Faut-il foncer lire le nouveau roman de Sally Rooney ?

Publié le Mercredi 07 Septembre 2022
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
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Dans son nouveau roman, "Où es-tu, monde admirable ?" (sorti le 19 août dernier), l'autrice Sally Rooney continue de dépeindre avec justesse le climat politique, écologique, sociétal au sein duquel les millennials tentent de s'épanouir, et les rencontres qui s'y font. A lire.
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La romancière irlandaise Sally Rooney a 31 ans, et elle excelle dans un domaine précieux : capturer les émotions les plus subtiles, les questionnements les plus intimes, et l'importance des moments qu'on croirait anodins. Avec ce nouveau livre, son troisième après Conversations entre amis et Normal People (qui l'a propulsée au rang de prodige de l'écriture), l'autrice phénomène poursuit ce qui fait sa renommée.

Où es-tu, monde admirable (L'Olivier) donne d'une part voix à Alice, une jeune femme qui a connu un succès faramineux à 25 ans avec son premier roman avant d'être admise en hôpital psychiatrique et de s'installer à la campagne. Et d'une autre à Eileen, son ancienne coloc d'université, assistante éditoriale pour un magazine littéraire qui rêve d'être publiée, et jeune femme qui semble vivre dans l'ombre de la première.

Toutes les deux s'écrivent de longs mails - on retrouve l'idée des échanges poussés de Connell et Marianne, le duo au coeur de Normal People - où elles dissèquent leurs sentiments, leur vie, leurs craintes d'un monde qui - les deux protagonistes en sont persuadées - fonce à sa perte.

S'ajoute à cela, forcément, des histoires d'amour compliquées. "Forcément" car c'est là où Sally Rooney est la plus juste, dans l'ambivalence des relations sentimentales et leur infinie complexité. Alice avec Felix, un jeune homme cynique rencontré sur une appli ; Eileen avec Simon, qu'elle connaît depuis l'enfance et avec lequel elle a eu une brève aventure des années plus tôt.

Mais l'un des sujets les plus évidents du bouquin, c'est le succès. Sa quête permanente, sa signification pour chacun·e, sa réalité, et la façon dont il transforme le quotidien de celles et ceux qui le rencontrent. Pour toujours.

Que se passe-t-il après la gloire ?

"J'espère ne pas regretter de l'avoir dit, mais je pense que c'est pour cela que j'ai dû écrire ce livre. Parce que ma vie avait été tellement dominée pendant un temps par le succès de mes deux précédents". Au New York Times, en 2022, l'autrice confie les similarités entre son propre vécu et celui qu'elle donne à son personnage principal, Alice. Et livre une analyse sociétale brute.

"Rooney sait combien d'écrivains tueraient pour être à sa place", écrit le journal. "Mais c'est là où elle veut en venir : tout le monde est perdant, sauf le capitalisme". La romancière déplore encore : "La culture autour de l'écriture ne profite vraiment à personne, même aux personnes à qui elle semble profiter le plus."

Comme Alice, elle ne semblait pas particulièrement prête au tourbillon qui allait l'emporter en 2020. Contrairement à la jeune femme fictive, ce n'est pas son premier roman qui l'a adoubée "phénomène de sa génération", mais plutôt l'adaptation sérielle par la BBC du deuxième, Normal People. Une oeuvre désormais référence qui, c'est malheureusement inédit, raconte l'amour et le sexe par un prisme féminin libérateur. Pas de male gaze et tout autant (même plus) de tension, en gros.

"Ça me terrifie presque, en regardant en arrière, de voir à quel point je ne savais pas dans quoi je m'embarquais", confie-t-elle encore au Times. Aujourd'hui, Sally Rooney sait. Et si elle a démarré les pages de Où es-tu, monde admirable ? avant même de se lancer dans Normal People, la romancière a pu y retourner ensuite pour y ajouter des précisions émanant de sa propre expérience, de son propre ressenti. Et des conséquences d'une gloire pour laquelle peu sont correctement armé·es, qui peuvent, c'est le cas d'Alice, mener à une dépression sévère.

"Où es-tu, monde admirable" de Sally Rooney
"Où es-tu, monde admirable" de Sally Rooney

L'incertitude et la perte au coeur du livre

Au fil de leurs échanges, un autre thème persiste : la disparition, la fin, la perte. Celle des gens, de la civilisation, des connaissances, du talent. Ce qui préoccupent Alice et Eileen est à l'image de ce qui inquiète toute une génération, contrainte de vivre dans une époque (ou sur une planète) qui ne semble plus avoir d'avenir. La mélancolie est prégnante dans les pages de Sally Rooney, mais elle ne concerne pas uniquement le monde dans son aspect sociétal.

C'est aussi la perte d'une insouciance propre au passage de la vingtaine à la trentaine, qu'évoquent les deux amies. Les attentes des un·es, les responsabilités des autres. Les décisions que l'on doit (ou que l'on croit devoir) prendre, qui incarnent un poids étouffant sur un quotidien qu'elles peinent déjà à vivre sans encombre. Une sensibilité accrue, aussi, et une solitude que l'hyper-connexion ne résout pas, bien au contraire.

Alice mentionne par exemple "l'idée que des systèmes d'écriture puissent se ­perdre". Eileen, elle, "les humains ont perdu le sens de la beauté en 1976, l'année où le plastique est devenu le matériau le plus utilisé au monde". Toutes ces réflexions et l'empathie qui découle chez les lecteurs et lectrices n'en rendent toutefois pas les personnages principaux particulièrement aimables. Comme dans Conversations entre amis, Sally Rooney met un point d'honneur (plus ou moins consciemment) à dépeindre des jeunes femmes qu'une bonne partie du lectorat trouvera agaçantes. Imparfaites, en somme. Et tant mieux ?

Une chronique de The Independent décrypte le phénomène de la "Waif Girl" qui caractériserait si bien les héroïnes de l'autrice. La journaliste Roisin O'Connor décrit ainsi les contradictions qui entoure leur écriture. La "Waif Girl" est "normale mais extraordinaire, socialement maladroite mais le centre de l'attention, terne mais excitante, asexuée mais sexy, virginale mais séduisante."

"Les 'Waif Girls' cherchent désespérément à vous convaincre, vous et vos amants, de leur totale insignifiance", ajoute-t-elle non sans sarcasme. Si Frances du deuxième tome y correspond sans hésitation, cette fois en revanche, les deux femmes se perdent moins dans cette description que la chroniqueuse juge "problématique". Surtout, c'est l'amitié entre elles qui fait vivre le roman, plutôt que leurs amours respectives.

Par ailleurs, à l'image d'un message d'espoir envoyé aux millennials, Alice et Eileen reprennent confiance en l'avenir dans les dernières lignes de l'ouvrage. Le signe que tout passe, de nos préoccupations futiles à nos craintes les plus rationnelles et partagées ? Une chose est sûre en tout cas, le futur de la carrière de Sally Rooney, qui dépeint si justement notre curieuse époque, est attendu de pied ferme - et avec enthousiasme.

Où es-tu, monde admirable, de Sally Rooney, ed. L'Olivier.