Un manifeste féministe pour lutter pour les droits des travailleur·euse·s du sexe

Publié le Mardi 15 Juin 2021
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Ce manifeste féministe pro-droits des travailleur·euse·s du sexe appelle à s'unir autour de la cause
Ce manifeste féministe pro-droits des travailleur·euse·s du sexe appelle à s'unir autour de la cause
Unifier les féministes autour de la revendication des droits des travailleur·euse·s du sexe, voilà l'objet du manifeste solidaire, pédagogique et militant paru à l'occasion de la journée mondiale dédiée, le 2 juin dernier.
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Affirmer une sororité et une adelphité à toute épreuve, soutenir la lutte contre la putophobie, exposer les revendications des concerné·e·s, marteler que les travailleur·euse·s du sexe (TDS) sont des personnes à qui il est indispensable de donner la parole, et dont il faut urgemment défendre les droits : c'est à travers ces positions - et bien d'autres - que s'inscrit le Manifeste féministe paru le 2 juin dernier, à l'occasion de la journée mondiale dédiée à cette cause.

"Notre sujet est souvent traité sous l'angle du fait divers, et quand ce n'est pas le fait divers, il s'agit d'un discours dans lequel nous sommes quand même victimes des situations et des personnes", dénonce ainsi Cybèle Lespérance, secrétaire générale et porte-parole du Syndicat du TRAvail Sexuel (STRASS), lorsqu'on la joint par téléphone.

En France, aujourd'hui, si le débat divise au sein de la société, où la politique menée est celle de la prohibition, il est également particulièrement clivant dans les mouvements de défense des droits des femmes. A tort, comprend-on en lisant ces lignes nécessaires.

Elle-même féministe et travailleuse du sexe, Cybèle Lespérance est également l'une des signataires et co-rédactrices du texte, avec plusieurs collectifs militants et activistes. Elle le dit sans détour : allier féminisme et défense des droits des TDS est non seulement possible, mais salvateur et essentiel. Entretien.

Terrafemina : Pourquoi publier ce manifeste maintenant est-il important ?

Cybèle Lespérance : Notre but, c'est d'unifier les féministes autour de la question des droits des travailleur·euse·s du sexe (TDS, ndlr). Qu'en nous lisant, on comprenne pourquoi nous faisons ces revendications. Par exemple, que la raison pour laquelle on s'attaque au proxénétisme en tant qu'infraction pénale et qu'on veut la dépénaliser, c'est parce qu'elle est utilisée contre les TDS extrêmement souvent.

Il y a eu des tentatives d'unir l'univers féministe autour de la question des droits pour les TDS par le passé, mais il y a eu trop de clivages pour que cela puisse se concrètement se réaliser. On pense à l'année 1975, lors de l'occupation de l'église Saint-Nizier par les prostituées lyonnaises, le 2 juin. Ou encore, aux espoirs nés du travail de Catherine Deschamps et Anne Souyris, qui avaient co-fondé une association appelée Femmes publiques, et faisaient le parallèle avec l'IVG, et les vies humaines qui dépendent des politiques mises en place autour de ces questions. Un encouragement à laisser de côté les différends moraux pour se concentrer sur les droits.

Aujourd'hui, on remarque également une montée de l'intersectionnalité au niveau des féminismes qui crée une réelle différence. Et qui fait que dans certaines assemblées où il était impensable d'élever une voix de TDS auparavant, il est désormais parfois possible de s'exprimer. Et des personnes sont prêtes à entendre un discours même dissonant de leur mode de pensée.

On trouvait cela intéressant de rédiger ce manifeste de façon aussi pédagogique et explicative, de façon à ce que les lecteurs et lectrices puissent comprendre nos positions, même sans le signer par la suite. Je dis souvent que c'est une victoire si la personne l'a lu. Elle aura vu nos arguments, elle aura vu en quoi il y a une démarche féministe autour de l'analyse du monde en tant que travailleur·euse·s du sexe.

Vous expliquez qu'au lieu de protéger et de créer des droits aux travailleur·euse·s du sexe, la politique actuelle invisibilise, précarise voire déshumanise les personnes concernées.

C. L. : Oui, il y a une énorme différence entre le but affiché et le résultat sur le terrain. C'est assez naïf de croire qu'en disant que l'on veut s'en prendre à la prostitution et non pas aux prostitué·e·s, on va arriver à quelque chose [de positif]. Alors qu'il faudrait plutôt se demander : de quoi les acteur·rice·s de ce milieu ont-iels besoin, qu'est-ce qu'iels proposent ?

De plus, il a été démontré que moins il y a de prohibition (l'interdiction totale ou partielle du travail sexuel sanctionnant les travailleur·euse·s, leurs lieux d'exercice et les personnes qui les entourent, comme elle est pratiquée en France, ndlr), moins il y a de risques pour la santé. Pendant la crise sanitaire, on entendait qu'on allait contaminer les gens mais en réalité, c'est nous qui allions être contaminé·e·s.

Vous terminez le manifeste par : "Nous ne pouvons envisager le féminisme sans les putes, mais nous ne les libérerons pas... car iels s'en chargent !". C'est dire : arrêtez de parler à notre place et laissez-nous formuler nos besoins ?

C. L. : Oui. C'est nous re-situer en tant que sujets, en tant que personnes qui existent et peuvent parler et réfléchir leur condition. En tant que personnes qui ont besoin d'être soutenu·e·s dans leur démarche d'émancipation, et non pas que l'on décide à notre place de cette démarche d'émancipation.

C'est ce que demandaient les féministes à l'époque pour toutes les femmes. Puis ensuite, les féministes noires lorsqu'elles ont amené le concept d'intersectionnalité, en martelant : vous ne pouvez pas penser notre féminisme. Et cela rejoint ce que disent aujourd'hui les féministes musulmanes. Elles doivent penser leur propre émancipation avant tout, et cette confiscation de la parole est assez fréquente auprès des travailleur·euse·s du sexe.

Vous insistez également sur le fait que "le féminisme pute n'est pas un oxymore".

C. L. : Tout à fait. Cette phrase-là nous est venue après avoir reçu des insultes - principalement d'hommes - pour avoir écrit "féministe et TDS" dans ma bio Twitter. On me disait par exemple : "Les femmes se sont battues, ce n'est pas pour vendre leur corps". Mais je me bats aussi contre la stigmatisation bienveillante, qui dit qu'on évite le viol, que notre métier est "cool" et "subversif", que l'on est pour la réouverture des maisons closes.

Ce que l'on veut [par le biais de ce manifeste], c'est des droits, et défendre les droits de tout le monde. Ce ne sont pas des libertés individuelles que l'on revendique, mais une amélioration des conditions. On a tendance à ce que notre lutte soit très simplifiée, présentée comme très superficielle et individualiste, et c'est très injuste d'imaginer qu'on n'a pas pu réfléchir à notre condition. Car c'est tout l'inverse.

Quelles solutions seraient à mettre en place immédiatement ?

C. L. : On voit qu'il y a un lien assez fort entre prostitution et migration des femmes, et lutte contre la migration des femmes et lutte contre la prostitution. Ça ne date pas d'hier. Au moment du premier traité international contre la traite des êtres humains, en 1910, qui a la même base idéologique que le traité abolitionniste français actuel, beaucoup d'amalgames ont été faits entre immigration et traite à des fins d'exploitation sexuelle.

Les politiques migratoires en France, dont le regroupement familial, ont été davantage établies pour des hommes travailleurs que pour des femmes. Et cela pousse ces dernières à chercher des solutions pour survivre, soit dans le travail domestique, les hôtels ou le travail agricole, où il y a beaucoup d'exploitation, soit dans le travail du sexe. Ce sont les seules options qui se profilent.

Les solutions seraient donc d'abord de pouvoir réviser ces politiques pour permettre aux femmes seules de migrer et d'améliorer leur sort sans avoir à se diriger vers ces options. L'idée, c'est de leur redonner des possibles, des opportunités. Si le manque d'opportunité les maintient dans un travail sexuel qui ne leur convient pas, il faut qu'elle puisse avoir accès à des formations, à des titres de séjour plus long. Redonner des options, c'est s'assurer que beaucoup moins de personnes font ce travail alors que ça leur déplait. Pour lutter contre l'exploitation, il est important d'y consacrer des ressources.

Et puis enfin, il faut cesser de nous objectifier. Nous reconnaître en tant que sujets, nous permettre de nous exprimer, d'être écouté·e·s et entendu·e·s. Et non plus en dernier.