"Google se rend complice des agressions à caractère sexuel sur les lesbiennes"

Publié le Lundi 10 Juin 2019
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Couple de lesbiennes
Couple de lesbiennes
Alors que l'agression lesbophobe de Londres a scandalisé le monde entier, le mouvement #SEOLesbienne pointe la responsabilité de Google dans la représentation hypersexualisée des couples de femmes sur Internet. Et mène le combat pour infléchir ces algorithmes pernicieux.
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L'agression a choqué le monde entier. Dans la nuit du 30 au 31 mai, Melania Geymonat, une jeune femme de 28 ans, et sa compagne, Chris, ont été victimes d'une terrible agression dans un bus de nuit à Londres. Une bande de quatre hommes les ont interpellées alors qu'elles rentraient d'une soirée et leur ont demandé de "s'embrasser pour qu'ils puissent regarder". Face à leur refus, ces hooligans les ont tabassées.

Depuis ce témoignage glaçant posté sur Facebook, quatre adolescents âgés de 15 à 18 ans ont été arrêtés. Mais cette agression lesbophobe terrifiante met en lumière les violences quotidiennes que subissent les couples de femmes, qui, comme le souligne Melania Geymonat, sont considérées comme "des objets sexuels", objectifiées par des hommes hétérosexuels qui y puisent une source de fantasme malsain. En creux de cette représentation toxique des lesbiennes, la responsabilité de Google et des sites Internet qui continuent à associer les femmes homosexuelles à une imagerie pornographique destinée à un public hétérosexuel.

Pour déconstruire cet imaginaire hétéronormé dévastateur, un mouvement est en train de se mettre en place pour contrer les algorithmes fallacieux. Fanchon est l'instigatrice du hashtag #SEOLesbienne. Avec de nombreux·ses expert·es, elle part en guerre contre Google et se bat pour améliorer le référencement du mot "lesbienne".

Terrafemina : En quoi l'agression de Londres est-elle symptomatique ?

Fanchon : Elle est symptomatique de la lesbophobie, une forme d'homophobie qui est spécifique aux lesbiennes parce que contrairement aux gays, les lesbiennes sont soumises au regard des hommes hétérosexuels. Et malheureusement dans la société, le regard que l'homme hétéro projette sur les lesbiennes est un regard érotique. Internet n'a fait que renforcer ce regard-là avec la pornographique.

A titre de comparaison, la catégorie "gay" dans la pornographie s'adresse aux homosexuels masculins et on change même de site internet. Alors que la catégorie "lesbienne" est une sous-catégorie dans la pornographie hétérosexuelle. On se rend bien compte que les lesbiennes, dans les représentations sociales sur internet, n'existent que dans le cadre d'un fantasme. Et donc la plupart des agressions que les lesbiennes subissent dans l'espace public sont des agressions et des insultes à caractère sexuel.

A Londres, on en a l'exemple : ces femmes ont refusé de s'embrasser pour le bon plaisir de "spectateurs". Et on est exactement comme ce qui se passe sur un site pornographique : les femmes qui s'embrassent, ça m'excite. Et dans la vraie vie, je souhaite reproduire ça.

L'association European Lesbian Conference a d'ailleurs tweeté : "Voilà ce qui arrive lorsque Google et internet s'assurent que le mot 'lesbienne' soit un synonyme de 'sexe créé pour divertir les hommes'". Quelle est la responsabilité de Google ?

F : Google devrait corriger son algorithme. On pourrait penser que cet algorithme est neutre, mais ce n'est pas le cas. Il a été codé, pensé. Google a le pouvoir de corriger ces biais discriminants, il en a les moyens techniques. A sa tête, ce ne sont pas des intelligences artificielles, ce sont bien des humains.

C'est d'autant plus ironique que nous sommes dans le mois des fiertés et quand on tape le mot "lesbienne" sur Google, on a un joli petit visuel "mois des fiertés" avec un arc-en-ciel, mais les algorithmes de Google nous renvoient vers de la pornographie uniquement associée à ce mot-là. Google a donc une responsabilité là-dessus. Il faudrait qu'il agisse. En renforçant ces stéréotypes qui sont préexistants dans la société en associant le mot "lesbienne" à de la pornographie sur Internet, Google se rend complice de toutes les agressions à caractère sexuel sur les lesbiennes.

Quel a été le déclic pour créer ce #SEOLesbienne ?

F : A la base, c'est un hashtag que j'ai créé avec mon épouse. Le déclic est venu d'un tweet de la journaliste Marie Labory qui expliquait qu'elle avait du mal à s'approprier le mot lesbienne. Et je me suis dit que moi aussi, j'avais du mal à me dire lesbienne. J'utilise souvent des périphrases. Et c'est vrai que quand on dit le mot "lesbienne", on le chuchote dans l'espace public, comme si on en avait honte.

Ayant travaillé un peu dans le secteur marketing, je me suis dit qu'il fallait utiliser les mêmes ressorts techniques qu'utilisent nos adversaires pour pouvoir les contrer. Nous essayons de nous entourer des meilleur ·es expert·es pour trouver des solutions et améliorer le référencement du mot "lesbienne". Parce qu'aujourd'hui tomber exclusivement sur de la pornographie, ce n'est pas franchement pertinent.

C'est même dangereux, comme le montre cette agression à Londres.

F : Oui, c'est extrêmement dangereux, c'est violent surtout pour des jeunes. J'ai une pensée pour les familles homoparentales dont les enfants vont peut-être vouloir chercher des informations, des représentations parce que leurs mamans sont lesbiennes sur internet et qui vont tomber sur de la pornographie... Je pense aux parents de jeunes filles qui viennent de faire leur coming out et qui recherchent de l'information et qui ne tombent que sur de la pornographie.

Je pense aux lesbiennes, qui comme moi, sont allées taper "lesbienne" sur toutes les plateformes de recherche pour se rassurer. Et non, je n'ai pas envie d'être une actrice porno ! Pour moi, être lesbienne, c'est construire une famille, me marier éventuellement, aller travailler, avoir une vie normale, quoi. Et rien ne me représente aujourd'hui sur Internet.

La lesbophobie est à la croisée de deux discriminations : le sexisme et l'homophophobie.

F : Complètement. Et en plus, on est invisibilisées. Le mot n'existe qu'à travers une hypersexualisation. Avant, quand j'avais un problème sur l'orthographe d'un mot ou que je cherchais une définition, j'ouvrais mon dictionnaire et j'y trouvais une certaine neutralité bienveillante. Aujourd'hui, on va "gooogleler" et on peut croire que le mot "lesbienne" contient en son sein une dénotation érotique voire pornographique alors que ce n'est pas du tout le cas.

Je l'aime beaucoup, ce mot "lesbienne". Je pense qu'il faut qu'il redevienne à la portée de toutes et tous, qu'on lui rende ses lettres de noblesse parce que c'est un très beau mot.

Exemple de recherches Google avec le mot "lesbienne"
Exemple de recherches Google avec le mot "lesbienne"

Comment expliquer par exemple que le mot "lesbienne" n'ait toujours pas sa page Wikipédia ?

F : Parce que Wikipédia est un univers masculin dans lequel il est très compliqué de faire des modifications. On s'est par exemple battues pour faire modifier la photo de la page "lesbianisme" qui était pornographique et on a eu des révisions à chaque fois qu'on faisait des modifications.

Il y a deux facteurs : il n'y a pas suffisamment de femmes qui se mettent en collectif pour faire des modifications sur Wikipédia, et les hommes qui sont sur Wikipédia ne nous laissent pas la place pour nous exprimer. Des collectifs existent. C'est éminemment important. Il faut que les filles s'emparent de Wikipédia et qu'on commence à écrire du contenu.

En quoi votre mouvement de référencement du mot "lesbienne" peut-il changer les choses ?

F : Il y a plusieurs actions en cours. Nous avons été rejointes par pas mal d'expert·e SEO qui nous ont apporté un regard technique pour nous permettre d'agir. Un algorithme peut être infléchi, orienté. Google a déjà agi pour des mots qui exposaient les enfants à la pornographie, donc il en a le pouvoir.

Qu'est-ce que vous aimeriez voir sur la première page des résultats Google pour le mot "lesbienne" ?

F : On fait justement un recensement des contenus qu'on aimerait mettre en valeur. Il y a notamment ce projet de rédaction de la page Wikipédia qui renverrait vers beaucoup de liens externes, mais on aimerait aussi mettre en valeur toutes les représentations. On aimerait aussi de l'information sur la sexualité des lesbiennes et notamment la prévention parce qu'aujourd'hui, il y a des enjeux de santé publique qui sont très importants. Peu de médecins et de gynécos sont au courant des pratiques sexuelles lesbiennes et elles ne se protègent pas suffisamment et ne se font pas suffisamment suivre. Il y a des lesbiennes qui meurent de kystes, de cancers parce qu'elles ne se font pas dépister par peur d'aller consulter le corps médical...

On aimerait aussi des associations LGBT mais aussi du contenu récréatif, de loisirs comme des contenus promus par Lesbien raisonnable qui sont toujours très drôles et font des recensement de films, de culture, de soirées. Et cela permettrait d'avoir des messages positifs et pas simplement des messages de prévention ou d'informations. Et puis des articles de presse aussi avec le tag "lesbienne" qui apparaisse dans les résultats. C'est important que les journalistes prennent part à ce projet en utilisant le mot lesbienne.