Pourquoi la rivalité entre femmes fait du mal au féminisme

Publié le Vendredi 04 Novembre 2022
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Deux passionnants essais s'attardent en cette rentrée sur un thème touchy : la rivalité entre femmes. Un phénomène qui a ses explications sociologiques, psychologiques, culturelles...
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De la reine des abeilles des teen movies type Lolita malgré moi aux concurrences surmédiatisées entre popstars, des rom coms les plus paresseuses aux commérages de la vie d'entreprise, dur de nier la réalité des rivalités féminines tant les représentations en ce sens abondent. A l'heure où sont célébrées les amitiés entre femmes, et la sacro-sainte notion de sororité, la réalité est bien complexe et ténue. Dur à réaliser, alors que les féminismes n'ont jamais été aussi mis en avant, et les enjeux de solidarité qu'ils valorisent.

Mais pourquoi certaines femmes entrent-elles en rivalité au taf ou dans la vie perso ? Pourquoi se font-elles du mal, luttent-elles les unes envers les autres ? C'est une question complexe, puisqu'elle synthétise tellement d'expressions sexistes, dont le fameux "crêpage de chignons". Et pourtant, elle mérite d'être posée, tant les tensions entre femmes ne font de mal... qu'aux femmes. Et pas du tout au système (patriarcal) qui les alimente.

Cela, deux passionnants et très complémentaires essais le démontrent : Rivales de Marie-Aldine Girard et En finir avec la rivalité féminine d'Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot. Des ouvrages étudiant le pourquoi du comment, foultitude d'exemples à l'appui, par le biais de réflexions culturelles, sociologiques, psychologiques. On comprend d'une lecture à l'autre que les racines de ce mal relationnel émanent autant de l'éducation et du rapport au corps qu'aux injonctions du système capitaliste. Elles doivent autant aux fictions qu'aux stéréotypes de genre.

Eclairant s'il en est, et évidemment nécessaire pour mieux se mobiliser. Et aussi pour comprendre que, oui, cette rivalité nuit beaucoup au féminisme. Mais comment naissent au juste ces rivalités ?

Deux ouvrages passionnants étudient les mécanismes d'un sujet complexe : les rivalités féminines dont "Rivales" de Marie-Aldine Girard...
Deux ouvrages passionnants étudient les mécanismes d'un sujet complexe : les rivalités féminines dont "Rivales" de Marie-Aldine Girard...

Une rivalité qui éclot (trop) tôt

Pour observer ces rivalités, pas besoin d'attendre les premiers pas dans le monde du travail. Cela, les autrices Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot le démontrent volontiers. Elles nous rappellent que tout part de l'enfance, dès lors que les filles prennent conscience du regard que l'on porte sur elles. Regard pas dépourvu de jugements et de préjugés. Les contes de fées déjà regorgent d'ailleurs de rivalités femmes, entre soeurs ou demi-soeurs par exemple – comme Cendrillon. "Ces histoires ont conditionné notre façon d'imaginer le monde", lit-on.

Ce rapport à la famille, Marie-Aldine Girard l'a relevé également. Comme la rivalité entre soeurs, qui éclot très tôt, mais aussi le plus pernicieux sentiment de rivalité entre mère et fille. Derrière ce phénomène, on trouve "la peur d'être supplantée par l'autre"... mais sans avoir conscience de sa propre valeur. C'est d'ailleurs ce qui différencie la rivalité de la compétition, où cette valeur est davantage conscientisée, note l'autrice.

De même, analysent Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, la reine des abeilles, celle qui par ses agissements fait régner la terreur dans les couloirs du lycée ou les entreprises, écrasant en priorité les femmes, agirait ainsi "par peur de perdre son autorité". Entre famille et groupe d'amies peuvent perdurer de l'école à l'âge adulte les mêmes complexes, et tout ce qu'ils engendrent comme effets néfastes, entre gossips et méfiance.

La rivalité, une lutte contre soi-même ?

Et si cette peur légitime était la clef de tout ? Les deux livres dont il est question le suggèrent en associant la rivalité entre femmes au regard que l'on porte sur l'autre, et sur soi. A savoir, sur l'apparence, le corps, les normes... Autant de diktats qu'exacerbent des plateformes comme Instagram.

... Mais aussi d'être gentilles, au risque d'être perçues... "comme des salopes castratrices". La rivalité féminine naît des injonctions contradictoires qui sont imposées aux femmes.
... Mais aussi d'être gentilles, au risque d'être perçues... "comme des salopes castratrices". La rivalité féminine naît des injonctions contradictoires qui sont imposées aux femmes.

Pour Marie-Aldine Girard, filles et femmes seraient ainsi les premières victimes d'une "tyrannie des apparences" visible dès les récits d'enfance (le fameux "Miroir, mon beau miroir" de Blanche-Neige) et largement alimentée par la suite et auprès des adultes par les fictions, publicités et les émissions de télé-réalité.

"Les femmes sont toujours dépeintes dans les films et séries comme voulant ce que l'autre a et essayant, par tous les moyens, de s'en emparer", décrypte l'autrice. Et ce jusqu'à Instagram, qui va "nous faire souffrir de voir les photos parfaites et la vie parfaite des autres", suscitant fatalement "malaise, frustration et jalousie".

De quoi bousculer la confiance en soi et l'estime que l'on se porte, des valeurs déjà loin d'être évidentes à arborer lorsque l'on est femme - question d'éducation, encore une fois. C'est cette obsession de l'apparence dans les diverses formes que revêt la rivalité entre femmes qui engendre les effets les plus dévastateurs.

Le tabou de la misogynie féminine

Des conséquences qui illustrent un sujet complexe et tabou : la misogynie féminine. Car l'une des incidences les plus nettes de ces rivalités, c'est le slut-shaming : le fait de juger/insulter/harceler une femme en commentant son physique (son corps, ses fringues), jugé "dégradant". Le fameux "c'est une pute" qui, relèvent les autrices, est loin d'être si rare que cela dans la bouche des femmes. Et ce, qu'importe la génération.

"En finir avec la rivalité féminine" d'Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot démontre que ces rivalités émanent autant du rapport au corps qu'aux stéréotypes de genre.
"En finir avec la rivalité féminine" d'Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot démontre que ces rivalités émanent autant du rapport au corps qu'aux stéréotypes de genre.

Car l'on retrouvera cette formulation acerbe aussi bien dans le monde de l'entreprise, pour théoriser de la place et/ou de la promotion d'une collègue prise en grippe, ou dans les couloirs des lycées ou universités, lorsqu'il est question des relations entres filles et garçons... Le garçon, lui, sera rarement ciblé par ces attaques.

Mais comment peut-on être femme et misogyne ? Réponse d'Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot : il faudrait plutôt parler de "misogynie intériorisée". On en revient tout logiquement à cette idée de lutte contre soi. Insulter les femmes, les "slut shamer", s'en désolidariser, peut-être autant envisagé comme "une peur existentielle face au vertige de l'autonomie, due à une éducation fragilisante qui relègue les choix décisifs aux hommes" ou à "un sentiment de honte ancestral" qu'à une sensation "d'envie, de jalousie", ou encore un besoin de s'émanciper "d'une féminité trop mièvre, trop futile, trop maniérée".

En somme, combattre les préjugés en combattant celles qui, pourtant, les subissent de plein fouet. Contradictoire ? Bien sûr.

Une fois dans le monde du travail, les femmes se doivent "d'être compétitives comme un homme pour aller de l'avant"...
Une fois dans le monde du travail, les femmes se doivent "d'être compétitives comme un homme pour aller de l'avant"...

Car comme le rappelle l'autrice américaine Leora Tanenbaum, citée dans En finir avec la rivalité féminine, les femmes sont la cible d'une quantité d'injonctions contradictoires : on leur apprend "à être mince et jolie", mais aussi l'importance de la "beauté intérieure", à trouver "un homme bien" tout en restant "une femme libre". Ou encore "d'être compétitive comme un homme pour aller de l'avant, mais d'être gentille".

Le risque si cette dernière recommandation n'est pas respectée ? "Etre perçue comme une salope castratrice".

Mais du coup, quelles solutions ?

Face à tout cela, la grande solution, c'est la sororité. Une union qui ne naît pas de rien et éclot dans un système patriarcal qui ne désire rien de plus que la perduration de ces rivalités. Comme l'exprimait la podcasteuse Léa Chamboncel à Terrafemina, à propos de la sphère politique (elle aussi riche en rivalités) : "On a l'impression que la solidarité est consubstantielle à n'importe quelle organisation sociale en quelque sorte, alors qu'en réalité, elle se construit. Or, la solidarité masculine, elle, est excessivement présente et très structurée".

Mais du côté de la solidarité féminine, rien n'est si simple. D'où l'importance d'aborder quelques mantras. Ainsi Marie-Aldine Girard énumère : "La sororité sera la clé. On doit travailler sur notre confiance en nous pour ne pas voir systématiquement l'autre femme comme une rivale, pour ne pas se sentir constamment menacée. Avouer notre jalousie parce qu'elle nous dit quelque chose sur nous. Réagir à toutes les situations de misogynie ordinaire auxquelles on assiste. Cesser d'utiliser l'expression 'comme une fille' dans un sens négatif...".

Des conseils pas forcément évidents à tenir, mais qui doivent être motivés par une assertion, décochée par l'autrice : "Ce n'est pas être gnangnan que de souhaiter une plus grande solidarité entre nous, c'est être pragmatique".