Pourquoi les actrices sont toujours (beaucoup) plus jeunes que leurs partenaires ?

Publié le Vendredi 24 Janvier 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Louis Garrel et Lilly Rose Depp dans "L'homme fidèle".
Louis Garrel et Lilly Rose Depp dans "L'homme fidèle".
Vous n'avez pas pu passer à côté : dans les films, les hommes sont toujours plus âgés que leur partenaire féminine. Et parfois même, beaucoup plus âgés. Des comédies françaises aux romances américaines, cela n'arrête pas. Mais pourquoi ?
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Avez-vous remarqué ? Dans les films, les hommes sont bien souvent plus âgés que leur partenaire féminine. De dix, vingt, trente ans parfois. Et sans que cela ne soit jamais sujet à débats. En fait, c'est un petit peu comme les remarques sexistes qui abondent sur certains plateaux télé : à ce point normalisé que l'on n'y fait même plus gaffe. Mais à force de tomber sur les mêmes recettes, c'est l'indigestion direct. Car cet écart n'est pas anecdotique. Il en dit long sur un sexisme qui dure, dure, dure.

De Hollywood à Dany Boon

"Autant en emporte le vent", un classique hollywoodien. Jusqu'au sexisme.
"Autant en emporte le vent", un classique hollywoodien. Jusqu'au sexisme.

Il suffit d'un coup d'oeil vers notre dvdthèque pour mesurer l'ampleur du désastre. 29 ans séparent Sean Penn d'Emma Stone dans Gangster Squad, 27 ans entre Harrison Ford et Anne Heche dans Six jours, sept nuits, 20 ans entre Kevin Spacey et Mena Suvari dans American Beauty. Dans la catégorie comédies romantiques, les spécimens abondent, le plus évident étant certainement le couple Richard Gere/Winona Ryder dans Un automne à New York - 22 années d'écart. Petits joueurs !

Dans Magic in the Moonlight de Woody Allen, ce sont carrément 28 années qui éloignent Emma Stone (encore elle) de son partenaire Colin Firth. Et impossible de ne pas penser au grand lauréat : le duo Sean Connery/Catherine Zeta-Jones, partageant l'affiche du film d'action Haute Voltige. Entre les deux partenaires s'érigent près de quatre décennies de différence. Même les trente-deux ans séparant Liam Neeson d'Olivia Wilde (dans la rom'com' Puzzle) ne font pas le poids, c'est dire.

Depuis quelques années, les médias américains attirent de plus en plus notre attention sur cet écart systématique - et vraiment, vraiment problématique. Quitte à énumérer, comme le fait le site Vulture, les acteurs qui, depuis des décennies, s'entourent à l'écran de partenaires toujours plus jeunes : Johnny Depp, George Clooney, Brad Pitt, Denzel Washington... Les voix les plus ronchonnes (ou réacs, c'est selon) nous diront que ce genre de concertation est bien "en vogue", forcément suscitée par "l'effet #MeToo". Mais ces disparités n'ont pas attendu les dernières révolutions féministes pour éclater à l'écran. Elles sont originelles à l'industrie du divertissement.

Des classiques du cinéma hollywoodien comme Casablanca (Oscar du meilleur film en 1942) et Autant en emporte le vent (Oscar du meilleur film en 1939) en faisaient déjà état. Quand Humphrey Bogart a 43 ans, Ingrid Bergman n'en a que 24. Clark Gable a 37 ans, Vivien Leigh 25. C'est comme si, à la source de l'industrie, s'énonçait cette règle d'or destinée aux actrices : d'au moins dix ans, ton partenaire doit te devancer. Autrement dit, te "dominer"...

Dany Boon et Laurence Arné dans "La Ch'tite famille"
Dany Boon et Laurence Arné dans "La Ch'tite famille"

Et en France, ce n'est pas mieux. Tel que le relate cette enquête du Monde, les "papes" du box office célèbrent (consciemment ?) cette disparité. Dany Boon par exemple, qui, de Bienvenue chez les Ch'tis à La Ch'tite Famille en passant par Supercondriaque et Rien à déclarer, n'a eu de cesse de jouer en compagnie de partenaires plus jeunes : Anne Marivin, Laurence Arné, Alice Pol, Julie Bernard... Les chiffres sont sévères : 7, 14, voire même 16 ans (!) d'écart dans le cas de Laurence Arné. Idem pour un autre acteur bien-aimé du public, Daniel Auteuil, qui dans le film Amoureux de ma femme partage une soirée avec Adriana Ugarte. 35 ans les séparent...

A travers ces exemples disparates, une constante : il s'agit de films réalisés par leur acteur principal. Celui-ci impose donc son regard en tant que réalisateur et comédien, perpétuant cette relation de domination à ce point normalisée qu'elle s'incarne dans l'un des genres les plus populaires du pays : la comédie.

Mais la romance à la française n'échappe pas non plus au phénomène. Dans L'Homme fidèle par exemple, Louis Garrel vit un triangle amoureux en compagnie de Laetitia Casta et Lily Rose Depp, de seize ans sa cadette. Bien sûr, l'on reste encore loin d'un cas d'école comme Descente aux enfers (1986), lequel met en scène un couple aussi emblématique que dérangeant : Sophie Marceau et Claude Brasseur. Lors du tournage, Brasseur a 50 ans et l'interprète de La Boum... 20 ans à peine.

Pour Pauline Mallet, instigatrice du podcast de cinéma féministe Sorociné, on dépasse là le cadre du système hollywoodien. C'est bien de notre culture, hier célébrée, aujourd'hui contestée, qu'il s'agit. "Cela nous renvoie au mythe de la séduction et de la "courtoisie" à la française : le fantasme inépuisable de la jeune fille, inexpérimentée, pure, que l'homme mature a envie de déflorer. Comme si, dans le cinéma français, les jeunes femmes étaient similaires aux nus que l'on observe dans les musées : des figures à l'air innocent, presque enfantines parfois, mais qui semblent scruter les hommes, leur inspirer la tentation", explique-t-elle. Une imagerie bien désuète.

Une discrimination à double sens

Claude Brasseur et Sophie Marceau dans "Descente aux enfers" : 30 ans d'écart.
Claude Brasseur et Sophie Marceau dans "Descente aux enfers" : 30 ans d'écart.

Force est de constater que dans la fiction, cette "domination" masculine est toujours double. D'une part, elle porte donc sur un fantasme, celui de la jeune femme "pure", source de désirs plus ou moins inavoués. Un schéma auquel correspondent bien des comédiennes abonnées à cette disparité, comme Scarlett Johansson et Jennifer Lawrence, mais aussi Natalie Portman ou Emma Stone. D'autre part, il s'agit, à travers ce désir, de rappeler la vivacité de l'homme "mature", encore d'attaque malgré le poids des années, éternel séducteur prompt à captiver le regard féminin.

Et à travers cet oeil, dont se préoccupe les personnages mais aussi le public (masculin), s'exprime évidemment celui de l'homme. C'est à dire le "male gaze", ainsi défini par l'autrice et docteure en études cinématographiques Iris Brey dans son captivant ouvrage Le regard féminin : le male gaze désigne un point de vue masculin dominant qui bien souvent s'accorde à "une vision patriarcale où les femmes à l'écran (et dans la vie réelle) doivent être soumises au regard des hommes pour que ces derniers éprouvent du plaisir et du désir, soit dans la diégèse du film en tant que personnages, soit dans leur fauteuil au cinéma en tant que spectateurs".

 

Richard Gere et Winona Ryder dans "Un automne à New York".
Richard Gere et Winona Ryder dans "Un automne à New York".

Tout est donc affaire de désir et de "séduction". Mais l'un des grands soucis de cette histoire, c'est que "séduction" rime volontiers avec "discrimination". Tandis que les jeunes actrices subissent bon gré mal gré cet écart, leurs consoeurs plus âgées, elles, se retrouvent reléguées au placard. Les acteurs ont le droit de vieillir, mais pas les actrices, qui perçoivent là une cinglante sonnette d'alarme : on les avertit de leur "date de péremption".

"Le système impose aux actrices de vendre plus souvent leur capacité de séduction que leurs compétences. Or, à plus de 50 ans, c'est-à-dire une fois ménopausée, une actrice rentre dans un tunnel qui la place dans une zone indéfinie, dont elle sort lorsqu'elle peut jouer les grands-mères", s'attriste à ce titre la maîtresse de conférences en études cinématographiques Gwenaëlle Le Gras dans les pages du Monde.

Pour Pauline Mallet, tout cela nous renvoie à un phénomène plus large encore. A savoir, "un culte de la jeunesse généralisé, omniprésent, d'Hollywood aux pubs L'Oréal, où la femme se doit non seulement de rester éternellement jeune, mais surtout, jeune au regard des hommes. Et c'est cette pression patriarcale qui dicte cette injonction à la féminité", explique la créatrice de Sorociné. C'est pour cela que dans une industrie comme Hollywood, la disparité des âges est aussi considérable que l'écart salarial entre acteurs et actrices, ou que la très inégale présence des femmes aux postes majeurs des grandes productions. En vérité, tout cela est lié. D'un studio à l'autre s'exprime une même hégémonie.

"De manière récurrente tout au long de l'histoire du cinéma, l'âge des acteurs principaux augmente tandis que celui de leurs partenaires reste identique voire même, diminue. Et c'est effrayant car cela ne fait que renforcer l'idée de la domination masculine", déplore à ce titre le blog féministe Her Campus, en brandissant l'exemple de la saga James Bond. Dans Spectre, l'agent 007 (Daniel Craig, 47 ans lors de la sortie du film) partage l'affiche avec Léa Seydoux, alors âgée de 30 ans. Déroutant dit comme ça, mais tout à fait "standard" dans une fiction...

Emma Stone et Colin Firth dans "Magic in the Moonlight"
Emma Stone et Colin Firth dans "Magic in the Moonlight"

Il est important de parler de cet écart. Car ce n'est pas juste une question de sorties ciné. Non, c'est un enjeu de société. "En le rendant systémique, les fictions nous disent qu'il est possible de sortir avec une femme plus jeune quand on est un homme plus vieux (c'est-à-dire plus 'expérimenté') mais surtout que c'est normal", décrypte en ce sens Pauline Mallet. Une opinion à laquelle s'accorde le producteur Stephen Follows. Interrogé par le magazine Standard, il explique : "Les films que nous visionnons constituent une partie importante de notre culture et éclairent notre façon de penser le monde. Ils sont si omniprésents qu'il est impossible qu'ils n'aient pas d'effet sur ce que nous considérons comme une relation normale".

Et ces incidences sont d'autant plus significatives que "le premier endroit où de nombreux enfants voient des relations qui ne sont pas celle de leurs parents est à l'écran", rappelle Stephen Follows. A partir de là, déconstruire ce que nous avons pour habitude de voir n'est pas juste un caprice de cinéphile. C'est une question de lecture des images, d'éducation et de transmission. Et ce n'est malheureusement pas l'égalité des sexes que l'on enseigne dans les salles obscures...

Tout peut changer ?

"Big Little Lies", la révolution télévisuelle ?
"Big Little Lies", la révolution télévisuelle ?

Tandis que les plus jeunes actrices se voient assujetties à ce schéma narratif bien patriarcal comme il faut, les plus âgées, elles, semblent lentement mais sûrement disparaître des radars. Mais s'il exige de profonds bouleversements (aussi bien exécutifs que créatifs), ce constat n'a rien d'une fatalité. C'est tout du moins ce que nous assure Reese Witherspoon. A en croire l'actrice et productrice, bien connue pour ses discours empouvoirants, le système ne peut qu'évoluer car en vérité, c'est déjà le cas de l'audience.

"Pendant longtemps, les distributeurs ont supposé que leur public principal était des hommes âgés de 19 à 25 ans. Cela a changé aujourd'hui : les jeunes regardent des films sur Netflix et sur leurs tablettes. Maintenant, ce sont les personnes âgées qui vont au cinéma, et les femmes plus âgées constituent dès lors une audience-clé", a décrypté l'entrepreneure lors d'une entrevue recueillie au London Film Festival. En somme, celles que l'on invisibilise sont devant l'écran, alors autant les inclure à l'intérieur...

Mais du côté de Netflix et des tablettes justement, les choses changent aussi. "Les séries télévisées ont beaucoup à apprendre au cinéma concernant ce gros souci de disparité. Un grand nombre de séries actuelles accordent bien plus de visibilité aux femmes plus âgées, et les écarts d'âge sont moins importants", analyse la podcasteuse de Sorociné. Des shows à succès comme How to Get Away with Murder, Big Little Lies, House of Cards, Succession, Orange is The New Black ou encore Downtown Abbey ont fait honneur à des actrices âgées de cinquante ans et plus. La télévision a offert des rôles dignes de ce nom à des stars comme Viola Davis, Nicole Kidman, Robin Wright et Holly Hunter, mais aussi Laura Linney (Ozark), Julia Louis-Dreyfus (Veep) ou Sharon Stone (The New Pope), toutes quinquas et sexagénaires.

Reste maintenant à savoir ce qu'il en sera de l'industrie cinématographique dans les années à venir. Alors que les ponts entre productions télévisuelles et créations cinématographiques sont désormais si évidents qu'ils font à peine débat, les secondes tireront-elles des premières certaines leçons ?