Féminisme, Bolsonaro et sororité : Luciana Mazeto et Vinicius Lopes décryptent leur film "Irma"

Publié le Vendredi 02 Juillet 2021
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
"Irma" de Vinicius Lopes et Luciana Mazeto
"Irma" de Vinicius Lopes et Luciana Mazeto
Avec "Irma" (sortie en salles ce 7 juillet), les réalisateurs brésiliens Luciana Mazeto et Vinicius Lopes signe un premier film décalé et mélancolique. Le duo de cinéastes nous en dit plus sur la quête d'émancipation de ces deux soeurs aux super-pouvoirs.
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Julia et Ana filent vers la campagne brésilienne à la recherche de leur père. Un peu paumées, silencieuses, unies. En cours de route, elles croiseront des fossiles, des garçons, des fantômes et la fin du monde tel qu'elles le connaissaient. Irma est une expérience unique. Débutant comme un drame familial, il bifurque, flotte, se distend. Peu à peu, la quête de ces deux jeunes soeurs prend des allures de conte initiatique mélancolique et étrange, entre réflexions philosophiques nimbées de poésie ("C'est pour être belle que tu as du rouge à lèvres ?", demande l'une d'elles. "Non, c'est pour avaler le monde entier"), sororité, dinosaures et astéroïde pop.

A travers ce road-trip baroque aux confins du Brésil, les cinéastes Luciana Mazeto et Vinicius Lopes rendent hommage à la jeunesse vive et férocement insoumise d'un pays en proie au chaos. Ils ont imaginé des filles sans peur qui se heurtent à un monde patriarcal suffocant, elles qui ne rêvent que de la fraîcheur des cascades, de douceur et de liberté.

Le temps d'un Zoom vers le Brésil, Luciana Mazeto et Vinicius Lopes nous ont parlé de leur long-métrage féministe subtilement politique et de leurs espoirs de voir leur pays revivre après le cauchemar Bolsonaro.

Terrafemina : Quand avez-vous commencé à travailler ensemble ? Il est assez rare qu'un binôme femme-homme co-réalise un film.

Vinicius Lopes : Nous nous sommes rencontrés dans notre école de cinéma, l'Université catholique de Rio Grande do Sul, en 2010. Et nous avons commencé à faire des films ensemble avec d'autres amis dès le premier semestre. Nous avons aussi créé notre société de production, Pátio Vazio. C'est à la fin de nos études que nous avons commencé la co-réalisation et la co-écriture ensemble. Et nous n'avons jamais arrêté cette collaboration.

Luciana Mazeto : Nous avons d'autres amis qui travaillent en binôme femme-homme. Mais c'est vrai que ce n'est pas si commun. Il n'y a pas énormément de femmes réalisatrices non plus d'ailleurs, mais ça change enfin et heureusement !

Que pensez-vous que cette parité apporte à votre travail ?

Luciana Mazeto : Travailler ensemble pointe finalement les trucs étranges qui arrivent lorsqu'une femme ou un homme est aux commandes. Sur Irma, nous étions une toute petite équipe et nous avons surtout travaillé avec des femmes. Mais pour notre deuxième film, qui est presque fini, nous avons pu constater la différence lorsque des ordres émanent de moi ou de Vinicius. Je suis beaucoup plus directive et pragmatique dans mon rôle de réalisatrice alors que Vinicius est beaucoup plus délicat. Lorsque nous rencontrions des points de blocage, j'avais tendance à dire : "On s'en fiche, on le fait quand même". Nous avons utilisé cette dynamique en notre faveur. Nous n'avons pas la répartition des rôles genrés que les gens s'attendraient à voir. Et cela fonctionne finalement très bien.

Vinicius Lopes : Oui, nous avons identifié des réflexes sexistes qui ne devraient plus avoir lieu dans les équipes. Sauf qu'ils sont toujours bien présents. On travaille à changer cela.

 

Irma est un film hybride, unique. Comment est née cette histoire ?

Vinicius Lopes : Le film débute avec l'image de ces deux jeunes soeurs qui sont dans un bus, nous ne savons pas où elles vont, ni pourquoi. Mais nous voulons rester avec elles un long moment. C'est la base de tout notre film.

Luciana Mazeto : Au moment du tournage du film, nous avions la sensation que quelque chose allait arriver au Brésil, quelque chose de mauvais et qui allait tout faire basculer. A ce moment-là pourtant, tout allait bien pour les minorités et le contexte était très favorable à la création, les réalisatrices et réalisateurs. Mais nous étions très pessimistes quant à notre futur. Et nous avions... raison car nous sommes maintenant au milieu d'une apocalypse. Nous voulions retranscrire ce sentiment de menace, ce sentiment que quelque chose est sur le point de se finir.

Vinicius Lopes : Dans Irma, il y a cette idée d'extinction, de cycles interrompus- que cela soit en termes d'extinction des espèces ou d'un cercle vicieux familial sexiste. Ces soeurs vont interrompre ces cycles pour être capables d'être différentes.

Luciana Mazeto : Le tournage est tombé au moment où les Brésiliennes devenaient très puissantes et l'on assistait à l'émergence d'un mouvement féministe important. C'était un moment incroyable, très inspirant, mais le backlash a aussi été très fort et le sexisme a repris ses droits avec l'élection de Bolsonaro en 2018.

"Irma" de Vinicius Lopes et Luciana Mazeto
"Irma" de Vinicius Lopes et Luciana Mazeto

Il y a ce mystérieux astéroïde qui plane au-dessus du film comme une menace. Pourquoi avoir ajouté cet élément fantastique ?

Vinicius Lopes : Nous ne voulions pas faire un film ultra-réaliste et les univers fantastiques nous ont toujours intéressés. Même lorsque nous avons réalisé des documentaires, nous avions tendance à mixer différents genres. Dans Irma, nous souhaitions créer des personnages très réalistes, auxquels on croit vraiment, mais aussi jouer avec les spectatrices et spectateurs, ajouter des éléments qui déstabilisent l'audience et provoquent une forme d'incertitude. Nous ne voulions pas totalement tomber dans le drame familial pur et dur, mais plutôt offrir de nouvelles perspectives. Comme des échappatoires à la réalité.

Luciana Mazeto : Et ce film est très personnel pour nous. Il parle d'expériences que nous avons connues en grandissant, puisque nous avons eu tous les deux des enfances marquées par l'absence du père. Ces éléments fantastiques permettent de s'échapper vers le rêve, le symbolisme. Ils aident à gérer des moments difficiles.

Comment avez-vous façonné ces deux personnages de soeurs, Julia et Ana ?

Luciana Mazeto : En écrivant le film, nous étions à fond dans le mouvement féministe et nous nous sommes demandé : à quoi ressemblerait une femme à qui l'on n'a jamais appris à avoir peur ? Parce qu'on nous enseigne à avoir peur depuis toutes petites, pour tout, tout le temps. Du coup, nous avons imaginé la plus jeune des soeurs comme une fille "utopique", qui ne connaît pas le sentiment de crainte. C'est son super-pouvoir ! Elle pense dur comme fer qu'elle peut tout faire. Elle représente notre futur.

Quant à la soeur aînée, nous nous sommes beaucoup inspirés de cette nouvelle génération de très jeunes féministes brésiliennes. Des lycéennes puissantes, intrépides. Ce personnage-là, cette guerrière, incarne le changement. Elle se bat contre tout pour s'assurer que sa petite soeur vivra dans un monde meilleur.

Irma n'est-il pas finalement un film sur le passage à l'âge adulte ?

Luciana Mazeto : Si, complètement. Nous y avons partagé notre propre expérience de cette enfance sans père. Et puis j'ai aussi une petite soeur : cela m'a beaucoup inspirée pour raconter comment nous devons nous serrer les coudes et faire équipe pour traverser des moments difficiles et de désespoir. Ces deux soeurs sont assez fortes pour affronter l'incertitude, elles sont prêtes et armées pour changer les choses.

Vinicius Lopes : Le film avance sur un fil. C'est un peu le cas lorsqu'on grandit. A la fin, que nous avons voulu très ouverte, elles s'émancipent, se libèrent. Nous voulions insuffler de l'espoir.

A quel point est-il difficile pour des artistes comme vous de travailler dans un Brésil dirigé par Jair Bolsonaro ?

Vinicius Lopes : C''est juste impossible ! Tout le secteur culturel est complètement bloqué. Et tout a été fait pour rendre la vie des artistes plus compliquée. Jusqu'à présent, nous étions très privilégiés au Brésil en termes de financement pour faire des films. Mais tout a été gelé. Normalement, lorsque des oeuvres étaient sélectionnées pour de gros festivals à l'international, le gouvernement nous soutenait pour promouvoir la culture brésilienne à l'étranger. C'était très bien organisé, très structuré. Mais cela s'est arrêté dès le premier jour de la présidence Bolsonaro.

Luciana Mazeto : Auparavant, le cinéma indépendant était très soutenu. Mais aujourd'hui, il est impossible de faire du cinéma au Brésil à moins que tu appartiennes à une société de production qui a de grosses ressources. En gros, nous attendons que ce cauchemar se termine. Normalement, en 2022, avec la prochaine élection présidentielle. En attendant, on serre les dents. On reste optimistes !

Irma

Sortie au cinéma le 7 juillet 2021

Un film de Vinicius Lopes et Luciana Mazeto

Avec Maria Galant, Anaís Grala Wegner, Felipe Kannenberg