Pourquoi la Une de "Vogue" avec Billie Eilish est si puissante

Publié le Mardi 04 Mai 2021
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
En Une du magazine Vogue, Billie Eilish prône un message libérateur. Et paradoxal ?
En Une du magazine Vogue, Billie Eilish prône un message libérateur. Et paradoxal ?
Dans cette photo : Billie Eilish
Grimée en Marilyn Monroe de la génération TikTok, Billie Eilish déborde de classe en Une du magazine "Vogue". Un shooting qui peut s'envisager comme une réponse directe à ses haters misogynes. Autrement dit, une ode glam et stylée à l'acceptation de soi.
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On en attendait pas moins de Billie Eilish. Alors que l'on venait à peine de découvrir le clip de son nouveau son, l'apaisant Your Power, teasing d'un futur album attendu pour juillet prochain, la teen idol sacrée aux Grammys a cassé Internet en dévoilant la Une et le shooting dont elle est l'héroïne dans le dernier numéro du magazine de mode Vogue.

La star de 19 ans apparaît en tenue de pin-up des années 50. Un hommage évident à Marilyn Monroe, et à un certain glamour désuet, salué par des dizaines de millions de likes et de commentaires, sur le compte Instagram de l'artiste notamment. Mais cette séance-photos stylée en lingerie (dont un corset Gucci) n'a rien d'anodin. En prévision des (abondantes) réactions, l'interprète de Bad Guy et voix du thème d'ouverture du prochain James Bond a commenté ses propres portraits sur ses réseaux.

On la lit : "Merci à l'équipe britannique de Vogue pour avoir respecté ma vision et lui avoir donné vie. J'adore ces photos et j'ai adoré faire ce shooting. Fais ce que tu veux, quand tu veux. Envoie balader tout le reste". Un "fuck everything else" des plus éloquents (oui, notre traduction est plus light), et qui semble traverser ce qui, plus qu'une série de poses, nous apparaît comme une véritable prise de position.

Un shooting libérateur... et paradoxal ?

Car tout en s'adressant à son audience et ses fans, Billie Eilish semble dédier cette mise en scène, ces choix stylistiques et l'air de triomphe qui va avec à ses haters. Haters dont elle coupe régulièrement le sifflet, en partie lorsque ces derniers se plaisent à commenter et critiquer son apparence, son corps, ses fringues. Par-delà les questions de santé mentale qui lui sont cruciales, le combat que mène Billie Eilish depuis des années a pour cible le body shaming, cet ensemble de jugements et insultes discriminatoires, sexistes et haineuses visant le corps des femmes, et plus encore, des jeunes femmes - une grande partie des auditrices de l'artiste s'il en est.

L'an dernier déjà, en se déshabillant lors d'une tournée, la star dénonçait les pressions qui pèsent sur son physique. "Vous avez des opinions sur mes opinions, sur ma musique, sur mes vêtements, sur mon corps. Certaines personnes détestent ce que je porte. D'autres en font l'éloge. Si je porte ce qui est confortable, je ne suis pas une femme. Si je me débarrasse de ces couches de vêtements, je suis une salope", déclarait-elle alors.

Entre les lignes, Eilish évoquait les nombreuses réactions que suscitent ses vêtements larges, baggy par ailleurs portés... pour éviter le body shaming, justement. Avec cette Une de Vogue, l'artiste met la liberté par-dessus tout, comme une conclusion à ce discours de tournée. Cette liberté, c'est celle de passer des vêtements XXL au corset quand bon lui semble, tout comme elle a pu récemment troquer les tonalités noires et vertes de ses cheveux pour un blond solaire. L'expression de l'émancipation passe par le style, les fringues et le sens qu'on leur injecte.

On aurait donc tort d'envisager ce "fuck everything else" comme une simple provoc. Ayant bien conscience, à l'instar des militantes féministes, que "l'intime est politique", la chanteuse affirme à la face du monde que son image, tout comme son corps, lui appartient. Politique, et thérapeutique. Elle explique dans Vogue : "Mon corps était la principale raison de ma dépression quand j'étais plus jeune. Mais tout ce qui compte c'est ce qui vous fait vous sentir bien. Montrer votre corps et montrer votre peau - ou pas - ne devrait pas vous priver de respect".

Un discours qui n'est pas simplement celui d'une jeune femme, mais plus encore celui d'une jeune artiste féminine au sein d'une industrie musicale volontiers paternaliste qui, elle nous l'assure, ne lui dictera aucun code. Mais si cette prise de parole réjouit, elle génère aussi de nombreuses interrogations. Ainsi le média Madmoizelle s'interroge sur la portée paradoxale de ce shooting qui, à l'instar de ladite industrie, sexualise une jeune popstar de 19 ans. Et le magazine d'y voir là "un schéma classique qui fleure bon le patriarcat".

Alors, Billie Eilish déboulonne-t-elle le patriarcat, et son jugement systémique du corps féminin, ou tombe-t-elle malgré elle dans son piège, celui du glamour à tout prix ?

Son discours, tout comme l'intention qui précède cette séance-photos, laisse à penser que ce shooting est à l'inverse une réappropriation (de son image, intime, médiatique) bien plus qu'une aliénation à un système, même si l'imaginaire dans lequel s'inscrit cette Une fait grincer des dents. Comme bien des icônes de la pop, c'est encore dans le paradoxe que s'écrit l'histoire de Billie Eilish.