L'interview girl power de Chilla

Publié le Mercredi 06 Décembre 2017
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Chilla : son interview girl power
Chilla : son interview girl power
La bombe Chilla a explosé cette année. La jeune rappeuse féministe bouscule le milieu macho du rap avec ses textes cash et clash. Interview girl power avec une jeune nana qui en a.
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Elle aime les mots qui claquent, la contradiction, surprendre. Sortie du conservatoire, Chilla (de son vrai nom Maréva Rana) aurait pu s'orienter vers une carrière classique. Mais elle a bifurqué, pris un chemin de traverse : elle a choisi d'être rappeuse. Mieux : elle est une rappeuse féministe. Dans son premier EP Karma, Chilla balance des punchlines, clashent les machos, se dresse contre les inégalités femmes-hommes et assène des uppercuts anti-sexistes avec des titres cinglants comme Sale chienne ou Si j'étais un homme (dont le clip comptabilise plus de 4,5 millions de vues sur Youtube). A seulement 23 ans, cette jeune pousse originaire de Gex ne se laisse pas marcher sur les pieds. Elle entend donner de la voix et ouvrir la voie aux femmes. Que cela soit dans le rap ou ailleurs. Sourire encore enfantin en bandoulière, Chilla a répondu à notre interview girl power.

Peut-on être rappeuse et féministe ?

Oui, bien sûr ! Nous ne sommes pas beaucoup pour le moment, mais il y a eu pas mal de modèles à l'international comme Lauryn Hill, Eve, Missy Elliot, BIA... Je pense qu'on peut être rappeuse et plein de choses. La force du rap, c'est la liberté que l'on peut avoir à explorer tous les sujets qui nous touchent. Je suis une femme, et j'ai décidé de parler de ma vie et de ce qui me touchait. Donc oui, je suis rappeuse et féministe. Et je suis humaniste également. Parce que finalement, j'aimerais que tout le monde ait les mêmes droits. Les handicapés, les noirs, les homosexuels, les transsexuels... Toutes les personnes qui subissent l'oppression au quotidien.

Tu as fait le conservatoire. Le choix du rap n'était pas évident...

En parallèle au Conservatoire, j'ai toujours écouté du rap. Ce choix est donc venu hyper spontanément, je ne me suis pas posé de question d'être une femme. J'ai toujours eu l'habitude d'être une fille au milieu des mecs. Je ne me suis pas dit que cela allait être compliqué. Au contraire, il y avait une place à prendre. J'ai conscience de la misogynie qui peut régner dans ce milieu, mais j'ai toujours su faire la part des choses. Il y a des rappeurs que je ne veux pas écouter à cause de leurs paroles misogynes. Par exemple, un Jul, il m'a fallu juste entendre : "Ne te déshabille pas, je vais te violer" pour savoir que je ne l'écouterai pas. Il y a aussi des rappeurs qui vont endosser un personnage : ils vont parler de "pute", mais c'est adressé à des hommes. Chaque rappeur nécessite une analyse pour savoir si le propos est au premier degré ou pas.

Comment survit-on dans ce milieu très masculin lorsqu'on est une femme ?

On ne survit pas, on le vit très bien ! Ça se passe vraiment mieux dans le rap que dans la rue. Souvent, je suis la seule fille de la programmation comme lorsque je suis rentrée dans le cercle de Fianso (rappeur qui, depuis la rentrée 2017, présente Rentre dans le cercle, une série de vidéos où il invite des rappeurs à performer- ndlr). Et je me sens à ma place. Je n'ai jamais eu droit à une remarque déplacée ou un comportement inapproprié. C'est plutôt le public qui est plus dur, les commentaires sur les réseaux sociaux qui sont violents et gratuits. Je ne comprends pas pourquoi le fait d'être une femme attise autant de réactions négatives. Mais je prends du recul, je ne regarde plus du tout les commentaires.

Le rap peut-il être un canal émancipateur pour les femmes ?

Oui, je le crois très fort. Je pense qu'on a encore un peu de chemin à parcourir avant que cela n'arrive, mais des femmes qui se sont positionnées, se positionnent et se positionneront dans le rap auront toujours plus de liberté que dans la pop par exemple. Elles auront toujours la liberté de choisir qui elles veulent être et pas celles que l'on a envie qu'elles deviennent. Cette liberté peut vraiment créer quelque chose. J'espère qu'il y aura de plus en plus de rappeuses françaises.

Il y a–t-il des rappeurs féministes ?

C'est très paradoxal, mais je crois qu'Orelsan commence à devenir féministe. Il fait partie de ces rappeurs qui ont pu sortir des propos misogynes, mais j'ai compris où il voulait en venir. Finalement, les images qu'il a pu utiliser sont aussi violentes que ce que les femmes peuvent vivre au quotidien. Je pense que les retours négatifs qu'il a pu avoir l'ont fait réfléchir et maintenant, il se positionne en tant que féministe et c'est beau. C'est vraiment un espoir pour l'avenir.

Que penses-tu du mouvement #Balancetonporc et de la libération de la parole des femmes à l'heure actuelle ?

C'est bien que l'on ait dépassé un cap et que les langues se délient, les femmes n'ont plus peur de prendre la parole, ce qui n'est pas le cas partout dans le monde. Quand j'entends les retours de Balance ton porc, j'ai le sentiment que l'effet de masse "décrédibilise" la réalité même du viol, du harcèlement. J'ai du coup l'impression que les gens s'étonnent du nombre de témoignages. Alors qu'à la base, ces sujets sont en train d'éclore pour mettre en lumière ces actes horribles. Débattre autour de ces problèmes est très positif, et tenter de trouver des solutions aussi.

Tu as écrit cette chanson, "Si j'étais un homme". Que ferais-tu justement, si tu étais un mec ?

Je ferais pipi debout en premier (rires) ! Là, si j'étais un homme dans cette société, j'aurais du mal à trouver ma place. On leur a mis dans la tête qu'ils étaient les mâles dominants, qu'il fallait qu'ils soient des pères de famille, qu'ils assurent financièrement. Sauf que maintenant, les femmes s'émancipent et ils perdent leurs repères. Et du coup, si j'étais un homme, je serais paumé. Ah, et je serais évidemment un homme féministe pour porter la voix des femmes.

Quel est ton dernier moment badass ?

Il y a une semaine, j'étais chez mon réparateur de téléphone et je pense que l'on m'a prise pour une pigeonne. J'étais la petite jeune femme au milieu de cinq hommes. Ils m'avaient annoncé que mon téléphone serait réparé en 24h, mais ils m'ont fait revenir 2-3 fois. Donc là, je me suis positionnée face à des inconnus qui m'ont font comprendre qu'ils avaient le pouvoir. Ce n'est pas parce que je suis gentille qu'il faut me prendre pour une biche... C'était mon petit moment badass où j'ai fait mon scandale dans un magasin pour la première fois de ma vie !

Les trois femmes qui t'ont le plus inspirée dans ta vie ?

Il y a forcément ma maman. Il y a aussi Beyoncé car c'est une artiste que j'écoute depuis que je suis enfant. Et cette image de femme moderne, émancipée, m'a montré qu'une femme pouvait faire carrière dans la musique et être au maximum de son statut. Et il y a Amélie Nothomb. Je pourrais dire Marguerite Duras ou Elisabeth Badinter, qui sont des femmes dont ma mère m'a parlé, mais ce n'est pas ma génération. Amélie Nothomb m'a donné envie de lire et continue à le faire. Et j'aime son personnage un peu spectral aussi.

L'écrivaine Amélie Nothomb
L'écrivaine Amélie Nothomb

L'héroïne de série dont tu es fan ?

J'en regarde beaucoup ! Mais je dirais l'héroïne de la série anglaise qui passe sur Netflix Chewing Gum. Elle est complexée tout en étant décomplexée, son rapport avec les hommes, avec sa mère, avec sa soeur... Elle est tellement "spé", mais c'est très vrai. On voit bien comment une ado essaie de se positionner en tant que femme.

Le truc qui te révolte encore en tant que femme ?

Peut-être le fait qu'on me rappelle sans cesse que je suis une femme, peu importe ce que je fais. Ce qui me révolte, c'est que le sexe définisse ce que l'on est et ce que l'on fait.


La chanson girl power que tu écoutes pour te booster ?

Princesse Nokia, Tomboy.


L'héroïne de fiction que tu adorais quand tu étais enfant ?

Chihiro. Le voyage de Chihiro est le film qui a marqué ma vie. Je l'ai vu très jeune et c'est le personnage féminin qui m'a le plus touchée car c'est une enfant très seule. Tout ce film est une métaphore de la vie avec ses épreuves. Cela m'a permis d'accepter ma solitude.

Le voyage de Chihiro
Le voyage de Chihiro

La femme qui t'a le plus inspirée cette année ?

Cardi B, elle a tout pété cette année. C'est une rappeuse, elle est de ma génération et on s'est pris de plein fouet son mouvement. Et je pense que c'est bien que le monde puisse voir une femme qui rentre au firmament du Billboard (le Top américain- ndlr). Et une femme décomplexée, indépendante, sexy, sexualisée. Elle me parle beaucoup. C'est une ancienne strip-teaseuse, elle part de nulle part et depuis Lauryn Hill, aucune femme n'était parvenue à atteindre le top du Billboard américain.

L'avancée en matières de droits des femmes que tu attends encore ?

Il y en a tant... Je dirais le droit des femmes à l'international. En France, on reste plutôt bien lotis par rapport à d'autres pays. L'émancipation des femmes dans certains endroits du monde que l'on confine les femmes à des positions médiévales. L'inégalité salariale aussi bien sûr. J'ai une mère qui a élevé deux enfants seule. J'ai été témoin. Pour pouvoir vivre correctement de son métier d'éducatrice spécialisée, elle a dû partir en Suisse et elle s'est donnée les moyens d'aller chercher un salaire qu'elle savait qu'elle n'aurait jamais en France.

Ton mantra préféré ?

Une phrase de Kenny Arkana (rappeuse marseillaise-ndlr) dans son titre Victoria : "La vie c'est l'espoir. Si t'en as plus, t'es comme mort, et vivre relève de l'exploit". C'est la phrase qui m'a suivie jusqu'à aujourd'hui et continuera tout au long de ma vie. Cela résume bien ma philosophie de la vie : je me suis rendue compte que quand on perdait espoir, on perdait toute la rage qui nous permet de dépasser les épreuves.


Chilla, EP Karma

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