Et si on laissait tomber le soutif en 2022 ?

Publié le Mardi 04 Janvier 2022
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Et si en 2022, on laissait tomber le soutif ?
Et si en 2022, on laissait tomber le soutif ?
Elle-même adepte du mouvement depuis plusieurs années, l'autrice Gala Avanzi livre un ouvrage personnel, fouillé et militant sur le "no bra". Dedans, elle interroge notamment avec pertinence : et si sa pratique permettait de se libérer du contrôle exercé sur le corps des femmes ? Entretien.
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"Il paraît qu'elle en dit long sur moi, ma poitrine. Il paraît qu'il vaut mieux en avoir une grosse, pour plaire aux garçons. Il paraît qu'on s'en fiche, qu'elle plaise ou non aux femmes. Il paraît qu'elle doit être grosse, mais pas trop, sinon c'est vulgaire. Il paraît que si on m'insulte, c'est ma faute parce qu'on la voyait trop."

Dès les premières lignes de No Bra, Ce que ma poitrine dit de moi (ed. Flammarion), Gala Avanzi frappe fort. Avec une triste justesse, elle énumère les nombreuses injonctions que les personnes dotées d'une poitrine dite féminine subissent. L'hypersexualisation, le sexisme, la diabolisation d'une partie de nos corps que la société nous encourage vivement - pour ne pas dire "ordonne" - à dissimuler derrière un sous-vêtement souvent oppressant. Et ce, depuis (presque) la nuit des temps.

En mêlant son vécu à l'histoire et à des études scientifiques, l'autrice décortique comment s'en affranchir incarne un "geste militant", "une arme pour dénoncer le sexisme ordinaire, la culture du viol" et les diktats étouffants, sans jamais en créer de nouveaux.

Lors d'un long échange par téléphone, elle nous raconte plus encore sa démarche, et insiste sur un point essentiel : l'importance, pour elle, que les femmes aient le contrôle sur leurs seins, quel que soit leur choix. En 2022, en tout cas, le nôtre est fait : no more bra.

"No bra : ce que ma poitrine dit de moi", de Gala Avanzi
"No bra : ce que ma poitrine dit de moi", de Gala Avanzi

Le premier mot que tu associes au no bra, c'est "liberté". Selon toi, est-ce davantage le sous-vêtement en lui-même, ou les injonctions qui l'entourent, qui enferment ?

Gala Avanzi : Plutôt les injonctions. Je pense que c'est propre à chaque femme, mais je me suis personnellement davantage sentie libérée des injonctions et de tout ce qu'elles impliquent en ôtant mon soutien-gorge, que d'une contrainte physique. Sur le long terme en tout cas. Libérée de mes complexes, du male gaze...

Il y a certes un aspect confort indéniable à ne plus porter de soutif - qui n'existe pas chez toutes les femmes, d'ailleurs - mais c'est d'abord les injonctions, selon moi, qui enferment.

Cette liberté, est-ce quelque chose que tu as ressenti tout de suite ?

G. A. : Au départ, cela a été assez dur de me confronter à ma silhouette de profil. Quand je passais devant mon miroir, cela me perturbait car la forme de mes seins n'était pas la même sans qu'avec un soutien-gorge. Mais une fois que je m'y suis habituée, j'ai vite ressenti cette liberté.

Je n'étais plus confrontée quotidiennement à ce à quoi ma poitrine était censée ressembler, si j'en croyais les diktats de beauté - ronde, volumineuse, uniforme comme avec soutien-gorge. Et c'est cette absence d'élément de comparaison qui a été libérateur. J'y suis allée progressivement. Comme avec le maquillage d'ailleurs.

La poitrine est politique, tant elle est au centre d'un rapport de domination et d'hypersexualisation, comme tu l'expliques dans ton livre. Est-ce aussi cela que tu veux prouver par ton combat, que s'affranchir du soutien-gorge n'est pas juste un choix vestimentaire ? Que cela revendique autre chose ?

G. A. : Bien sûr. On se rend compte aujourd'hui que voir les seins d'une femme pose problème. Cet été, par exemple, une femme a giflé une autre femme parce qu'elle allaitait en public. Cela va bien plus loin que le simple fait de retirer un morceau de tissu de son corps. Le fait de ne pas porter de soutien-gorge, de voir un sein, dérange énormément dans notre société.

Je parle principalement de la France dans mon livre, mais les autres nations ne sont pas en reste. Il n'y a qu'à voir le Nipplegate de Janet Jackson, c'est scandaleux qu'on en arrive là. On a eu la même histoire avec la journaliste Anne-Claire Coudray lorsque la robe qu'elle portait au JT de TF1, en 2013, laissait deviner ses tétons. Ça a défrayé la chronique, elle a dû se justifier. Elle a été interviewée par rapport à cela précisément, et a dû presque présenter des excuses.

Aujourd'hui, par ailleurs, les femmes ont peur de sortir dans la rue ainsi. Quand on voit que pendant le premier confinement, le no bra a explosé parce qu'on n'était plus confrontées au regard des autres, à un regard souvent extrêmement malveillant, c'est révélateur.

Donc oui, pour moi, cette pratique va bien plus loin que le simple aspect confort, c'est un véritable mouvement militant. C'est un geste militant à part entière. Même quand on ne le revendique pas comme tel à la base : ne pas porter de soutien-gorge va à l'encontre des normes actuelles qui veulent que la poitrine soit enfermée, cachée, et qu'on ne voit absolument pas le téton.

On sent effectivement qu'au-delà de la poitrine, c'est le téton dit féminin qui déclenche la censure. Alors que c'est le seul point commun avec la poitrine dite masculine, qui elle n'est pas censurée. Comment explique-t-on ce paradoxe ?

G. A. : C'est d'une hypocrisie sans nom. Je pense qu'il y a un lien avec la maternité... De toute façon, le sein dit féminin, on veut le contrôler, le dissimuler. C'est d'autant plus hypocrite et contradictoire que la poitrine, il faut aussi la voir. Les vêtements sont même adaptés pour qu'on puisse en dévoiler une bonne partie. Mais il y a quelque chose autour des tétons qui continue de poser un gros problème.

Ce qui est assez marrant, c'est de voir les comptes Instagram qui s'amusent avec ça et piègent l'algorithme, notamment en remplaçant des tétons et poitrines dites féminines par des torses dits masculins. Mais il n'y a pas toujours besoin de montrer des tétons pour être censurée...

Personnellement, je ne peux pas faire la promotion de mon livre sur Instagram : rien que le hashtag #nobra est censuré. La femme, quand elle est ultra-sexualisée, n'est pas censurée, mais quand moi je poste une photo de dos, sans haut de maillot, avec le #nobra, je le suis (sur Instagram, ndlr).

Dirais-tu que ce tabou explique-t-il l'absence d'études dédiées que tu constates ?

G. A. : Comme pour l'endométriose, je pense qu'il persiste en effet un gros tabou autour des seins, même si la parole se libère quand cela tourne autour autour du cancer du sein. A ce sujet, c'est Marilyn Yalom (autrice de Le sein, une histoire, ed. Galaade, ndlr) qui dit que la poitrine est toujours soit associée à la maternité, soit à la sexualité avec les hommes cis, soit à la maladie et à la mort. A aucun moment, le sein n'appartient aux femmes.

Il y a de fait très peu d'études sur le port du soutien-gorge. Mais les raisons sont multiples. Déjà, le marché de la lingerie pèse très lourd, et ensuite, le milieu de la médecine est encore aujourd'hui très masculin. Comme pour l'endométriose, on s'y penche peu car cela concerne les femmes.

On n'a pas non plus grand intérêt à ce que les femmes retirent leur soutif car selon les normes actuelles, les seins sont plus sexy quand ils sont dans un soutien-gorge. Seulement, la poitrine à l'état brut ressemble très rarement à cette image idéalisée. Celle-ci est quasiment inatteignable.

Et puis surtout, la poitrine change : on ne garde pas ad vitam eternam le même aspect qu'en étant jeune. Comme pour le corps dans sa totalité. Mais le changement du corps des femmes avec le temps reste lui aussi particulièrement tabou.

G. A. : Tout à fait, et le soutien-gorge vient justement gommer ces changements. Il y a tout de même eu une étude qui questionnait la fermeté apportée ou non par le sous-vêtement. Mais là encore, elle a été réalisée dans l'idée de savoir quelle pratique permettrait le mieux d'atteindre les normes actuelles. Cela renforce l'injonction à la fermeté. C'est un rapport important mais à prendre avec des pincettes. A le lire, la seule raison d'enlever son soutien-gorge serait pour avoir des seins plus fermes.

Par ailleurs, au fil de mes recherches je me suis rendu compte que 80 % de femmes ne connaîtraient pas leur taille de soutien-gorge. Quand les femmes se plaignent d'avoir mal à cause de leur soutif, on leur dit que c'est parce qu'elles ne connaissent pas leur taille - ce qui est très infantilisant. Encore une fois, on ne questionne pas le soutien-gorge en lui-même, mais on remet la faute de cet inconfort, de ces douleurs, sur les femmes qui ne seraient pas capables de connaître ou de déterminer leur taille.

Dans ton livre, tu abordes beaucoup l'histoire des seins. Pourquoi est-ce important de remonter cette histoire ?

G. A. : Pour comprendre l'héritage que l'on a. Je me suis demandé pourquoi il était aussi dur de se détacher de toute cette représentation autour de la poitrine aujourd'hui. Pourquoi elle incarne un tel enjeu, un sujet aussi fort. Et la réponse est simple : parce que cela remonte à très loin.

Une fois qu'on a lu Sorcières de Mona Chollet, on voit que les femmes ont toujours été plus ou moins malmenées. Et la poitrine a toujours été gommée, masquée, associée à quelque chose de très négatif. Il est également très difficile de se débarrasser du soutien-gorge car c'est un élément archaïque. Dans l'Antiquité, les sous-vêtements servaient déjà à soutenir les seins, dans cette quête de vaincre la mollesse. Une injonction à la jeunesse, aussi, qui explique que les poitrines qui tombent, la vieillesse, soient si mal perçues.

Quasi deux ans après le premier confinement, les poitrines se sont-elles réellement "déconfinées" ?

G. A. : En France, je dirais que c'est encore compliqué. Je l'ai vu lors de la promotion du livre : les gens ne savent pas forcément ce que c'est le no bra.

Cependant, une partie des femmes l'a effectivement adopté sur le long terme. Nombreuses m'ont confié que depuis le confinement, elles n'en avaient pas reporté. C'est souvent le cas : une fois qu'on l'a quitté, c'est difficile d'y revenir. Mais malheureusement, c'est encore plus difficile de se confronter à l'extérieur. La peur des autres, c'est d'ailleurs ce qui revient le plus dans les raisons évoquées du retour au sous-vêtement. La peur du jugement, du harcèlement, de l'agression.

Pourtant, la France a la réputation - à l'étranger du moins - d'un pays où le topless est très populaire. Dans la réalité toutefois, ce n'est plus du tout le cas. On a fait un pas en arrière. Il y a un retour à la pudeur, le cancer du sein qui fait très peur également. Le monde extérieur est aussi certainement moins "safe".

Ce qu'on me dit en tout cas, c'est que les femmes ne se sentent pas en sécurité à l'extérieur lorsqu'elles pratiquent le no bra. C'est pour ça qu'il est essentiel d'en parler. Qu'on porte un soutien-gorge parce qu'on en a envie, qu'on trouve ça joli, bien sûr ! Mais ce n'est pas normal que cela soit par crainte.

Finalement, dirais-tu que ton livre encourage au no bra, ou plutôt, encourage à se réapproprier le choix de porter, ou non, un soutien-gorge ?

G. A. : La deuxième réponse, sans hésiter (sourire). Le but est vraiment de redonner le contrôle de leur corps aux femmes. Le soutien-gorge a été perçu comme une libération après le corset, et en un sens, il l'était, mais c'est encore quelque chose que l'on a imposé aux femmes. Mon discours n'aurait aucun sens si j'imposais à mon tour le no bra. C'est à elles de décider.

Il n'est absolument pas question de dire "ne portez plus de soutien-gorge", mais plutôt : "ne portez plus de soutien-gorge, si vous le voulez".

No bra, ce que ma poitrine dit de moi, de Gala Avanzi. Ed. Flammarion. 220 p. 17,90 euros