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"Réparer les uns avec les autres" : Jeanne Herry nous dit tout sur "Je verrai toujours vos visages", son film poignant

Publié le Mardi 12 Septembre 2023
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
10 photos
Plongée à hauteur d'humain dans le dispositif de "justice restaurative" qui réunit auteurs de délits et victimes, "Je verrai toujours vos visages" est l'un des plus beaux films de 2023, une immersion documentée et nécessaire. A l'occasion de sa sortie DVD et BluRay, on a échangé avec sa réalisatrice...
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La justice restaurative a été initiée dans la loi française en 2014. Ce protocole rigoureusement encadré propose un espace d'échanges entre auteurs de délits et victimes. Echanger, pour quoi ? Dire les choses, essayer de comprendre, mais aussi, mettre en oeuvre cette formulation si galvaudée qu'on a oublié toute la complexité qu'elle induit : libérer la parole, et surtout, libérer l'écoute.

Tout cela est au coeur de Je verrai toujours vos visages, le troisième long-métrage de Jeanne Herry, l'un de nos chocs émotionnels de 2023, à retrouver dès à présent en DVD et BluRay. Un film choral qui offre à un bouquet d'acteurs et d'actrices (Gilles Lellouche, Adèle Exarchopoulos, Dali Benssalah, Leila Bekhti, Miou Miou) des séquences intenses, où les silences succédant aux affrontements rhétoriques en disent parfois plus long que le verbe.

Derrière la force du témoignage, ce sont des enjeux très actuels qui s'énoncent. Et ce n'est pas sa réalisatrice, Jeanne Herry, qui nous contredira. Retour auprès de la cinéaste sur ce succès aussi bien critique que public.

Terrafemina : Comment le sujet de la justice restaurative vous est-il tombé dessus ?

Jeanne Herry : La justice restaurative, c'est en 2020 que j'en ai entendu parler pour la première fois, à un tel degré de technicité en tout cas, dans un podcast France Culture. Cela m'a interpellé. Car dans la vie, on a tous déjà forcément pensé à rencontrer ceux qui nous ont fait du mal. Quitte à ce que cela soit bouleversant.

Je verrai toujours vos visages met en scène ce dispositif de justice restaurative d'une façon pédagogique, presque documentaire... Est-ce le fruit de conversations avec des accompagnateurs-trices, des victimes, des auteurs de délits ?

JH : Documentaire je ne sais pas, documenté en tout cas c'est certain (sourire). Le film a exigé beaucoup de documentation (c'était là la toute première phase de l'écriture !), ne serait ce que pour comprendre les protocoles associés à ce dispositif. Quand on s'implique dans un sujet il faut s'intéresser aux grandes lignes, et aux petits lignes. Si je faisais un film sur le tennis, j'irais quand même suivre quelques entraînements...

Cette première phase se fait donc auprès d'encadrants, d'accompagnants, de ceux qui font la justice restaurative en France, qui ont pensé ce dispositif très précis. C'est auprès d'eux que j'ai glané le plus d'informations. Mais j'ai aussi rencontré certaines victimes, et auteurs de délits, pour comprendre comment ces personnes se sont senties prises au charge dans leurs parcours, ce qu'elles ont pu traverser, leur cheminement.

Il y a tellement de sortes de trajectoires. Glaner des témoignages m'a également permis d'essayer de trouver des marqueurs communs du côté des encadrants comme des victimes. Il s'agissait par la suite de mettre de la fiction dans un réel qui est déjà très romanesque.

Le choix du lexique est toujours éloquent quand on aborde les enjeux que soulève cette justice. On parle de "confrontation" : confronter victime et coupable. Or c'est un vocabulaire très belliciste. La justice restaurative ne suggère-t-elle pas la possibilité d'une alternative beaucoup plus psychologique ?

JH : Oui, il s'agit d'une reprise du dialogue, et surtout, d'une rencontre. Ce mot, "rencontre", devient vite dominant lorsque l'on commence à s'intéresser à ce milieu. Le dialogue n'a effectivement pas lieu dans une condition de confrontation, qui fait partie du vocabulaire de la justice pénale, ou de débat.

Il faut avoir toute liberté de parler comme on en a envie et de se sentir écouté. Créer les conditions de cette écoute est l'un des grands boulots de préparation de la justice restaurative. Un espace de dialogue sécurisé. On peut y voir une justice qui serait plus de l'ordre de l'intime, de la subjectivité, par-delà l'objectivité des faits.

Mais même dans les procès de la justice pénale, il peut y avoir des scènes bouleversantes, une dimension thérapeutique pour les victimes et les auteurs.

L'écoute est justement le coeur du film. On parle, beaucoup, mais on prête surtout l'oreille, attentif. On pense aux mots de Camille Kouchner, l'autrice de La familia grande, qui, plutôt que de "libération de la parole", préfère parler de "libération de l'écoute". Qu'en pensez vous ?

JH : C'est tout à fait vrai. Aujourd'hui on arrive un peu plus à l'entendre, cette parole, tout du moins je l'espère. Il faut toujours continuer à parler mais également à essayer de poser pour écouter.

Mais "libérer la parole", est-ce une expression juste selon vous ? Peut-on vraiment dire que la parole libère les victimes ?

JH : Ca reste juste je trouve. Ce qui est frappant chez les victimes, c'est ce sentiment d'enfermement : comme une prison intérieure. C'est aussi ce que vivent certains auteurs. Pouvoir parler, quand on est bien écouté, c'est en sortir en partie, c'est donc très libérateur. Il y a beaucoup de choses à libérer.

Il faut évidemment que la prise en charge suive, par la justice pénale, prendre en charge les auteurs de délits, prévenir la récidive...

Est-ce une justice alternative face à une autre justice qui serait source de frustration ?

JH : De frustration, ou de souffrance... la justice pénale a un travail difficile à faire. Elle n'est pas là pour les victimes, mais pour mettre de l'ordre dans la société, faire appliquer les lois. Malgré elle, et beaucoup de gens qui font très bien leur travail, le fait est que la justice pénale re-victimise une seconde fois les victimes.

"Parler, c'est se libérer en partie de sa prison intérieure"

A côté de ça, la justice restaurative est là pour les réparer, lorsqu'ils ont l'impression de ne pas avoir été pris en compte, écoutés. C'est une justice ultra complémentaire. La justice restaurative ne s'intéresse pas du tout à la culpabilité mais à la responsabilisation.

Mais qui vise-t-elle à réparer ? La victime ? Ou l'auteur ? Ou les deux, dans une forme de réciprocité ?

JH : Les deux, bien sûr. C'est assez équilibré comme procédé. Réparer les uns par les autres, avec les autres, grâce aux autres, si possible. C'est un processus, dont la finalité n'est pas certaine, car ce n'est pas magique, mais humain. C'est du boulot, c'est de l'effort, c'est fragile.

L'idée forte du film, c'est cette mise en parallèle de trajectoires qui ne se croisent pas : celle de Chloé (Adèle Exarchopoulos) et du groupe. Est-ce qu'il n'y a pas d'un côté une parole qui touche finalement au but, et une autre qui échoue - Chloé face à son frère Benjamin ?

JH : Je ne pense que sa parole échoue à la fin... Chloé arrive avec une demande très claire (arriver à cohabiter dans la même ville que son frère sans le croiser), et en ce sens le dispositif respecte tout à fait sa demande. La justice restaurative s'applique à répondre à des demandes sans présupposer pour autant quelle demande serait la meilleure pour les personnes concernées.

Certains choisissent le dispositif pour se demander pardon, comprendre, se mettre d'accord sur des points très précis, poser une seule question ou à l'inverse engager un dialogue profond. Le but de la justice restaurative, ce n'est pas de réconcilier les gens entre eux. C'est de favoriser un apaisement.

Au fond, le contrat est rempli : la justice restaurative vient répondre aux demandes de la victime. Mais celles de Benjamin, dans le film, elles, ne sont pas tout à fait compatibles avec les demandes de Chloé...

Dans l'enquête Nos pères, nos frères, nos amis, Mathieu Palain, qui a passé des mois auprès d'auteurs de violences conjugales, explique qu'il observe toujours chez ces agresseurs une inversion de la culpabilité. Les coupables se croient victimes. Cela fait justement penser à cette scène finale glaçante où Benjamin (Raphael Quenard) dit à sa soeur... qu'il lui pardonne.

JH : Il lui dit : "Je ne t'en veux plus". Et il le fait de manière sincère, le plus naturellement du monde. Les agresseurs se vivent souvent eux mêmes comme des victimes effectivement. Selon eux, ils n'avaient pas le choix, on les a poussés à bout, ils ont toutes sortes d'arguments... Ca prend du temps de déconstruire tout ça. Ca s'appelle de la responsabilisation.

Or on observe un manque effroyable de responsabilisation côté auteurs dans le cas des agressions sexuelles, c'est important de le rappeler. Je pense que le personnage d'Adèle va parvenir à mieux vivre après cette scène, pourquoi pas tourner une page. Mais quant à son frère, il y a encore du boulot ! Peut être n'y arrivera-t-il jamais. A l'inverse, ce n'est peut être que le début du travail pour lui. Au fond, c'est un final positif...

Je verrai toujours vos visages, un film de Jeanne Herry

Disponible dès à présent en DVD/BluRay (Studio Canal). Avec Adèle Exarchopolous, Dali Benssalah, Leila Bekhti, Gilles Lellouche, Elodie Bouchez, Miou Miou...