Des "experts" de la crise sanitaire 100% masculins, ça fait mâle

Publié le Lundi 06 Avril 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Le monde d'après ressemble curieusement au monde d'avant.
Le monde d'après ressemble curieusement au monde d'avant.
Pas de répit pour le sexisme, même en temps de crise sanitaire planétaire. Pour s'en convaincre, il suffit d'admirer la Une du "Parisien" et le récent reportage de "Paris Match", qui mettent à l'honneur des "experts" de la crise... tous masculins. Où sont les femmes ?
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"Ils racontent le monde d'après". Elle est accrocheuse, cette Une du Parisien datée du 5 avril dernier. S'y retrouvent le commissaire européen Thierry Breton, le climatologue Jean Jouzel, le généticien Axel Kahn et l'essayiste Yascha Mounk. Chacun y va de sa voix experte quant à la société post-confinement. Mais on le devine au vu de ce casting, ce n'est pas tant ce "monde d'après" qu'il faut retenir mais ce "ils" : que des hommes, rien que des hommes. Il faut croire que le "monde d'après" ressemble trop curieusement au monde d'avant.

Rebelote dans les pages de Paris Match. Un reportage nous conduit tout droit au sein du Conseil scientifique Covid-19, minutieusement instauré et réuni à l'Elysée par le président de la République en personne. Un véritable "conseil de guerre" nous dit-on. Autour d'une longue table, idem : le masculin l'emporte encore et toujours. Et ce au détriment de toutes ces femmes qui, aujourd'hui, affrontent la pandémie en première ligne.

Il faut croire que, à l'instar du coronavirus, le sexisme ordinaire ne prend jamais de vacances.

Les femmes invisibles

"Si le monde d'après, c'est encore des vieux mecs blancs, peut-être que c'est comme les séries où on te dit qu'il faut attendre la saison 3 pour que ça démarre vraiment", a ironisé la dessinatrice Pénélope Bagieu. A l'unisson, bien des voix ont glosé cette dominance mâle. "Le monde d'après, c'est un monde en non mixité ?", a poursuivi un internaute. Et une autre parole anonyme de le déplorer : "Pour moi c'est un ''lapsus'' révélateur. C'est le signe que pour beaucoup, seuls les hommes sont capables de réfléchir au monde d'aujourd'hui et de demain. Quand on voit ce que ça donne, ça fait peur pour nos petits-enfants".

La Une du Parisien a suscité un tel bad buzz que le directeur des rédactions Stéphane Albouy s'en est excusé sur Twitter. "Il s'agit là d'une maladresse qui n'illustre en rien la ligne éditoriale du Parisien. Cette erreur est pour nous un rappel à l'ordre et à la vigilance. Elle restera comme une des pierres du "monde d'après" que nous voulons continuer de construire avec vous", a affirmé le journaliste.

Un léger mea culpa qui déguise en "maladresse" la mise en avant médiatique d'un paysage "d'experts" bien monochrome comme il faut. Et pourtant, deux clics suffisent à comprendre que les "expertes" ne manquent pas - il suffit simplement de se rendre sur le moteur de recherche du même nom par exemple. Dommage de les invisibiliser à l'heure où bien des interrogations se posent, du côté de la santé, de la politique, de l'économie.

 

Non content de mettre de côté les expertes, les représentations du "monde d'après" privilégiées par Le Parisien et le conseil scientifique excluent celles et ceux qui se retrouvent en première ligne en temps de coronavirus. Par exemple ? Un détournement "viral" de la Une du Parisien avance des éléments de réponse : on y voit un éboueur noir, une femme médecin, un jeune livreur... C'est à cela que ressemble le monde d'aujourd'hui : des minorités au labeur ignoré. Surtout, des individus qui subissent des discriminations que la situation actuelle exacerbe. L'on pense encore aux aide-soignantes, aux factrices, aux éboueures, aux caissières...

Et alors que le "conseil de guerre" gouvernemental mis en avant par Paris Match fait état du même manque de mixité, "une large majorité de femmes médecins et infirmières réaniment principalement des hommes dans les services de réanimation", déplore encore François Crémieux, le directeur adjoint de l'AP-HP, le CHU d'Ile-de-France. "Mais aussi dans les EHPAD et les services à domicile !", poursuit une internaute. A juste titre.

Une piqûre de rappel approuvée par Inna Shevchenko, l'une des figures de proue des Femen. "Les femmes représentent 70% des soignants et des travailleurs sociaux dans le monde, ce qui les placent en première ligne de la crise sanitaire. Malgré cela, les tables où se prennent les décisions sont toujours réservées aux hommes", développe sur Instagram la militante féministe. Où sont les femmes ? Elles aussi luttent contre le coronavirus, quand elles n'en subissent pas carrément les conséquences - sur leur santé, mais aussi leur corps, leur intégrité, leurs droits. Car comme l'affirme l'ONG Care, les femmes sont les premières victimes des crises.

Elles aussi ont droit à leurs Unes et leurs doubles-pages. A l'estime, en somme. Et Inna Shevchenko de conclure : "Si notre société ne se réveille pas maintenant, je ne sais pas quand elle le fera".

Un état des lieux peu réjouissant qui a sans doute décidé Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, à missionner Céline Calvez, députée des Hauts-de-Seine, sur la place des femmes dans les médias en période de crise. "Les femmes représentent 52% de la population. Elles sont dans l'action mais doivent aussi pouvoir être partie prenante de la réflexion. On ne saurait analyser le monde, même et surtout en période de crise, sans la moitié de celui-ci, ou même avec une moindre participation et représentation des femmes", a souligné la ministre dans un communiqué ce 5 avril.