Faut-il lever le secret médical pour lutter contre les violences conjugales ?

Publié le Lundi 25 Novembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Comment un soignant doit-il agir face aux violences conjugales ?
Comment un soignant doit-il agir face aux violences conjugales ?
C'est l'un des grands points de réflexion du Grenelle des violences conjugales initié par Marlène Schiappa : et si pour prévenir et lutter contre les violences faites aux femmes, il devenait nécessaire de lever le secret médical ? Une idée loin de susciter l'adhésion.
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"Il faut lever le secret médical, c'est une mesure qui me tient à coeur. Nous allons y travailler avec Agnès Buzyn". Interrogée par Paris Match, Marlène Schiappa semble déterminée. Trois mois après le lancement du Grenelle des violences conjugales, la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes n'en démord pas : "Nous voudrions que les soignants puissent alerter les pouvoirs publics quand il y a un danger manifeste -même sans l'accord de la victime". Face aux femmes victimes de violences qui refusent de porter plainte, insiste Marlène Schiappa, il faut privilégier "la responsabilité des tiers". Comprendre : les soignants. Ceux-ci doivent pouvoir intervenir auprès des patientes "pour leur sauver la vie, même malgré elles".

Et pour que cela soit possible, il faudrait donc lever le secret médical. Une mesure tout sauf anodine. Car les médecins ont depuis toujours l'obligation professionnelle de ne pas divulguer la situation de leur patiente. Il en va de leur "éthique". La violation du secret engendre d'ailleurs de lourdes conséquences : une amende de 15 000 euros et un emprisonnement d'un an.

Mais aujourd'hui, l'heure est à l'urgence, alors que le nombre de féminicides croît chaque semaine jusqu'au vertige. Et jusqu'à redéfinir le rôle du médecin. La ministre de la Justice n'hésite d'ailleurs pas à le scander dans les pages du Journal du dimanche : "Il est nécessaire de dépasser le secret médical. Ça fait appel à l'éthique du médecin : s'il voit qu'une femme se fait massacrer, ça me choquerait qu'il ne le dise pas !".

Lever le secret médical permettrait-il pour autant de mieux protéger les victimes de violences ? La question se pose. Et échauffe les esprits.

La rupture d'une éthique ?

La voix de Martin Winckler le démontre. L'ancien médecin généraliste et romancier est une parole majeure au sein du paysage féministe français, et n'a plus à prouver l'importance qu'il voue à la santé des femmes - sa dénonciation des violences médicales, pour ne citer que cela, parle pour lui. Mais lever le secret médical ne l'enchante pas, et ce n'est rien de le dire. Parce que cela reviendrait à ignorer le consentement de femmes déjà meurtries, leur enlever ce droit de parler ou de ne pas parler, d'abord. Aujourd'hui, les médecins peuvent signaler des situations de sévices si celles-ci concernent des personnes mineures. En conséquence, le faire avec des individus majeurs reviendrait à les infantiliser. Voire à les déconsidérer. Car au fond c'est cela qui est en jeu : la considération des femmes victimes de violences conjugales, et le respect de leur condition. Et de leur "liberté de décider pour elle-même", ajoute Martin Winckler.

"Si la femme ne porte pas plainte par elle-même, elle ne veut certainement pas que quelqu'un d'autre le fasse à sa place, et encore moins le médecin", affirme notre interlocuteur. Au risque de de réduire à néant la confiance que les patientes vouent à leurs soignants. Et, loin de rendre les relations plus saines, engendrer un énième rapport de domination - celui du médecin sur sa patiente. Soit le bon vieux cas du médecin dit "paternaliste".

"Cela voudrait dire que les médecins savent mieux que les femmes ce qui est bon pour elles, et qu'une femme brutalisée n'est pas capable de prendre des décisions par elle-même", décrypte en ce sens Martin Winckler, pour qui il en va de la relation (cruciale) entre soignants et soignée. A l'écouter, cela ne fait aucun doute : "Il ne s'agit pas de respecter seulement la volonté de la femme, mais de respecter son autonomie- et de rester à sa place".

Et puis, en évoquant cette "place", justement, l'on se heurte à un mur. Bien souvent, le médecin est pour les victimes une voix alternative à celle des policiers et gendarmes. On s'y confie bien différemment, les gestes et paroles que l'on y reçoit ne sont pas les mêmes. Or, en procédant à un signalement, Martin Winckler craint que l'agissement du médecin se confonde avec le comportement "d'un auxiliaire de police". Et si, au lieu de "bousculer" le milieu médical, il valait mieux repenser la manière dont ces "auxiliaires", justement, accueillent ces femmes ?

Un cas de conscience ?

La réflexion mérite d'être mûrie. Mais pas trop longtemps cependant. Car pour le Dr Jacques Saboye, il y a urgence. Ce chirurgien plastique qui officie à Toulouse se sent intimement concerné par les violences faites aux femmes. Ce 22 novembre, il intervenait d'ailleurs au sein d'un colloque consacré au sujet, organisé par le Congrès national de chirurgiens plasticiens et réunissant professionnels de la santé, juristes, écrivains. Il faut dire que dans son cabinet, il en a reçu beaucoup, des femmes meurtries. Et a tout vu. Des patientes au nez fracturé, d'autres qui se sont faites arracher la lèvre. Sans oublier les plaies faites à coups de couteau ou de cutter, les fractures et ecchymoses diverses, les brûlures "au fer à repasser ou à la cigarette". Des victimes de violences conjugales qui débarquent pour des interventions chirurgicales, "cela arrive tout le temps", nous raconte-t-il.

Et cela se voit. "On sait reconnaître quand une femme a pris un coup. Quand elle a une fracture à la face, ce n'est pas qu'elle s'est prise une porte ou qu'elle est tombée à vélo...", ironise le chirurgien, pour qui la situation n'a que trop duré : les soignants peuvent, et doivent agir. Et la loi, évoluer. "On peut très bien ne rien faire et accepter que le nombre de féminicides augmente... Mais moi, dans cette chaîne constituée de la police, de la justice, des assistantes sociales, je suis persuadé que le médecin ne peut pas être tout à fait absent", nous explique-t-il.

Selon le chirurgien, la communication entre soignant et soignée ne suffit donc plus. A un certain niveau de gravité, si la situation exige des mesures de protection immédiates, le médecin devrait pouvoir en faire part au procureur. "Sauf si la patiente s'y oppose fermement et juge que cela la mettrait trop en danger", précise cependant le professionnel.

Plus que d'éthique, le Dr Jacques Saboye préfère parler de "cas de conscience" face à ce qu'il désigne comme "l'évolution mortifère" des violences conjugales vers le féminicide. "Ce cheminement se traduit ainsi : généraliste, chirurgien, médecin légiste. C'est une réalité. Et on ne peut pas juste attendre". Le professionnel associe cette inaction aux Singes de la sagesse. Vous savez, ce symbole d'origine asiatique décliné en emojis : un singe pose ses pattes sur ses yeux, l'autre sur ses oreilles, le troisième sur sa bouche. "Ce n'est pas l'idée que je me fais des médecins. Je préfère l'ancien mot d'ordre de l'ONG Médecins du monde : soigner et témoigner".

Maintenant, on fait quoi ?

Alors, que faut-il faire ? Ne pas rester les bras croisés, ça c'est certain. Pour Martin Winckler, "une meilleure formation à l'accompagnement des personnes" ne serait pas de trop. La communication importe. "On ne forme pas les médecins à aborder le sujet de manière délicate et ouverte", déplore-t-il. Jugements, peur, pression psychologique : les victimes de violences doivent braver bien des obstacles pour se confier. Et le médecin, lui, doit honorer cette posture du confident. Ce qui ne l'empêche pas d'aider. D'où cette nécessité de "mieux enseigner aux médecins toutes les informations qu'ils peuvent fournir aux femmes", insiste notre interlocuteur.

Mais l'on ne doit pas s'arrêter là. Il faut "donner plus de moyens aux femmes elles-mêmes, aux forces de police, aux services sociaux, pour que les violences ne soient plus commises", suggère-t-il encore. Des idées en pagaille, qui à l'instar des propositions du Grenelle des violences conjugales, en restent encore au stade d'hypothèses. Mais le Dr Jacques Saboye, lui non plus, n'a pas de "solution miracle" - pour reprendre la formule-choc de Marlène Schiappa. Simplement il estime que ce secret médical devrait faire l'objet d'une "gradation", dans la mesure où médecins généralistes et chirurgiens, par exemple, n'interviennent pas "au même stade" du "problème". Plus généralement, notre hôte suggère "une dérogation tacite du secret médical face à des cas de violence particuliers".

Une "exception", donc, mais pour des situations de mise en danger qui, elles, n'ont absolument rien d'uniques, bien au contraire. La preuve ? Depuis le mois de janvier, 13 femmes ont été assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Pour Jacques Saboye, ce chiffre ne laisse planer aucun doute : "Aujourd'hui, le secret médical protège les agresseurs et les médecins. Mais pas les victimes".

- Si vous êtes victime ou témoin de violences conjugales, appelez le 3919. Ce numéro d'écoute national est destiné aux femmes victimes de violences, à leur entourage et aux professionnels concernés. Cet appel est anonyme et gratuit 7 jours sur 7, de 9h à 22h du lundi au vendredi et de 9h à 18h les samedi, dimanche et jours fériés.

- En cas de danger immédiat, appelez la police, la gendarmerie ou les pompiers en composant le 17 ou le 18.