Claudie Haigneré, seule Française à avoir voyagé dans l'espace : "Les femmes s'autocensurent"

Publié le Jeudi 18 Juin 2015
Anaïs Orieul
Par Anaïs Orieul Journaliste
Ex médecin, chercheuse et ministre, Claudie Haigneré peut également se targuer d'être la seule astronaute française à avoir voyagé dans l'espace... deux fois ! Membre de l'Agence Spatiale Européenne, elle soutient aujourd'hui l'exposition Space Girls Space Women qui s'installe au Musée des arts et métiers jusqu'au 1er novembre 2015. L'occasion de revenir avec elle sur son parcours exceptionnel, mais surtout d'évoquer la place des femmes dans la science.
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L'exposition Space Girls Space Women qui débute cette semaine au Musée des arts et métiers met à l'honneur le secteur spatial à travers le regard des femmes. Le but de ce projet est-il de faire naître des vocations ?

C'est une sensibilisation au spectre de ces métiers qu'on ne connaît pas bien. Donc effectivement, pourquoi ne pas déclencher quelques vocations ? Mais on n'est pas là non plus pour faire que toutes les jeunes filles deviennent chercheuses, ingénieures ou techniciennes du spatial. Ce qu'on souhaite, c'est les intéresser à la science, à l'exploration, qu'elles se disent qu'il y a des choses qu'elles ne connaissent pas et qu'elles aimeraient découvrir. Mais je pense que pour déclencher des vocations, il faut faire naître du désir, et ce n'est pas toujours évident aujourd'hui pour les jeunes de se focaliser, de converger vers un rêve et un objectif. Leur montrer des choses, les incarner, ça leur permet peut-être de converger sur quelque chose qui sera la passion de leur vie. On veut leur montrer que dans ces métiers-là, on travaille en collaboration, on fait des réalisations extraordinaires, on se déplace partout dans le monde. Il faut aussi leur donner le contexte dans lequel ces métiers se pratiquent. Bien souvent, les jeunes voient la science comme un univers où on est tout seul avec sa blouse blanche. Mais ce n'est pas une bonne représentation des métiers de la science et de la technique. Donc avec cette exposition, on peut faire naître des vocations, mais je crois aussi qu'on peut sensibiliser tous les citoyens sur le fait que la science et la technique apportent des éléments de progrès à l'humanité.

Benoît Delplanque, directeur de production chez Sipa, qui est à l'origine de cette exposition, a déclaré à France Inter : "La science a besoin d'images fortes et d'être incarnée par des modèles qui puissent susciter des vocations". En tant que seule femme française à être allée dans l'espace, pensez-vous que vous avez le devoir d'incarner un modèle ?

Ça fait partie de ma mission, ça c'est clair. Je crois qu'on a besoin de modèles de différents types. Moi je suis une forme de modèle mais pas forcément accessible pour des jeunes filles qui me voient arriver avec mes deux missions spatiales et mes différents métiers. Parfois, c'est un peu loin d'elles. Donc cette exposition montre aussi des modèles qui sont de différentes générations. On y voit des très jeunes, des jeunes qui viennent de démarrer leur carrière et des femmes avec des parcours plus reconnus. Je pense que les modèles doivent être de différents types. Personnellement, j'ai été tellement privilégiée de faire deux missions spatiales, que j'ai un devoir de transmission. Cette présence, cet accompagnement, cet éveil, ça fait partie de ce que je dois partager, et je le fais très, très volontiers. Je pense aussi à Samantha Cristoforetti, qui vient de revenir d'un voyage de 200 jours dans l'espace . Par rapport à moi - qui suis partie en 1996 et 2001 – Samantha a pu utiliser les réseaux sociaux. Elle était très présente sur Twitter et je pense que ça touche cette nouvelle génération de jeunes qu'on a envie de motiver et d'entraîner avec nous.

Dans cette vidéo publiée sur Twitter, Samantha Critoforetti explique comment se faire un tacos dans l'espace :

Aujourd'hui, les femmes continuent d'être minoritaires dans les carrières scientifiques. Quelles sont les raisons de ces inégalités d'après vous ?

Déjà, il faut savoir qu'il y a des métiers où il y a un meilleur équilibre, comme dans les sciences du vivant ou la chimie. Mais effectivement, dans les sciences dures, comme les mathématiques, la physique et l'ingénierie, on tourne autour de 21% de femmes. Aujourd'hui, on a atteint un plateau. Et donc, il faut continuer à en parler, à sensibiliser. Comme le disait la ministre de la recherche il y a quelque temps, si on attend que ça se fasse tout seul, on peut attendre 2075 pour avoir l'égalité. Donc il y a vraiment une nécessité d'avancer. Je pense que dans l'éducation, qu'elle se fasse à l'école, dans la famille, ou dans les images que l'on voit, il y a quand même beaucoup de clichés. Les petites et jeunes filles se retrouvent avec des jouets qui représentent des clichés de la femme. Même dans les manuels scolaires, l'homme est quand même souvent présenté comme l'érudit, celui qui a un métier, qui a un titre. Et la femme, et bien elle fait la cuisine, elle pousse sa poussette, et elle est anonyme. Il faut arrêter de véhiculer ces clichés, et surtout les déconstruire.

Les filles sont en plus très bonnes en science. Est-ce que vous pensez qu'en arrivant à un certain niveau, elles s'autocensurent ?

Tout à fait. Elles ont des notes formidables au baccalauréat, mais au moment de s'engager, elles s'autocensurent. Fiorella Coliolo, qui est une astrophysicienne italienne et qui est à l'origine de cette exposition, fait partie d'un groupe qui s'appelle Women in Aerospace . C'est un réseau qui a des programmes de sensibilisation, de tutorat, et qui accompagne, qui prend la main à celles qui n'ont pas confiance en elles. Mais cette autocensure est plus caractéristique chez les jeunes filles que chez les jeunes garçons. Les jeunes filles qui ont 17 en maths vont se dire qu'elles ne peuvent pas aller dans une filière scientifique alors que les garçons qui ont 12 vont y aller très naturellement. Puis je pense qu'on ne connaît pas bien ces métiers, on s'en fait des représentations qui sont fausses. Donc je pense que tous ces éléments font qu'au moment de l'orientation professionnelle, les filles ne vont pas vers ces métiers-là.

Est-ce qu'avec les années, vous avez tout de même senti une évolution dans le tempérament des femmes scientifiques ?

Comme je le disais tout à l'heure, ça n'évolue pas spontanément. Il y a 20 ans, on comptait entre 6 et 8% de femmes scientifiques. Donc, les chiffres ont augmenté petit à petit. Mais là, ça fait quelques années qu'on est à 21%, et ça stagne. Il y a même des branches dans lesquelles ça redescend. Il ne faut pas baisser les bras, on n'est pas au bout du chemin, il faut continuer à être présentes. Bon il y a quand même des choses qui ont évolué en France grâce à notamment certaines législations. Par exemple, une législation va maintenant imposer qu'à partir de 2016 il y ait 40% de femmes dans les conseils d'administration. Moi-même, je fais partie d'un conseil d'administration et quand j'ai commencé il y 8 ans, j'étais la seule femme. Et quand on est la seule quelque part, ce phénomène de rareté, ce n'est pas facile, c'est beaucoup de responsabilités, et il n'y a pas beaucoup de liberté de parole. Mais quand on commence à être plusieurs, ça change tout. Donc parfois, la législation aide. Je ne suis pas quelqu'un qui est pour les quotas, mais je pense que parfois, avoir une discrimination un peu positive à compétences égales ça aide à faire bouger les choses. Les études le montrent : les entreprises dans lesquelles il y a de la diversité, et je parle aussi culturellement et socialement, sont plus efficaces.

Quant aux jeunes femmes elles-mêmes, j'aurais tendance à dire que oui, le tempérament a évolué. Mais j'avais déjà cette impression-là quand je faisais mes études de médecine trente-cinq ans en arrière puisque sur les bancs de la fac, il y avait autant de filles que de garçons. Sauf qu'aujourd'hui, quand vous regardez qui est patron hospitalier ou président d'université, vous voyez qu'il n'y a qu'entre 8 et 10% de femmes. Donc il n'y a pas que dans les métiers d'ingénieurs qu'il y a un problème. Les métiers dans lesquels on prend des décisions ne sont pas encore très accessibles aux femmes.

Vous avez côtoyé deux univers très masculins (science et politique). Avez-vous personnellement souffert de sexisme ?

Concernant la partie mission spatiale et scientifique, pas vraiment. Quand je me suis présentée à la sélection du CNES (Centre National d'Etudes Spatiales), il y avait écrit que c'était pour les hommes et les femmes, donc je n'ai pas ressentie de blocage. Ensuite, j'ai toujours été soutenue par ma famille. Personne ne m'a jamais dit : "Ce n'est pas pour toi", donc naturellement, je me suis toujours dit : "Pourquoi pas moi ?". L'objectif des missions spatiales, c'est le succès. Les missions sont préparées pendant très longtemps, il y a de grosses équipes qui vous entourent, et moi personnellement, je n'ai jamais vu de piège. Tout était fait pour que ça réussisse. Bien évidemment, comme je l'ai toujours dit, pendant les missions, la femme ne doit pas se transformer en homme. Donc il y a des choses que je ne faisais pas comme eux, mais pour la réussite de la mission, on modifiait les façons de faire. Donc de ce côté-là, je n'ai jamais ressenti de différence. Du côté politique c'est peut-être un peu plus compliqué. On a quand même toujours tendance à considérer que la parole forte, la parole sensée, vient davantage du côté masculin que féminin. Mais je ne suis pas un très bon exemple, parce que j'ai le privilège d'avoir volé. J'étais entourée d'une espèce d'aura qui a changé le regard des autres. On me faisait un peu plus confiance parce que j'avais réalisé quelque chose qui fait rêver beaucoup de gens. J'ai été un peu protégée de ce machisme ambiant.

Dernièrement, le Prix Nobel de médecine Tim Hunt a tenu des propos misogynes à l'égard des femmes scientifiques, expliquant qu'elles devraient travailler des laboratoires séparés pour éviter de "tomber amoureuses de leurs collègues et de pleurer quand on les critique". Il y a eu toute une controverse et Tim Hunt a démissionné de son poste, mais pensez-vous que ses propos sont représentatifs de l'état d'esprit dans le monde des sciences ?

Je ne pense pas. Il y a des individus comme ça partout et s'il a démissionné de son poste, c'est qu'il s'est rendu compte qu'il est allé au-delà de ce qui est admissible et normal. Néanmoins, c'est vrai que dans la science, il y a peu de femmes directrices de laboratoires ou de services hospitaliers. Du coup, on a souvent fait des recherches qui n'auraient pas dû être faites comme ça. Par exemple, on a toujours parlé de l'ostéoporose de la femme après la ménopause mais on ne s'est jamais intéressé à la déminéralisation des os des hommes. Donc on n'a jamais traité ça et on se rend compte aujourd'hui que c'est aussi une pathologie de l'homme. Quand on fait des essais sur les médicaments, on teste toujours sur les hommes, sauf que la sensibilité des femmes à la prise d'un médicament n'est pas la même au niveau de la dose. C'est un travers de la science. Parfois dans les magazines, on lit des articles qui se demandent si la recherche est sexiste. Et c'est vrai que cet aspect-là, il faut en parler. La recherche n'a pas toujours été effectuée dans des conditions d'efficacité pour le problème qu'on se pose.

Le cinéma semble s'intéresser de plus en plus à la conquête spatiale, et la bonne nouvelle, c'est que les femmes ont maintenant une place de choix dans les castings. On peut ainsi citer Gravity et Interstellar. Même si cela reste du cinéma, pensez-vous que cela peut inciter les jeunes filles à s'intéresser à l'espace ?

Je pense que ça traduit une réalité : dans les missions spatiales, les femmes ont occupé toutes les positions et on ne le dit pas assez souvent. Tout ce qui peut inspirer est important pour la jeunesse, pour les filles comme pour les garçons. Il faut avoir des rêves, il faut avoir des désirs, pour se projeter dans l'avenir et lever le regard au-delà de l'horizon. Oscar Wilde disait : "Il faut toujours viser la lune parce que même en cas d'échec, on atterrit dans les étoiles". Et c'est vrai, il faut viser au-delà parce que c'est comme ça qu'on progresse. Il faut donner aux jeunes une culture du risque. La vie ce n'est pas le risque zéro. Il faut leur apprendre ce qu'est le risque, comment le gérer, et l'anticiper. Donc moi quand je vois des films comme ça qui sont inspirants sur l'aventure humaine, forcément, ça me plaît.

Gravity est un film qui vous a parlé ?

Oui, parce que j'ai trouvé que les images étaient très bien reconstituées. Les prises de vue de la terre qu'on voyait depuis l'orbite et la configuration des vaisseaux spatiaux étaient très représentatives. Beaucoup d'astronautes qui ont vu le film se sont dit : "Ces images, j'aurais pu les filmer". Bon, après le scénario est très hollywoodien et dieu merci, toutes les missions spatiales ne se passent pas comme ça !

On parlait tout à l'heure de Samantha Cristoforetti, qui revient d'un voyage de 200 jours dans l'espace. Quand vous l'avez vue revenir, qu'avez-vous ressenti ?

J'ai été très privilégiée. J'ai volé deux fois, mon mari qui est astronaute a aussi volé deux fois. On est resté très proches de nos amis astronautes et cosmonautes... Donc quand j'ai regardé l'atterrissage de Samantha, je n'ai pas ressenti de nostalgie, mais c'est vrai que ça fait revenir plein de souvenirs d'une aventure de vie extraordinaire. Quand je l'ai vu atterrir, je me suis mise à sa place. Je me disais : "Elle va être surprise quand l'écoutille va s'ouvrir et qu'elle va de nouveau sentir les odeurs de la terre". Moi, c'est quelque chose qui m'avait marquée.

Space Girls Space Women jusqu'au 1er novembre 2015 au Musée des arts et métiers, Paris 3e, entrée libre

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