Prof, ménagère, télétravailleuse : les femmes au bord du craquage pendant le confinement

Publié le Mercredi 01 Avril 2020
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
La charge mentale, un fléau qui touche d'autant plus les femmes pendant le confinement ?
La charge mentale, un fléau qui touche d'autant plus les femmes pendant le confinement ?
Si les activités extérieures et les déplacements des enfants ne sont plus à prendre en compte, leur présence à la maison et l'école à distance viennent à nouveau peser sur les épaules des parents. Et particulièrement des femmes, qui restent les gestionnaires principales du foyer.
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"Restez chez vous". C'est le mot d'ordre auquel doivent obéir les 70 millions de Français·e·s depuis le 17 mars. L'école a fermé jusqu'à nouvel ordre, le télétravail s'instaure chez ceux qui le peuvent - les autres devront braver l'épidémie pour ne pas perdre leur emploi. Enfants, parents, animaux de compagnie : le foyer est au complet. Un nouveau quotidien qu'il faut apprivoiser, réorganiser, pour maintenir tout le monde à flot.

Alors que les célibataires sans enfants profitent des temps calmes pour improviser une retraite de yoga ou binge-watcher The Wire, beaucoup de parents croulent sous les devoirs, à coupler aux conférences téléphoniques quand la connexion ne plante pas. Et qui dit adaptation soudaine dit aussi charge mentale accrue. Comment conjuguer suivi pédagogique, repas, activités en même temps que de poursuivre ses tâches professionnelles et de s'assurer que la maison ne tombe pas en ruine ?

Le confinement rajoute du pain sur la planche à celles et ceux qui s'occupaient déjà de penser à tout, et surtout aux femmes. Car bien souvent, ce sont elles qui endossent ces nouveaux rôles - tantôt maîtresse, tantôt travailleuse, tantôt cuisinière, tantôt maman - à bras le corps.

Une situation qui exacerbe les inégalités

Julie Dénès, 40 ans, est autrice, auto-entrepreneure et maman célibataire de deux garçons de 6 et 9 ans. Elle a écrit (Dé)charge mentale (ed. Michalon), un ouvrage dédié au sujet. Avant le confinement, elle avait réussi à trouver un rythme qui lui convenait : elle écrivait la journée pendant que ses enfants étaient en classe, et consacrait du temps à sa famille le soir, avant de se replonger dans le boulot une fois tout le monde au lit.

Depuis deux semaines, tout est "chamboulé", témoigne-t-elle. Et pas pour le meilleur : "En tant que maman solo, je porte toute la responsabilité de la famille. Je gère une PME, je fais tout, tout le temps, je pense à tout, tout le temps : ménage, repas, anniversaires, vacances, écoles, devoirs, rendez-vous médicaux, courses, budget etc. Quoi qu'il arrive, si ce n'est pas moi, c'est moi : je n'ai pas le choix. Aujourd'hui, je ne peux plus travailler comme je veux la journée, les enfants sont constamment avec moi. Je suis en état d'hyper vigilance constante, tout le temps sollicitée."

Quand elle va faire des courses, elle doit emmener ses enfants avec elle. "J'ai ce stress du virus qui circule pour ma famille à gérer en plus", ajoute-t-elle. Elle habite dans un appartement, sans jardin. Le soir, elle sort devant l'immeuble quelques minutes pour faire prendre l'air à sa petite troupe. "Les familles monoparentales sont près de 2 millions dont 85 % de femmes... Nous sommes en première ligne", déplore Julie Dénès.

73 % des femmes estiment en faire plus à la maison que leur partenaire.
73 % des femmes estiment en faire plus à la maison que leur partenaire.

Pour Brigitte Chauvin, psychanalyste, "de manière générale, la situation accentue toutes les inégalités", assure-t-elle. "De revenus, de confort professionnel", mais aussi domestiques. Et majoritairement, "ce sont les femmes qui souffrent de la charge mentale".

Si les mères célibataires payent le prix fort, celles qui vivent en couple n'en sont pas exemptes. L'experte explique que le climat angoissant qui entoure l'actualité exceptionnelle développe les tensions. Chacun·e finit par se replier davantage dans un rôle familier. Certes, tous les foyers hétéros ne fonctionnent pas sous un schéma patriarcal prononcé. Mais 73 % des femmes estiment tout de même en faire plus à la maison que leur partenaire selon un sondage Ifop, quand 60 % des hommes avouent se tenir à l'écart du ménage, 50 % de la cuisine, et 48 % de la vaisselle. Une bonne fourchette, donc, qui a des chances de ne pas aller en diminuant. Car aux tâches habituelles, se rajoute aussi la scolarité des enfants.

Juxtaposer travail et continuité pédagogique

Afin que les élèves ne prennent pas trop de retard, l'Education nationale a décidé de charger les parents de faire l'école à domicile. Les enseignant·e·s mettent à disposition des devoirs et des cours en ligne, ils les expliquent à leurs enfants. En théorie, la marche à suivre semble réglée comme du papier à musique, le gouvernement l'a en tout cas assuré. Dans la pratique, pas du tout. Les plateformes numériques où récupérer les documents saturent sous l'importance du trafic, celles et ceux qui n'ont pas accès à du matériel informatique de qualité ni à une bonne connexion sont pénalisé·e·s.

Claire, 39 ans, mariée et maman de trois petites filles de 5 ans, 4 ans et 18 mois, est professeure d'histoire-géographie au lycée. Avant le confinement, la charge mentale était un terme qu'elle connaissait déjà bien. Elle la décrit d'ailleurs ainsi : "C'est la possibilité de me réveiller la nuit en me disant : 'Mince, j'ai oublié de noter ça, il faut absolument que je le fasse'. C'est avoir une espèce de nuage au-dessus de la tête en permanence qui ne concerne pas son bien-être propre". Si son mari et elle partagent les tâches, elle avoue être plus stressée que lui par le quotidien : "S'il y a un caillou dans l'engrenage, il se dit que ce n'est pas grave. Mais quand ça grince, c'est souvent moi qui fait que ça marche."

De par sa profession, elle se place de part et d'autre du système instauré par le gouvernement. Et elle en voit les limites, de chaque côté : "Depuis le début du confinement, je suis passée d'une charge de travail de 40 heures pour les petites semaines à 60, 70 heures hebdomadaires. Mes collègues et moi-même devons nous charger d'envoyer quotidiennement ce qui représente une heure de cours. Cependant, cela prend beaucoup plus de temps car il faut joindre des consignes adaptées, des documents, assurer le suivi, les classes virtuelles quand c'est possible, les corrections des travaux ainsi que la communication avec les familles, qui n'est pas toujours simple. Et à côté de ça, je dois gérer le suivi scolaire de mes filles."

La continuité pédagogique, "une situation abusive".
La continuité pédagogique, "une situation abusive".

Bien qu'enseignante, elle n'est pas formée pour s'occuper des petites classes, qui n'ont rien à voir avec la prise en charge d'adolescent·e·s. "Je n'ai pas la réserve de patience, ni les outils pédagogiques pour faire accéder mes enfants à une réelle progression", poursuit Claire. Ce matin, c'est son mari qui s'est occupé de faire cours. "J'avais besoin de travailler sans lever le nez pendant quatre heures. Mais j'ai quand même dû aller voir ce qui se passait". La charge mentale n'est plus aussi conséquente qu'avant, estime-t-elle, mentionnant notamment l'absence d'allers-retours en voiture et de la nécessité d'être à l'heure à des rendez-vous, mais "la charge réelle l'a supplantée. Tout ce qui était de l'ordre des activités extérieures a disparu et a été rapatrié à la maison – les journées sont très longues."

Elle se pense toutefois chanceuse que ses filles soient en maternelle, et non dans des années "à enjeux", avec des examens ou un apprentissage de la lecture à la clé, par exemple. Au contraire de Julie Dénès, dont les enfants sont en CP et CM1 : "Je gère les deux niveaux en même temps, plusieurs heures par jour. Je dois guetter les mails des maîtresses, dont je salue le travail, avoir une connexion internet pour les applis de maths et de lecture, expliquer, inventer des dictées. Pendant quelques jours, je n'avais plus d'encre j'avais envie de pleurer, je devais tout recopier, je devenais dingue. Je pensais aux parents qui n'avaient ni imprimante ni rien, et je me suis dit que j'avais encore de la chance d'avoir tout ça."

Pour Brigitte Chauvin, cette "fameuse continuité pédagogique est complètement abusive", lance-t-elle. "Comment les parents pourraient ils se transformer en super pédagogues ? Tout le monde n'est pas équipé de la même façon, tout le monde n'a pas les mêmes capacités. Il y a une rupture qu'il faut assumer."

Claire met quant à elle des mots sur la raison pour laquelle beaucoup de femmes craquent : "Ce qui est compliqué, c'est la juxtaposition du rôle domestique, de mère et de prof, à la fois sur un même volume horaire et un même espace. Et puis, dans mon cas, l'impossibilité totale d'être seule. C'est pour cela que je travaille aussi la nuit, car la maison calme et je dispose d'une bonne connexion."

Lâcher du leste et résister aux injonctions

Il reste cependant une éventualité positive à laquelle se raccrocher : celle que son partenaire réalise le travail effectué, et adapte son comportement. "On pourrait imaginer que, quand un couple hétéro se retrouve à la maison, l'homme se rende compte de tout ce qui est fait par sa femme, et que s'en suive une prise de conscience concrète", positive Brigitte Chauvin. Elise Blanc, psychothérapeute, la rejoint : "Je pense que le confinement va exacerber ce qui préexistait déjà, mais c'est aussi une chance d'échanger et de se mettre à la place de l'autre." Elle insiste également sur l'importance du lâcher-prise, et de savoir déléguer : "Si je délègue la tâche, je la délègue complètement. Il faut aussi accepter que les choses ne soient pas faites comme on l'entend."

C'est justement ce qui pèche chez Meghann, 32 ans, directrice de clientèle dans une agence de communication. Mariée, enceinte de 8 mois et maman d'un petit garçon de 3 ans, elle avoue aimer avoir le contrôle et "ne rien lâcher". "La charge mentale, c'est toute ma vie !", plaisante-t-elle. "Depuis que j'ai entendu ce terme, je me suis reconnue. C'est aussi un peu à cause de mon caractère, qui aime tout gérer. Et puis mon mari m'aide volontiers, pour les courses ou la cuisine, mais il faut toujours lui expliquer quoi faire." Pendant le confinement, elle estime qu'avec l'absence de déplacements et les activités à l'extérieur, sa charge mentale à elle aussi, s'est amenuisée. Ce qui n'est pas le cas de ses angoisses liées à l'accouchement en pleine crise sanitaire. "On reste optimistes, on se dit qu'on en ressortira plus fort".

Ce besoin de contrôle ne vient pas de nulle part. Pour Elise Blanc, la charge mentale prend aussi racine dans la complexité du monde et ce qu'on voit sur les réseaux sociaux. Une pression constante de faire toujours plus, toujours mieux, toute seule. Claire, elle, pointe du doigt la notion d'empowerment, portée aux nues par la société. "Dans cette valorisation, il y a la recherche de la performance dans tous les domaines. La volonté de bien faire son travail, de tenir sa maison, de s'occuper de ses enfants et d'éventuellement faire du sport".

La clé pour espérer se séparer de ce fardeau, en ce moment comme plus tard ? "Prendre de la distance avec les injonctions et accepter que tout ne soit pas parfait", conseille Elise Blanc, qui évoque aussi un "contrat de cohabitation" entre les partenaires, pour se répartir la charge de travail de manière égale. "Et avoir un espace pour soi". Nécessaire, sans aucun doute, mais impossible quand on est seule à élever ses enfants, ou que la vie courante prend toute la place. "Les activités de bien-être pendant le confinement me font rêver", assure Claire. "Mais nous, on est dans une logistique de survie quotidienne". Et à ce rythme-là, pas de temps pour souffler.