Ils ont survécu au Bataclan : "On a été au milieu d'une scène de guerre"

Publié le Lundi 16 Novembre 2015
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Sandrine et Emmanuel étaient au concert des Eagles of Death Metal ce vendredi 13 novembre au Bataclan. Une grand-messe musicale qui a viré au cauchemar. Ces deux passionnés de rock racontent leur soirée en enfer et leur résilience courageuse.
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La voix est claire mais nouée. Ils racontent calmement, avec ce même sentiment insidieux et douloureux qui les tenaille : pourquoi eux et pas nous ? Emmanuel et Sandrine étaient tous les deux au Bataclan ce vendredi soir sanglant. Deux enfants du rock venus s'éclater au son des Eagles of Death Metal sans se douter que cette communion festive allait basculer dans l'horreur en une fraction de secondes.

Tout avait bien commencé. Sandrine, 42 ans, est fan de la première heure des rockeurs californiens déjantés. Pour elle, impossible de passer à côté du concert du 13 novembre. "Je les avais déjà vus au Bataclan il y a 6 ans, l'un de mes plus chouettes concerts. Et je les avais vus en juin au Trianon. On s'était tellement amusés au mois de juin qu'on s'était dit immédiatement : 'on y retourne'." Avec une dizaine d'amis, elle prend donc ses places, impatiente de faire la fête entre copains : "On s'est dit : 'Ca va être génial, on va être au premier rang". Et d'ailleurs, Sandrine est arrivée parmi les premières devant la salle, à 17h, bien avant l'ouverture des portes, afin de s'assurer d'être bien placée dans la fosse, pile devant la scène. Elle papote même avec Jesse Hughes, le chanteur du groupe, qui traîne là avant le début du concert. "J'avais l'impression de retrouver une bande d'amis qui jouait sur scène, entourée de mes potes."

Le concert débute, Sandrine est tout devant, face à Dave Catching, le guitariste. "Cette place m'a en fait sauvé la vie. J'étais à l'avant et sur la gauche, à côté de la sortie de secours." Quelques minutes plus tard, le cauchemar s'invite dans la salle en fusion. "Comme beaucoup de gens, j'ai eu l'impression que c'était des pétards, que cela faisait partie du show. On s'est juste dit : 'Tiens, c'est bizarre...' Mais à aucun moment, on se dit que ce sont des mecs qui sont rentrés dans la salle pour nous tirer dessus...". Pendant quelques secondes "qui paraissent une éternité", la sidération, l'hébétude. Ce moment de flottement face à l'impensable. "J'ai réalisé lorsque j'ai vu le guitariste courir hors de la scène."

Puis ce sont les premiers hurlements, les corps qui s'affaissent. "Je n'ai même pas pu me baisser car j'étais collée à la barrière devant la scène." Et tout devient confus. "Je ne les ai pas vus, je les juste entendu tirer. J'ai entendu les kalachnikovs, les cris... Je suis myope, j'ai perdu mes lunettes donc je ne voyais vraiment plus rien. Il y a juste des sensations : les bousculements, j'ai été piétinée... Quand je me suis retrouvée ensevelie et piétinée par la foule, je me suis dit : je vais mourir soit criblée de balles, soit piétinée... Je me suis dit que j'allais mourir."

Et enfin, l'instinct de survie qui a poussé Sandrine à se relever, à reprendre son souffle et à foncer vers la sortie de secours, au coeur d'un immense chaos. " C'était comme si on m'aspirait à l'intérieur du Bataclan... Mais je ne voyais que la sortie en me répétant : 'Il faut que tu sortes, il faut que tu vives'."

L'une de ses amies a été touchée par une balle qui lui est entrée dans l'épaule et est ressortie par le cou. Elle l'aide, elle l'encourage. Enfin sorties de l'antre de l'enfer, toutes deux tentent de rejoindre tant bien que mal le boulevard Voltaire pour se mettre à l'abri. Prises en charge par "la police ou les pompiers, je ne sais plus trop", elles assistent à l'assaut final dans un local situé à côté du Bataclan. "Je me suis cachée tout au fond de la salle quand j'ai entendu les détonations. " Là, carapatée et choquée, elle sent une gêne à l'intérieur de sa botte : "C'était une balle... J'avais été touchée au pied, mais je ne m'en étais pas rendue compte. Avoir cette balle dans les mains, d'un coup, cela devenait concret."

Sandrine a été transportée à l'hôpital : "J'ai été pas mal piétinée et j'avais pas mal de bleus au niveau de la cage thoracique. Ils m'ont donc gardée en observation toute la nuit pour vérifier qu'il n'y ait pas de liquide autour des poumons et du coeur."

Tous ses amis vont bien et elle est vivante. "Je suis l'une des plus chanceuses. Certains de mes amis ont été touchés par des balles, mais ils s'en sont sortis. Je ne comprends pas pourquoi on a eu cette chance et pas d'autres. Et c'est ça qui me fait le plus mal."

Sandrine fait partie de ces rescapés dont la fuite désespérée a été filmée dans le passage du passage Saint-Pierre Amelot. Mais elle n'a pas voulu visionner cette vidéo. "Je ne veux pas voir d'images... J'ai juste vu des photos du groupe sur scène et ça m'a fait mal parce que je me suis rendu compte de ce qu'on avait perdu. Et c'était super dur."

"Rien n'a changé mais tout est différent"

Emmanuel, 41 ans, se réjouissait lui aussi de revoir les Eagles of Death Metal, dont il adore les concerts "positivement crétins". Lui aussi les avait vus en juin dernier au Trianon et n'a pas hésité à reprendre une place pour le Bataclan. Ce vendredi soir, il y avait "une ambiance indescriptible, on était parti pour un super moment de fête". Emmanuel est placé au balcon avec six amis, surplombant la scène sur la droite lorsque la première rafale survient. "J'ai eu l'impression d'une grosse ampoule qui claque. Ça aurait pu être un spot qui aurait éclaté. Puis on s'est retrouvé le nez dans la moquette, cachés derrière le siège."

De là, il entend, saisi de stupeur : "Ils ont arrosé une première fois, puis une deuxième... Et ils se sont arrêtés. Et c'est là que j'ai levé la tête et que j'ai vu distinctement l'un des terroristes. Taille moyenne, brun, les cheveux courts... Je l'ai vu recharger son arme. Et là, j'ai compris quand j'ai vu son fusil d'assaut et son gilet recouvert de chargeurs."

Instinctivement, Emmanuel attrape son sac mais laisse les béquilles avec lesquelles il se déplace habituellement. Avec ses amis, il se met à courir dans la cage d'escaliers sur fond de décharges de balles. Par miracle, il trouve la sortie de secours et se retrouve dans la rue. Pas un policier à ce moment-là, juste quelques sirènes qui se rapprochent. Et Emmanuel fuit. Le plus loin possible. "Aller vers les secours, c'était se rapprocher de la salle et il en était hors de question. Rien ne m'aurait fait faire demi-tour, même entouré par 150 policiers."

"Ca tirait partout, on ne savait pas trop où aller, donc on a pris le bus pour Châtelet." Il se réfugie chez des amis Place d'Italie. De là, il assiste impuissant au drame qui se poursuit au Bataclan et dans lequel sa cousine et certains de ses amis sont toujours piégés. Enfin, la délivrance, vers 2h du matin, lorsque les proches restés sur place appellent, sains et saufs, délivrés par le RAID.

Emmanuel se considère aujourd'hui comme miraculé. Il réalise à peine : "Je n'ai rien vu, j'ai cette chance-là. Je suis marqué, je me pose beaucoup de questions, et il y a aussi beaucoup de culpabilité. Mais ma cousine, elle, a vu des corps, du sang...". Coincés dans un cabinet de toilettes ou barricadés dans les loges, les amis et la cousine d'Emmanuel ont dû attendre pendant deux heures interminables l'assaut final. Mains sur la tête, on les a évacués un par un. "Ils ont dû enjamber corps sur corps dans la salle".

Emmanuel a pu discuter avec un secouriste : "Les membres de la BRI (Brigades de recherche et d'intervention) étaient livides. Ils n'avaient jamais vu ça en 20 ans de carrière. Pour que des professionnels aguerris comme eux soient traumatisés, cela laisse augurer de la barbarie de la scène de guerre. Car oui, on a été au milieu d'une scène de guerre."

Emmanuel, qui est animateur dans une maison de retraite de la Croix-Rouge, a voulu retourner au travail dès ce lundi. Pas question de rester cloîtré chez lui. "Rien n'a changé, mais tout est différent. C'est comme si tu étais spectateur d'une partie de ta vie. Je fais les choses au boulot de manière robotique, mais elles me rassurent. Elles m'évitent de fixer mon attention sur autre chose. Cela me permet de continuer à vivre malgré tout." Mais il va également se rendre à la cellule d'aide psychologique parce que "ce n'est pas parce qu'on n'est pas blessé physiquement qu'il ne faut pas qu'on en parle. Une amie qui était avec moi n'a pas dormi depuis vendredi..."

Continuer à vivre

Comme Sandrine, il fait le tri dans le flot d'images toxiques qui déferlent sur les écrans. Mais il a quand même voulu revoir la vidéo des premiers coups de feu "pour voir à quoi ça ressemblait". Par contre, il évite les chaînes d'info continue. Trop dur, trop tôt.

Pour ces deux rescapés, pas question de faire une croix sur leur passion, la musique, celle-là même que les fous de Dieu bardés d'explosifs considèrent comme "diabolique" et ont voulu faire taire. Des concerts, ils en referont.

"Je veux que la vie continue. Je devais aller au concert des Foo Fighters ce lundi soir. Pour moi, c'est clair que j'y allais. La peur au ventre, certes, mais j'y allais. Sauf que ça a été annulé", confie Sandrine. "Je ne veux pas que la peur m'empêche de vivre. Je fais au moins 3 ou 4 concerts par mois, c'est quelque chose qui m'a maintenue en vie pendant les coups durs que j'ai pu traverser. Et c'est hors de question que ça s'arrête. La musique m'apporte du bonheur et m'a aidée toute ma vie. J'espère qu'on pourra continuer à faire ça en France..."

Trois jours après le carnage, ils tentent de reprendre leurs marques, mais restent abasourdis. "Habitant en région parisienne, j'étais conscient que nous étions exposés au risque terroriste. Mais dans un concert de rock... Jamais de la vie ! C'est cette sidération-là qui continue de me frapper", explique Emmanuel. "Avec mes potes, on s'est dit qu'on retournerait voir des concerts, mais qu'on repérerait systématiquement les sorties de secours dorénavant", ajoute-t-il avec malice. L'humour comme planche de salut face à l'innommable, et la vie qui reprend doucement son cours.