5 raisons de lire le génial "Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs"

Publié le Jeudi 25 Février 2021
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Brit Bennett nous éblouit avec ses essais piquants, limpides et poétiques.
Brit Bennett nous éblouit avec ses essais piquants, limpides et poétiques.
Politique, féministe, poétique, l'écriture de l'autrice afro-américaine Brit Benett n'en finit pas de chambouler le paysage éditorial outre-Atlantique. Sa somme de courts essais "Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs" ressort aux éditions Autrement, et c'est brillant.
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"Gentils blancs", poupées noires, terrorisme blanc, androïdes noirs... C'est une foisonnante variété d'évocations que déploie Brit Bennett dans son recueil d'essais, Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs. Réédité par les éditions Autrement, cet ouvrage démontre toute l'éloquence de cette romancière saluée à l'unanimité par la presse américaine... et même par Barack Obama himself. A la lire, on comprend pourquoi.

Les textes de Brit Bennett fourmillent de réflexions vastes et resserrées, pleines d'un style tour à tour imagé et frontal. Et toujours intensément contemporaines, qu'elles concernent le traitement des violences esclavagistes au cinéma, les statues confédérées problématiques qui s'érigent encore à travers l'Amérique, le privilège blanc ou bien les manifestations anti-racisme, d'autant plus éclatantes après la mort de George Floyd. Bennett nous parle de mille et uns sujets pour faire entendre un même engagement, fédérateur.

Brit Bennett écrit pour ne pas oublier (l'Histoire qui la précède), mais surtout pour faire changer les choses, espérer un avenir plus révolutionnaire. Sa plume est un poing levé, comme elle le suggère : "Quand nous écrivons, nous nous mettons en danger. Quand nous lisons, nous nous mettons en danger". Une lecture à ne pas manquer.

Voilà cinq bonnes raisons supplémentaires de la dévorer.

Pour sa somme captivante d'infos

La plume de Brit Bennett regorge d'informations si peu médiatisées. L'un des plus étonnants chapitres, Qui a le droit d'aller à la piscine ?, évoque ainsi l'évolution de la condition des Noirs aux Etats-Unis suivant... leur acceptation au sein des piscines municipales. Alors que les discours de la fin des années 40 exigent des Afro-Américains qu'ils soient "exclus des cinémas, des églises, des piscines", nombreuses furent les explosions de violences raciales à prendre place dans ces lieux - ce fut notamment le cas à Pittsburg en 1931.

Plages interdites, piscines interdites... Il y a toute une tradition de la "ségrégation en milieu aquatique", comme l'observe la romancière. A Orange County par exemple (en Californie), il fut un temps où les piscines étaient réservées, selon les jours et une hiérarchie précise - les Blancs, puis les Mexicains. De même à Pittsburg, dans les années trente, les Noirs ne pouvaient pas se baigner sans présenter un certificat de santé.

Des situations dont l'absurdité crasse est mise en évidence par Brit Bennett, l'espace d'une phrase qu'elle emprunte à sa mère : "C'est idiot car l'eau mélange tout. L'eau ne décide pas de quel côté elle va aller".

Brit Bennett nous éblouit avec ses essais piquants, limpides et poétiques.
Brit Bennett nous éblouit avec ses essais piquants, limpides et poétiques.

Pour ses réflexions toujours nuancées

Par-delà l'éloquence, c'est la nuance qui caractérise ces réflexions historiques, politiques et sociales. En témoigne, l'essai Le rôle des poupées noires dans la culture américaine. A l'origine de ce récit, la poupée Addy Walker, de la firme American Girl. Censée représenter une esclave noire de neuf ans ayant vécu au 19e siècle, cette poupée mise sur le marché en 1993 fait polémique outre-Atlantique. Certains voient là un jouet plus que douteux, d'autres une nécessaire représentation de l'esclavagisme.

Douteux, puisque les situations qui sont associées à Addy sont des plus cruelles - la série de livres qui raconte la vie de ce personnage fictif la soumet à divers supplices imaginés par ses maîtres et tortionnaires. "Comment le sujet de l'esclavagisme peut-il être un objet de distraction ?", s'émeuvent alors celles et eux qui souhaitent son retrait du marché. Face aux étalages de poupées noires, Brit Bennett se pose quant à elle une question bien plus complexe : "Si une poupée existe à la frontière entre une personne et une chose, que signifie le fait d'en posséder une représentant une enfant esclave ayant jadis existé sur cette même frontière ?".

Mais malgré ces interrogations qui dérangent, la romancière hésite à jeter ces poupées au feu. Et pas seulement car elle en a possédée une quand elle était enfant. Non, dit-elle, ces poupées importent. Elles accolent visages et avatars à une page de l'Histoire tout simplement innommable. "La poupée Addy arrive avec une Histoire toute prête, vous permet de vous projeter dans le passé et de vous imaginer à ses côtés. Elle humanise l'esclavage aux yeux des enfants, chose essentielle puisque, par définition, l'esclavage détruit l'humanité".

Pour ses qualités romanesques

Comme nous le démontrent ses fictions - la très remarquée Autre moitié de soi par exemple - Brit Bennett, c'est avant tout un style, puissamment romanesque et poétique. Un art de mettre en mots comme l'on photographierait des âmes, ou capturerait des images. Elle le démontre dans ces essais, lorsqu'elle associe par exemple racisme et eau des piscines chlorées : "Il y a une curieuse intimité dans le racisme, et l'eau fait apparaître le caractère inévitable de cette intimité. L'eau te touche, puis elle me touche".

Admirable aussi, son évocation du suprémacisme blanc, toujours si peu nommé. Un déni que l'autrice métaphorise en convoquant l'imagerie du Ku Klux Klan : "Dans l'imaginaire contemporain de l'Amérique, le terrorisme est forcément étranger et brun de peau. Nous savons d'emblée pourquoi il tue. En revanche, un terroriste blanc reste une énigme. Il n'a pas de passé, de contexte, d'origine, il demeure insondable. Nous le voyons, mais nous faisons semblant de ne pas pouvoir le voir. C'est un fantôme qui flotte dans la nuit".

Les essais de Bennett sont d'ailleurs toujours des histoires de fantômes, en cela qu'ils brassent des souvenirs, des blessures, des hantises sans cesse renouvelées. Des réflexions jamais passéistes cependant, toujours à l'écoute de la société qui pulse, et dont l'écrivaine prend volontiers le pouls. Brit Bennett l'écrit d'ailleurs : "Le monde devient plus vaste en même temps qu'il se rétrécit, il se contracte et gonfle comme nos poumons".

Pour son portrait de l'Amérique de Trump

Initialement publiée en 2018, cette suite d'essais se voit imprégnée d'un air du temps certain : celui, angoissant, de l'Amérique de Donald Trump. C'est par le prisme de cette actualité que Brit Bennett rembobine le fil, interrogeant la manière dont l'homme le plus puissant du monde renvoie la nation à ses vieux démons. Car quelle est donc cette "grandeur" que l'ex-président souhaite rendre à l'Amérique ? "C'est une période intéressante pour réfléchir à l'avenir du pays, alors que tant d'Américains semblent préférer penser au passé", observe-t-elle.

Romancière, Bennett chérit la nostalgie, cette émotion pure. C'est son instrumentalisation à des fins politiques qu'elle dénonce, lorsque le spleen devient réac. Pour l'autrice, la politique de Trump puise sa source d'un "c'était mieux avant" propagandiste, une "nostalgie-refuge" qui divise plutôt qu'elle réunit. "De nombreux électeurs de Trump cherchent une Amérique issue du passé, dans laquelle ils se sentiront à l'abri à nouveau", écrit-elle.

Curieux paradoxe que cette Amérique qui mystifie un certain passé tout en reniant un autre - ségrégationniste. La victoire de Trump est indissociable de ce rapport aux souvenirs, des souvenirs patriotes, fantasmés, faussés, limpides comme un slogan de campagne. Elle raconte : "La mémoire est une chose complexe. Les histoires que nous nous racontons à propos du passé sont complexes. Je me méfie donc des histoires simples".

Pour sa puissance (afro)féministe

Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs nous ravit également par sa force sororale. C'est un véritable discours afroféministe que Brit Bennett délivre au fil des pages, en soulignant notamment l'invisibilisation des femmes noires au sein même des réflexions et mobilisations afro-américaines. "Enfant, j'ai entendu dire, un jour, que l'esclavage avait été pire pour les hommes, parce qu'ils souffraient de leur incapacité à protéger celles qu'ils aimaient. Selon cette lecture, la douleur des femmes serait accessoire", déplore-t-elle.

D'où la facette matrimoniale engagée de certains écrits - l'autrice nous recommande par exemple d'explorer l'oeuvre musicale de la compositrice soul Janelle Monae, et ses fantastiques clips. Comme autant de femmages, ses essais se voient traversés de mentions de sa mère et de sa grand-mère, des femmes qui ont façonné son monde intérieur. "Quand j'écris, je pense à ces générations de femmes noires qui m'ont précédée, qui ont affronté le racisme et le sexisme sans détour et qui, malgré tout, ont fait leur travail", avoue-t-elle d'ailleurs.

A travers ces "générations de femmes noires" se profilent toutes celles qui suivront. Car encore une fois, le regard de Brit Bennett est toujours tourné vers l'avenir. Elle nous l'assure enfin : "Nous avons toujours su que reculer n'était pas une option : le temps va de l'avant".