savais qu'il y aurait toujours des personnes que je ne convaincrais pas, parce que Victor n'est pas trans, parce qu'il a 16 ans.

Il y a un mouvement étrange. Nous devons inclure les talents trans qui existent, dans tous nos projets. Mais l'obligation de dire que chaque personne trans doit être jouée par une personne trans, je ne trouve pas ça juste. J'ai beaucoup de respect et d'amour pour Nora donc je n'aurais jamais choisi quelqu'un qui pourrait être une caricature. Si tu représentes quelqu'un avec ce respect-là, tu essaies de le faire aussi bien que possible.

Comment as-tu pris la décision de montrer la nudité frontalement à l'écran ?


L.D. : Nous avions un acteur ado de 15 ans. C'était précaire pour lui. Mais le grand conflit du film, c'est la réalité du corps et la réalité de cet organe. Et si nous n'avions pas montré le sexe, nous aurions évité quelque chose de très important car c'est aussi la confrontation de vivre avec "ça" qui est si difficile pour elle.

Nous avons donc pris la décision de le montrer de la manière la plus protectrice possible. On ne voit jamais le corps en intégralité par exemple. C'est toujours la tête ou les organes génitaux. Et cela marchait car on a ce sentiment de "détaché". Et cela marchait tout en protégeant le comédien.

Le film Girl de Lukas Dhont
Le film Girl de Lukas Dhont

Considères-tu ton film comme militant ?

L.D. : C'est une question très difficile. Militant, pour moi, c'est très fort. L'une des phrases très importantes dans le film, c'est Lara qui dit : "Je ne veux pas être un exemple, je veux juste être une fille". Le film, je le vois un peu comme ça. Je ne voulais pas le faire comme un exemple d'une communauté trans. Pour moi, c'est le portrait d'une fille trans qui veut juste être une fille, pas "une fille trans". C'est tout le noeud du film. Et ça, je le comprends en tant qu'homosexuel. A un moment de ta vie, tu veux être homme hétérosexuel, tu essaies tout pour que cela soit le cas. Et puis tu es confronté au fait que tu ne peux pas. Pour beaucoup de nous, ça prend beaucoup de temps, pour d'autres, pas autant de temps. Et Lara est dans cette réalisation.

C'est un film utile en tout cas...

L.D. : Oui, je pense qu'il est utile. C'est le portrait d'une fille qui espère qu'un film peut ouvrir, ou changer une partie des mentalités.

Le fait de recevoir la Queer Palm au festival de Cannes a-t-il été une forme de reconnaissance ?

L.D. : Oui, c'était très important pour moi de recevoir le prix d'un jury qui représente cette communauté. Parce que tu fais un film sur une fille de cette communauté. Et je voulais la représenter de la façon la plus respectueuse que possible. Si ce jury a pensé que ce film ajoutait quelque chose sur cette minorité, c'était pour moi un honneur. Parce que je savais que la communauté pouvait être divisée. Car ce n'est pas une héroïne "classique". C'est donc chouette de recevoir cette reconnaissance.

Quel est le plus beau compliment que tu aies reçu sur ce film ?

L.D. : Le plus beau compliment venait de quelqu'un qui m'a dit qu'il avait vécu le film dans la peau de Lara. Une personne cisgenre. C'était mon but. Ce que je trouve très beau, c'est que même si le film n'est pas fait pour sensibiliser, un homme de 80 ans puisse venir voir un film sur une jeune fille trans et qu'il s'identifie à elle.

Lara dans le film "Girl"
Lara dans le film "Girl"

Les tabous tombent peu à peu autour de la transidentité. Que peut-on faire pour les droits des personnes transgenres ?

L.D. : J'en rencontre beaucoup dans les salles de l'âge de Lara qui ne sont pas si soutenues par leurs parents. Il faut communiquer beaucoup plus. Il y a par exemple une association à Montpellier, Contact, pour les parents des personnes trans. Pour moi, c'est quelque chose de très important. Il faut écouter, essayer de comprendre pourquoi c'est si difficile pour les transgenres.

Je vois tous ces jeunes pour qui la transition est si compliquée... Ne pas avoir le soutien d'un parent, c'est insupportable. C'est un premier pas : donner une plateforme à ces organisations qui essaient de sensibiliser les parents. Si nous commencions déjà là, ce serait déjà énorme. Nous sommes en train de créer plus de dialogue, plus de visibilité. Dans les médias, il faudrait inclure beaucoup plus de talents trans. Toutes ces histoires ajoutent à une représentation plus complexe que seulement une partie de cette identité.

Que reste-t-il à faire pour abattre ces stéréotypes genrés ?

L.D. : Cela transcende l'idée de transgenre parce que pour moi, en grandissant, les stéréotypes m'ont vraiment marqué : ça veut dire quoi être un homme ? Ça veut dire quoi être une femme ? J'ai l'impression que pour les jeunes générations- quand je regarde Victor et ses amie.e.s par exemple- cela devient de plus en plus fluide. Je ne sais pas si c'est le cas dans tous les milieux. Pour moi, ça, c'est excitant !

C'est difficile de vivre dans un monde où le président de la plus grande puissance mondiale représente ce stéréotype masculin. Si nous pouvions avoir des personnes au pouvoir qui sont plus complexes, cela pourrait vraiment évoluer. Mais cela va prendre un peu plus de temps, je pense...

Quels sont pour toi les plus beaux films sur la quête d'identité ?

L.D. : J'adore Tomboy de Céline Sciamma, qui est super beau, Billy Elliott de Stephen Daldry, Laurence Anyways de Xavier Dolan, American Honey d'Andrea Arnold...

Quel est ton prochain projet ?

L.D. : C'est justement un projet sur ces stéréotypes de genre dans un monde très masculin dans lequel un homme défie ces stéréotypes de masculinité.

Xavier Dolan aussi explore ces spectres complexes. Est-ce un cinéaste dont tu te sens proche ?

L.D. : J'adore son cinéma, je pense que c'est quelqu'un qui montre des personnages que nous n'avions pas vus avant, qui apporte quelque chose de nouveau. C'est un grand réalisateur. Il a un univers très spécifique et je pense que ma langue de cinéma est différente. Mais j'aime comme lui explorer des personnages qui défient certaines choses.

Comment imagines-tu ton héroïne, Lara, dans cinq ans ?

L.D. : Danseuse moderne.

Girl, de Lukas Dhont Avec Victor Polster, Arieh Worthalter, Oliver Bodart...

Sortie en salles le 10 octobre 2018