Société
L'alcool en confinement, cette pente glissante et dangereuse
Publié le 1 avril 2020 à 17:24
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Du mental au physique, le confinement que nous vivons nous chamboule. Dans un tel contexte, l'alcool semble adoucir l'anxiété. Au risque de développer une vraie dépendance ? Voix anonymes et expertes tirent la sonnette d'alarme.
La consommation d'alcool en augmentation pendant le confinement La consommation d'alcool en augmentation pendant le confinement© Adobe Stock
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"Il faut rester vigilant dans ce contexte". En plein confinement, le psychiatre spécialisé dans l'addictologie Jérôme Palazzolo s'interroge au micro de France Bleu : il est probable que cette situation d'enferment exceptionnelle ait pour conséquences directes des hausses de la consommation d'alcool. D'ailleurs, un tout nouveau sondage Yougov révèle que 13% des Français·e·s déclarent que leur consommation d'alcool a augmenté depuis le début du confinement. Spécialistes et voix anonymes s'inquiètent, et s'alertent.

"C'est une vraie période de stress que nous vivons, et la 'décontraction' va certainement prendre des formes addictives (avec l'alcool, mais aussi les clopes, le cannabis, la bouffe). En ce moment, j'ai l'impression qu'on a peur de nous-mêmes", s'alarme par exemple Pauline, 24 ans. Mais ce "restez chez vous" que l'on doit respecter exacerbe-t-il vraiment les risques de dépendance à l'alcool ? La consommation "acceptable" l'est-elle vraiment ? Comment réagir ? Et quelles solutions apporter aux buveurs addicts ? Éléments de réponse.

"Une gueule de bois en confinement, ça fait flipper"

"Je sens que je glisse sur une pente dangereuse. Je bois 'peu' habituellement : une bière une fois par semaine en terrasse. Mais là, depuis le début du confinement, avec mon coloc c'est facile 2/3 bières tous les soirs", poursuit Pauline. Cela fait quinze jours que la jeune femme boit plus que d'habitude. Le verre du "réconfort" se sirote parfois avant l'apéro, vers 17h. Ce qui ne la rassure pas, d'autant plus que "une gueule de bois en confinement, ça fait flipper un peu !".

Cette pente-là, nombreuses sont celles à l'envisager. Mathilde, 32 ans, a beau surveiller sa consommation ("pas plus de deux verres par soir"), elle reconnaît l'usage de l'alcool comme "anti-dépresseur".

Quand l'alcool débarque comme par réflexe, il vient tromper l'ennui et adoucir l'anxiété. Tout du moins, c'est ce que l'on espère. Pernicieux, il conserve sa fonction sociale en plein confinement. Il n'y a qu'à voir la vitesse avec laquelle les "apéros Skype" sont devenus la norme. Difficile de déboulonner les traditions. D'ailleurs, seule dans son appart' parisien, Mathilde a l'habitude de "trinquer à distance" à raison de trois apéros "en visio" par semaine, grand max. Un rythme moins évident à réguler quand on est confiné à plusieurs. Voyez Manon : la jeune femme de 26 ans est en colocation avec de "bons" buveurs. Plus que jamais, elle souffre de"l'injonction à boire".

"Ce confinement exacerbe mes névroses", confie-t-elle. Un verre, dans son lieu "d'isolement", est d'emblée synonyme de pression sociale, et plus encore de pression de groupe. Ses colocs, "assez fêtards", aiment beaucoup boire et "n'ont jamais autant bu", sans avoir conscience des excès. Les packs de six bières et autres cubis de vin disparaissent vite. Mais sa situation n'est hélas pas une exception. Manon s'en est rendue compte en allant au supermarché lors de ses rares sorties : certains ne se sont pas privés de faire une razzia au rayon Alcools, emportant volontiers les plus grosses réserves - comme les packs de 26 bières. Mais de telles attitudes sont-elles synonymes d'addiction ?

"Aujourd'hui, nous n'avons pas suffisamment de recul pour affirmer avec précision que ce confinement augmenterait les risques d'addiction à l'alcool", tient à tempérer Nelly David, la Directrice Générale de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA). Cependant, l'experte l'admet : ce climat anxiogène peut "engendrer une surconsommation, de l'alcool, du tabac, mais aussi des anxiolytiques et des antidépresseurs". Rien de très rassurant donc. "Puisqu'on est chez soi, beaucoup moins de règles sont établies : notre espace de libertés, et donc de tentations, s'élargit", prévient la directrice. De quoi rendre votre ballon de rouge moins léger.

Et pour les personnes alcooliques ?

"Il faut distinguer la question de la consommation du cheminement vers l'addiction", nuance encore Nelly David. Justement, quel est le sort aujourd'hui de ceux qui ne peuvent pas "s'en passer" ? Et des anciens alcooliques craignant une "rechute" ? A l'ANPAA, peu de coups de fil des principaux concernés ont été reçus ces derniers temps. L'alcool, lui, est moins accessible, qu'il s'agisse de la fermeture des bars et des cavistes aux contraintes inhérentes à l'approvisionnement actuel - se munir d'une attestation, ne pas s'encombrer de courses "superflues". Des critères qui pourraient faire pencher la balance dans le bon sens.

"Mais en vérité, on en sait pas grand-chose. Car en parallèle, on a aussi pu observer des prises de produits plus importantes chez les consommateurs de drogues", tient à rappeler la directrice. Comment prévenir alors ? "En ne laissant pas les bouteilles à portée de mains chez soi", explique-t-elle, mais surtout : en appelant les plateformes à distance des services spécialisés, comme Alcool Info Service par exemple, ouvert sept jours sur sept. Ou l'ANPAA, qui déploie sur l'ensemble du territoire une centaine de centres de soins, d'addictologie, d'accueil et d'accompagnement, au sein desquels les téléconsultations sont maintenues en cette période agitée.

 

"Il est important d'être accompagné·e alors que les liens sociaux sont mis à mal. La parole libère", insiste Nelly David. Mais par-delà la parole, que penser des actes ? Lorsque le préfet de l'Aisne Ziad Khoury propose un arrêté visant à interdire la vente d'alcool dans le département par exemple ? "Quand l'on ne sait pas comment agir, on interdit, et cela peut se comprendre, mais l'interdiction du produit ne sert pas à grand-chose", maintient l'experte, qui juge même la pratique dangereuse : "Les buveurs excessifs risquent de se rendre dans un autre département pour chercher leur produit, avec un impact potentiel sur la sécurité routière et la diffusion du virus".

"Un sevrage en alcool de milliers de personnes serait suicidaire et impensable", réagit à l'unisson Pauline. Et cela pourrait certainement faire empirer les violences dans les familles déjà concernées, qu'elles soient portées envers la conjointe ou envers les enfants". Une hypothèse largement appuyée par la directrice de l'ANPAA qui tient à rappeler que, bien avant le confinement, "deux tiers des femmes qui déclarent être victimes de violences conjugales ont précisé que leurs partenaires étaient sous l'emprise de l'alcool au moment du passage à l'acte".

Interroger la consommation d'alcool en période de confinement n'a donc rien d'anodin. C'est aussi penser à celles et ceux qui pourraient souffrir, ou souffrent encore, de violences et d'emprises, qu'elles soient pathologiques, physiques, psychologiques. Un enjeu considérable.

"Questionner ses pratiques"

Alors que les apéros Skype et autres phénomènes de groupe tendent à faire perdurer des injonctions qu'une telle situation aurait pu envoyer valdinguer, l'introspection n'est pas superflue. "Il faut se demander : je suis sur combien de verres par jour ? Il n'y a pas un jour dans la semaine où j'arrête ? Ne puis-je pas assurer une convivialité sans alcool ?", suggère Nelly David, pour qui il serait temps "d'interroger son usage et l'appréciation du risque pris en consommant, de redevenir l'acteur de sa propre consommation". En s'aidant au besoin des repères énoncés par le compte Twitter de l'opération Dry January : deux verres par jour maximum, deux jours sans alcool au minimum, pas plus de dix verres d'alcool par semaine, et (aussi) boire beaucoup d'eau.

A cela, il faut ajouter les alternatives. Plutôt qu'un "petit verre" qui peut en entraîner d'autres, Mathilde privilégie par exemple le jus de tomates et la bière de gingembre (une boisson gazeuse non alcoolisée), Pauline le Coca (un autre inconditionnel des soirées), d'autres encore les boissons chaudes. Aujourd'hui, la préoccupation de l'alcool varie selon les sensibilités. Au risque d'être trop minimisée. Lou, elle, paraît marcher à contre-courant. Celle qui se dit habituellement "grosse buveuse" à 28 ans (enchaînant demis, Ricard et cocktails lors de ses trois "sorties" par semaine d'avant le confinement) a limité sa consommation ces quinze derniers jours.

"Je pense que j'ai trop peur de perdre pied, que je veux me sentir assez forte pour ce qui arrive et peut arriver (la vulnérabilité de certains proches, les images médiatiques dramatiques des migrants, sans-abris et soignants à bout, la panique, l'émotivité). Je me sens obligée d'être responsable pour accueillir ces nouvelles données", nous dit-elle avec gravité. Une manière comme une autre de conscientiser ses gestes et ses habitudes dans une période qui, comme le déplore Nelly David "est vraiment complexe".

Si vous êtes concerné(e) directement ou indirectement par une consommation d'alcool, n'hésitez pas à appeler Alcool info service au 0 980 980 930.

Pour s'informer, le site de l'ANPAA

Et les ressources du site du Ministère des Solidarités et de la Santé

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