Maah Khoudia Keïta, la bassiste albinos féministe qui monte au front

Publié le Mardi 17 Novembre 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
La bassiste et activiste Maah Keita. 
Maah Keita
La bassiste et activiste Maah Keita. Maah Keita
Maah Khoudia Keïta est l'une des voix les plus inspirantes du Sénégal. Bassiste dans le groupe familial Jac et le Takeifa, elle milite pour les droits et la visibilité des personnes les plus invisibilisées dans le pays. Portrait d'une femme courageuse et engagée.
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On la dit énergique, touche-à-tout, sensible, toujours stimulante et engagée. Au fil des portraits qui lui sont dédiés, Maah Khoudia Keïta semble faire l'unanimité. Bassiste au sein du groupe de pop Jac et le Takeifa, la musicienne est la porte-parole de ces invisibles auxquels la société refuse toute considération : les personnes albinos du Sénégal. Elle-même albinos, l'artiste de 32 ans concilie avec doigté inspirations créatives et militance fédératrice.

Son groupe Jac et le Takeifa est aussi appelé "Famille Keita". Pour une bonne raison : le groupe se constitue de quatre frères et - donc - d'une soeur, Maah Khoudia Keïta. Un groupe polyphonique et polyglotte, puisque diverses langues se côtoient au gré des morceaux : français, anglais et bien sûr wolof, à savoir la langue officielle du Sénégal. Comme le relate RFI, les influences elles aussi varient, de Phil Collins au musicien sénégalais Baaba Maal. Et le parcours de Maah Keïta est quant à lui tout aussi étonnant. On vous plante le décor.

Un parcours inspirant

Comment le résumer ? Lors d'une interview au journal espagnol El País, l'artiste le brosse en large traits. Son enfance, la jeune femme la vit entre brimades des camarades face à ses différences physiques ("Plusieurs fois, j'en suis même venue aux mains avec d'autres enfants qui se moquaient de moi", se souvient-elle) et beaux moments de mélomanie complice passés en compagnie de son père, un commissaire de police qui adore mettre de la musique, notamment durant ses longs voyages (ponctués par quelques plages rock du groupe Dire Straits). Musique si présente que dès ses 19 ans, Maah Khoudia Keïta monte sur scène (dans les bars sénégalais notamment) et propose des performances solo. Elle va même jusqu'à dédier une année sabbatique à son apprentissage méticuleux de la musique.

Très vite, la jeune femme s'investit en compagnie de ses frères au sein du groupe familial Takeifa, en tant que bassiste. "Ils avaient besoin d'une bassiste et j'étais là, curieuse, voulant apprendre", explique-t-elle à ce sujet. Bingo : après le succès d'un premier album (Diaspora en 2008), les talentueux musiciens enchaînent les festivals.

Et Maah Keïta, elle, se découvre, plus qu'un métier, une vocation.

Pas simplement une vocation d'ailleurs. Une forme d'engagement, également. Elle le détaille d'ailleurs au bien-nommé journal Au Sénégal : "La basse est réputée pour être un instrument d'homme et malgré cela, j'ai décidé de me l'approprier. Je voudrais parvenir à lui faire exprimer plus d'émotions afin qu'elle devienne aussi un instrument de femme".

Le message est passé. On l'imagine. Et c'est aussi pour déboulonner ce fatalisme que la jeune femme va valoriser cet engagement. Comme pour mettre en pratique le fameux adage de Cocteau : "Ce qu'on te reproche, cultive-le, c'est toi".

Défendre la cause des albinos

De musicienne, qui n'hésitait déjà pas à évoquer l'albinisme, Maah Keïta se fait dès lors porte-parole. A 27 ans, elle devient la présidente de l'Association Sénégalaise pour la défense de la cause des Albinos. L'idée ? Ne pas seulement faire retentir la voix des personnes albinos discriminées dans le pays, mais aussi proposer une assistance scolaire, ou encore "faire connaître des success story d'albinos qui ont réussi dans la vie, dans leurs études, leurs carrières", s'enthousiasme-t-elle. Bref, parler aussi bien aux adultes qu'aux enfants en manque de modèles.

Et partager son expérience personnelle et ses connaissances pour mieux inspirer et instruire. "Il n'y a pas assez de communication sur l'albinisme et c'est cela que l'on veut faire. Il y a beaucoup de détails que les gens ignorent encore, surtout ceux qui sont dans l'entourage direct d'un ou d'une albinos, ils ne savent pas comment prendre soin de lui ou d'elle. Pareil pour ceux qui sont dans le milieu scolaire", déplore-t-elle du côté du média turc Anodolu. Il est donc urgent de bousculer les lignes. Et c'est là son objectif depuis quelques années.

Il est primordial : rappelons qu'au Sénégal, les albinos font l'objet de bien des discriminations et autres superstitions, ancestrales et traditionnelles. Pire encore, ils sont carrément diabolisés. En 2012, lors des élections présidentielles, les personnes albinos étaient ainsi au centre d'une véritable "chasse aux sacrifices". Des assassinats alors rapportés par l'Association nationale des albinos du Sénégal.

"Etre une femme libre"

Et ce n'est pas le seul combat que la musicienne mène, loin de là. La cause des femmes l'anime également, et notamment la dénonciation des violences sexistes et sexuelles, trois ans après les prémices du mouvement #MeToo. "Aujourd'hui, j'ai sauté dans une autre arène [que celle de la musique]. Il est temps que les femmes ne soient plus objectivées, que nous ne soyons plus perçues que comme des objets sexuels. Cela a toujours existé mais maintenant on le voit plus, c'est très évident", affirme Maah Keïta à ce titre dans les pages d'El Pais.

Les révolutions n'effraient pas cette présidente d'association, que le journal Au Sénégal décrit comme une "sirène explosive" qui emporte tout sur son passage quand elle dégaine son instrument. Une individualité incendiaire donc, désormais au service du plus grand nombre. "La jeunesse réclame du changement", affirmait déjà son groupe il y a trois ans de cela. D'où acte.

Le but de la militante aujourd'hui ? Poursuivre son art, notamment sur YouTube où elle est très productive. Mais aussi "pouvoir s'affirmer en tant que femme libre", cingle-t-elle. Révolutionnaire, on le répète.