L'enfer des ados internés dans des camps pour "soigner" leur homosexualité

Publié le Lundi 07 Septembre 2020
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Documentaire "Tu deviendras un hétéro, mon fils"
Documentaire "Tu deviendras un hétéro, mon fils"
La réalisatrice Caroline Benarrosh s'est intéressée aux thérapies de conversion qui pullulent aux Etats-Unis. Elle signe un documentaire aussi terrifiant que déchirant, "Tu deviendras hétéro, mon fils", à voir ce mardi 8 septembre sur France 5.
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"Vous voyez ce grand trou dans le mur ? C'est parce que je suis passé à travers. La plupart de ces marques sont des traces d'enfants que l'on balançait contre le mur". Lucas n'avait que 13 ans lorsqu'il a été enfermé par sa mère dans un "camp de réorientation sexuelle". Il fait partie des 77 000 jeunes Américain·e·s qui sont envoyé·e·s chaque année par leurs parents dans des cabinets ou des internats spécialisés. Objectif ? Se faire "soigner". Parce que leur homosexualité est considérée comme une maladie mentale par ces familles ultra-conservatrices.

Ces "thérapies de conversion", qui ont pignon sur rue aux Etats-Unis, promettent de "réparer", de "sauver la jeunesse", de "faire sortir le démon gay". Là, à l'abri des regards, ces adolescent·e·s gays et lesbiennes subissent humiliations, sévices physiques ou encore des viols. Des pratiques s'apparentant à de la torture. Confronté·e·s à cette brutalité et à ces injonctions à "devenir" hétérosexuel·le·s, ces enfants y apprennent méthodiquement à se haïr.

Ces "thérapies" auraient déjà traumatisé pas moins de 700 000 jeunes gens, broyés par un dilemme impossible : devoir choisir entre changer leur identité ou affronter le rejet de leurs proches. Dans son documentaire accablant, Tu deviendras hétéro, mon fils, la réalisatrice Caroline Benarrosh donne la parole à trois jeunes hommes qui ont survécu à ces "cures" abjectes, mais aussi à ces psychothérapeutes, pasteurs et lobbyistes qui font de l'homophobie leur fonds de commerce. Des prêcheurs de l'ordre "moral", soutenus par les puissantes organisations chrétiennes conservatrices, qui s'abritent derrière la Constitution (et la religion) pour faire proliférer leur haine. Nous avons interrogé Caroline Benarrosh sur son incursion dans cette Amérique où l'homosexualité est une maladie, une déviance à éradiquer.

Terrafemina : Quel a été votre déclic pour faire ce documentaire ?

Caroline Benarrosh : Il est venu d'un film au cinéma, Come as You Are (2018), réalisé par Desiree Akhavan. Un long-métrage primé à Sundance et qui retrace le parcours d'une adolescente dans le Montana surprise par ses parents à l'arrière d'une voiture avec une autre fille. Ses parents décident alors de l'envoyer dans un internat où on est censé "guérir" son homosexualité. Le film m'a interrogé. Je me suis dit que ce n'était juste pas possible que ça existe encore... Je suis donc allée faire des recherches sur Internet et j'ai trouvé des dizaines de témoignages de jeunes gens qui racontaient avoir subi des thérapies de conversion. J'ai été frappée de voir que c'était des gens qui venaient de tous les milieux sociaux, religieux ou pas religieux, d'Etats progressistes comme Washington ou de la "Bible Belt" (zone géographique et sociologique où se déploie le fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis- Ndlr). On en trouvait partout.


Vous offrez une large place aux témoignages- émouvants- des victimes dans votre film.

C.B. : Oui, je voulais faire un film assez intime, c'était ma volonté. Je me suis demandée, étant mère de deux adolescentes, comment ces jeunes font pour supporter de "guérir" d'une maladie que l'on n'a pas, comment on fait quand on nous fait grandir dans la haine de soi. Le William Institute avance qu'en gros 77 000 jeunes chaque année seraient victimes des thérapies de conversion. Je pense que c'est une estimation basse parce que j'ai pu constater à quel point il était difficile pour ces jeunes de raconter leur parcours. Sur Internet, ils témoignent souvent anonymement. Face caméra, raconter son intimité la plus profonde et qui plus est une intimité qu'on nous appris à cacher et à détester, ce n'est pas facile...


Qui sont ces parents qui envoient leurs enfants en thérapie ?

C.B. : Ils peuvent venir de milieux sociaux très différents. C'est pour cela que j'ai voulu des témoins très divers. Matthew vient de l'Etat de New York, sa famille est plutôt aisée, juive mais pas religieuse, Lucas vient de Floride, sa mère est agente immobilier, religieuse mais pas complètement fanatique. Elle a découvert sa bigoterie quand son fils a fait son coming out. Jordan, lui, est né dans la "Bible Belt", dans l'Alabama, dans une famille de baptistes du Sud. Le seul point commun entre ces trois familles, c'est l'impossibilité pour ces parents d'accepter l'homosexualité de leurs enfants.

Documentaire "Tu deviendras un hétéro, mon fils"
Documentaire "Tu deviendras un hétéro, mon fils"

Comment expliquer que ces thérapies soient apparues aux Etats-Unis, notamment sous l'impulsion de sexologues comme William Masters et Virginia Johnson dans les années 50 ?

C.B. : Si on remonte au maccarthysme des années 50, il y a toujours eu une vraie homophobie aux Etats-Unis. Il y a un puritanisme que l'on a beaucoup moins en Europe. La vie sexuelle des Américains est scrutée, la Bible y joue un rôle centrale. Tous ces facteurs croisés font que ces thérapies se développent autant aux Etats-Unis. Et il y a également l'aspect business. Il y a des pubs placardées partout. C'est hallucinant.

La lutte pour interdire les thérapies de conversion est politique. Vous pointez le poids de la droite religieuse ultra-puissante.

C.B. : Oui, ils sont très structurés. Le Family Research Council est une organisation extrêmement puissante qui a comme soutien le vice-président des Etats-Unis Mike Pence ou la secrétaire à l'Éducation Betsy DeVos. Ces gens-là ont une force de frappe gigantesque. Cela semble dingue, mais ils ont réseauté partout pour maintenir ce droit aux thérapies de conversion. Leurs arguments ? Ils mettent en avant premier amendement de la Constitution, le droit de pratiquer sa religion comme on l'entend, mais aussi le droit pour les parents de prendre en charge la "santé" de leurs enfants.

Pour eux, l'homosexualité reste une maladie. C'est clairement ce qu'ils disent et cela ne se discute même pas. Ils ont également un autre organisme, la National Association for Research & Therapy of Homosexuality, qui dit que l'homosexualité est la conséquence d'un traumatisme. En gros, soit vous avez été abusé pendant l'enfance, soit vous êtes trop proche des femmes de votre famille... Ce sont des arguments classiques employés par ces "thérapeutes".

A-t-il été facile de rencontrer ces leaders homophobes comme la pasteure "ex-lesbienne" Janet Boynes ?

C.B. : Non, pas du tout. J'ai contacté beaucoup de personnes et on m'a fermé beaucoup de portes au nez. Dans le cas de Janet Boynes, elle part du principe que "mauvaise publicité = publicité", le principal est qu'on parle d'elle. J'ai halluciné au fil de l'interview de voir ses fausses informations, sa mauvaise foi, sa haine.

Vous montrez également ce mouvement des "anciens gays", qui sert de caution assez terrifiante aux thérapies.

C.B. : Ils ne sont même pas "anciens gays", ils sont asexués. Ils ont renoncé à toute vie sexuelle parce qu'ils ne sont pas capables d'être hétéros, tout simplement. Ils sont fondamentalement homosexuels et cela les rend malheureux. Le pire, c'est Kimberly, que l'on voit dans le documentaire. Cette lesbienne était en couple avec une femme et très heureuse, amoureuse. Elle était dans une vie très équilibrée et avait prévu de faire sa vie avec sa compagne. Et la voir détruire tout cela au nom de la religion, la voir se retrouver seule et malheureuse... Ces personnes renoncent à leur sexualité et à leur bonheur.

Quel témoignage vous a le plus marquée ?

C.B. : Le témoignage de Lucas, parce que c'est le plus terrifiant. Il a vraiment subi les pires sévices. Mais l'interview de Jordan par exemple a été un calvaire. Il n'arrivait pas à parler, il était très nerveux. Sa souffrance était là en permanence. Lucas arrive à se reconstruire en dépit de l'enfer qu'il a vécu. Il a peur quand il y a un bruit dans la rue et il a encore de la colère en lui, notamment contre sa mère qui l'a envoyé dans cet enfer, mais il a fait son chemin parce qu'il a déjà témoigné devant la justice. Alors que Jordan est simplement au début du chemin. Il souffre beaucoup du manque de ses parents, avec lesquels il n'a plus de contacts. Je pense que notre interview l'a aidé. Il m'a beaucoup touchée.

Votre documentaire sera-t-il diffusé aux Etats-Unis ?

C.B. : Je l'espère. Et Matthew, l'un de mes témoins, qui devenu activiste, le souhaite aussi. On va voir.

Ces thérapies de conversion ne sont toujours pas interdites en France. Une proposition de loi a été déposée en juin dernier.

C.B. : Oui, et elle n'est d'ailleurs toujours pas à l'agenda des lois à voter. Cette députée, Laurence Vanceunebrock, a enquêté dans le sud de la France et s'est rendue compte qu'il y avait des pasteurs, des églises qui pratiquaient ce type de thérapies. Ce n'est clairement pas aussi développé qu'aux Etats-Unis, mais ce n'est pas pour autant qu'il ne faut pas les interdire, bien évidemment !

Verra-t-on un jour la fin de ces thérapies aux Etats-Unis ?

C.B. : Les prochaines élections présidentielles vont dire ce qu'il peut se passer dans les prochaines années. Si Trump reste au pouvoir, il y a peu de chance que de nouveaux Etats votent l'interdiction de ces thérapies. Après, l'Amérique change du tout au tout d'une élection à l'autre. Obama avait commencé ce travail d'interdiction : il avait reçu une lettre d'une adolescente qui s'était suicidée après une thérapie, il en avait parlé, l'avait mis à l'agenda. Trump a évidemment tout balayé. A suivre donc...

Tu deviendras hétéro, mon fils

Un documentaire de Caroline Benarrosh

Diffusion mardi 8 septembre à 20h50 sur France 5