"Pourquoi avoir attendu le 13 novembre pour agir ?" : la députée Isabelle Attard dénonce

Publié le Mercredi 25 Novembre 2015
Ariane Hermelin
Par Ariane Hermelin Journaliste Terrafemina
Journaliste société passée par le documentaire et les débats en ligne sur feu Newsring.fr.
Des policiers procèdent à une arrestation à Saint-Denis le 18 novembre 2015
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Députée du Calvados, Isabelle Attard a appartenu à EELV avant de rejoindre Nouvelle Donne, qu'elle a quitté tout récemment. Elle fait partie des six députés qui voté contre la loi de prolongation de l'état d'urgence à l'Assemblée. Elle nous explique ses réticences à l'égard de ce texte voté à la suitte des attentats du 13 novembre.
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Terrafemina : Pourquoi avez-vous voté contre la loi de prolongation de l'état d'urgence ?

Isabelle Attard : Tout d'abord, je veux dire que j'étais tout à fait d'accord avec la décision de décréter l'état d'urgence. C'était la bonne chose à faire alors que la capitale était en train de tomber dans le chaos le soir des attentats. L'état d'urgence dure initialement douze jours, et cette durée a permis de fait beaucoup de choses déjà : on a retrouvé les responsables, il y a eu l'assaut à Saint-Denis, etc... Désormais, il faut réfléchir à la suite. En tant que personne politique, on a l'obligation de ne pas se laisser aller à l'émotion.

J'ai estimé, et plusieurs collègues sont d'accord avec moi là-dessus, y compris certains qui n'ont pas osé le dire, qu'il y avait tout l'arsenal législatif pour lutter contre le terrorisme dans les lois anti-terrorisme et la loi sur le renseignement votées ces dernières années. On devrait se poser la question suivante : pourquoi a-t-on attendu le 13 novembre pour faire autant de perquisitions et d'assignations à résidence, alors que tout a été voté au-delà des espérances de la droite d'après les propres mots de ses représentants ? Pourquoi a-t-on attendu le 13 novembre pour se préoccuper de la coopération internationale entre les services de renseignement et les services de justice ? En tant que citoyenne, cela me choque.


TF : Donc pour vous cette loi participe d'une politique de l'émotion ?

I.A. : Clairement, on surfe sur la peur des citoyens. J'entends les ministres répéter à l'envi : "Les Français veulent plus de sécurité". Mais ça me dérange qu'ils parlent ainsi au nom des Français. Et je ne suis pas sûre que le fait de voir trente militaires armés jusqu'aux dents dans une gare rassure les gens à ce point. Et en tout état de cause ce n'est pas comme cela qu'on résoudra les problèmes qui continuent de se poser.


TF : Peut-on reprocher au gouvernement d'aller dans le sens des récents sondages, qui ont montré que les Français étaient prêts à rogner sur leurs libertés pour plus de sécurité ?

I.A. : Mais on ne dirige pas un pays en lisant les sondages ! Si on demande aux gens s'ils sont prêts à sacrifier leurs libertés pour éviter qu'il y ait d'autres attentats, évidemment qu'ils vont répondre par l'affirmative ! Vous faites appel à l'instinct de survie des gens. Mais peut-être réagiraient-ils différemment si on leur expliquait avant ce que cela signifie : qu'on va espionner leur vie privée, surveiller leurs communications, arrêter des gens sans raison en évoquant ensuite pour se justifier les dégâts collatéraux, etc...


TF : Que pensez-vous des dérives de la police qui ont été rapportées ?

I.A. : Est-ce-que nos concitoyens trouvent normal qu'on ait évacué un TGV parce que s'y trouvaient des jeunes garçons, dont un avait le malheur d'avoir une barbe, et qui regardaient un film violent à la télévision (un TGV a effectivement été arrêté à Massy vendredi 20 novembre parce que des passagers trouvaient le comportement de jeunes passagers suspects, ndlr) ? Ce type de dérive devrait interpeller les Français, non ? Quand on apprend qu'une fillette a été blessée par un tir de la police au cours d'une perquisition (un incident survenu à Nice le 19 novembre, ndlr), ça donne le tournis.

C'est normal que les gens soient encore sous le choc de ce qui s'est passé le 13 novembre, mais nous, les politiques, nous ne devons pas profiter de ce traumatisme collectif pour dire et faire n'importe quoi. Il faut prendre le temps de le réflexion. Je ne suis pas en train de donner des leçons, même si c'est très tentant, surtout quand on sait que tout l'arsenal législatif nécessaire était déjà disponible depuis des mois.

J'entends des gens me rétorquer que l'état d'urgence a permis les perquisitions de nuit, mais c'est faux. Elles étaient déjà possible, il suffit d'aller voir Legifrance (le site web officiel du gouvernement pour la diffusion des textes législatifs, ndlr). On essaie de rassurer les gens, mais on le fait de la mauvaise manière. On est très loin, par exemple, du discours du premier ministre norvégien après les attentats d'Utoya qui disait : "Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d'ouverture et de tolérance".


TF : Que pensez-vous des la création de milliers de postes dans la police et de la justice ?

I.A. : Je voudrais dire que les services de renseignement et la police ont fait depuis le début un travail remarquable. On n'a guère parlé des milliers d'heures supplémentaires non payées effectuées par la police parce qu'ils manquent de moyens humains. Je l'ai martelé lors du vote de la loi sur le renseignement, il faut mettre plus de postes. Le recrutement de personnes supplémentaires a été annoncé à la suite des attentats, mais on sait très bien que ce n'est pas pour tout de site. Par contre, si on mettait plus de moyens pour soutenir la coopération internationale, on éviterait peut-être de perdre la trace de ceux qui sont déjà fichés chez nous quand ils vont d'un pays à l'autre...

Les arguments que j'entends de tous les côtés en faveur de cette loi me choquent terriblement. Nous devons réfléchir posément et non donner dans la surenchère. Que va-t-on faire si on écoute uniquement notre émotion ? Partir en guerre contre la Syrie ? Mais on sait très bien que Daech est né à cause de la guerre en Irak ! On va créer un monstre pire que l'Etat islamique si on agit sans réfléchir. J'aurais aimé qu'on analyse les résultats du Patriot Act ("loi pour unir et renforcer l'Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme"- ndlr) avant de faire la même chose que les Américains après le 11 septembre. On a critiqué les Américains et on fait pareil. Alors qu'on sait que le Patriot Act n'a servi à rien ! Le patron de la NSA l'a reconnu sous serment : il n'a jamais servi à déjouer d'attentat terroriste. Combien de milliards dépensés pour rien ? Combien de mensonges proférés pour rien ?

Moi, ce que je vois, c'est un appel aux signalements. On encourage les Français à profiter de l'état d'urgence pour signaler tout comportement suspect. Je n'ai même pas besoin de parler en tant qu'historienne, car on sait tous ce qui s'est passé pendant la Seconde Guerre mondiale. Et cela me terrorise, cet appel à délation. C'est comme cela qu'un TGV se retrouve évacué parce que trois jeunes ont eu le malheur de regarder un film d'action à bord.

Est-ce-que quelqu'un se préoccupe du jeune homme qui a été plaqué à terre dans le TGV par de forces de l'ordre puis menotté parce qu'il regardait un film ? Au moment des débats sur la loi sur l'état d'urgence, j'ai voulu déposer un amendement pour dédommager les victimes, mais je n'ai pas pu le faire parce que cette loi a été votée en un temps record par une parodie de Parlement.


TF : Que pensez-vous des mesures pour assécher financièrement l'Etat islamique annoncées par Michel Sapin ?

I.A. : C'est bien. Et encore une fois, on pouvait faire tout cela sans l'état d'urgence. Améliorer la coopération internationale et geler les avoirs des terroristes, on pouvait le faire ! Qu'avons-nous fait après le mois de janvier pour lutter contre Daech ?

Avec l'état d'urgence, on se passe de la justice au motif que cela permet d'agir plus rapidement. Mais c'est parce qu'on manquait de postes, pas parce que la justice est lente, qu'on ne pouvait pas agir ! Là, on instille dans la tête des gens la notion selon laquelle la justice, c'est chiant, parce que c'est trop long. On décrédibilise la justice et c'est très dangereux à long terme. Qui dit que certains ne vont pas arguer dans trois mois qu'on peut finalement se passer de la justice ?

Et que va-t-il se passer quand on va se rendre compte que les enquêtes ont été bâclées à cause de l'état d'urgence ? Qu'on a arrêté plein de gens sans raison ? On se moque des Américains qui tirent avant de poser les questions, mais on fait la même chose en ce moment. On perquisitionne, et ensuite on vérifie si on a bien fait. Cela ne fonctionne pas comme ça.

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