La bière est-elle aussi une boisson de femmes ?

Publié le Vendredi 07 Août 2015
Charlotte Arce
Par Charlotte Arce Journaliste
Journaliste en charge des rubriques Société et Work
La bière est-elle aussi une boisson de femmes ?
La bière est-elle aussi une boisson de femmes ?
Longtemps entachée par l'image du footeux buvant sa mousse devant la télévision, la bière est aujourd'hui consommée et produite par de plus en plus femmes. Séduites par la richesse de l'offre artisanale, elles n'hésitent pas à casser les clichés en préférant des bières de caractère aux breuvages coupés au sirop. À l'occasion de la Journée Internationale de la Bière, zoom sur une boisson bien moins sexiste qu'elle n'y paraît.
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Il y a encore une poignée d'années, si l'on demandait au tenancier d'un bar de quartier de nous servir une boisson typiquement "féminine", son choix se portait très certainement sur un petit blanc fruité ou un soda 0%. Certainement pas sur une bière, à moins que celle-ci ne soit coupée au sirop (le fameux Monaco) ou aromatisée aux fruits.

Car jusqu'à récemment, dans l'inconscient collectif, la mousse que l'on commandait au comptoir n'avait rien d'une "boisson de nanas". Consommée entre potes au pub du coin ou sirotée à la bouteille devant un match de Ligue 1, la bière a longtemps été une boisson excluante pour les femmes. Persuadées de "ne pas aimer ça", laissées de côtés par les grandes firmes internationales, elles se rabattaient alors sur des boissons moins connotées.

Une boisson brassée par les femmes

C'était pourtant mettre de côté l'histoire de la bière, dont le brassage a été durant des millénaires l'apanage des femmes. Apparue dans le sillage de la culture du blé et de l'orge il y a 9 000 ans, le brassage de la bière était alors une activité typiquement féminine. "Comme celle du pain, la fabrication de la bière était dévouée aux femmes au sein de l'espace domestique", explique la zythologue Elisabeth Pierre (de "zythos", orge en grec) et auteure du Guide Hachette des Bières. "Puis au Moyen Âge a eu lieu un changement majeur : le brassage de la bière s'est organisé en corporations et dans les monastères, où se trouvaient des moines-brasseurs. Pour autant, les femmes ont continué à faire de la bière de ménage."

L'autre coup porté à la mainmise des femmes sur le brassage de la bière a eu lieu aux XVIIIe et XIXe siècles lorsque sont apparues dans les grandes métropoles les premières entreprises de brasserie, tenues essentiellement par des hommes. Parmi celles-ci, huit se sont muées en grands groupes qui ont peu à peu phagocyté le marché de la bière. En 1970, on ne comptait plus qu'une quarantaine de brasseries artisanales en France, une vingtaine au milieu des années 80 . En 2010, sur les 333 brasseries de l'Hexagone, 98,4% de la production était assurée par ces huit mastodontes.

Proposer autre chose que des bières aux fruits

Fort heureusement, on assiste depuis quelques années à une diversification de l'offre brassicole. Sous l'impulsion de passionnés, soucieux de proposer autre chose que la blondeur standardisée des bières de supermarché, ont ouvert ces dix dernières années des centaines de brasseries artisanales, brassant moins de 500 hectolitres de breuvage par an. Elles sont aujourd'hui environ 600 en France à se réapproprier progressivement le marché. Un tiers d'entre elles est tenu par des femmes.

Parmi elles, Eugénie Mai-Thé, brasseuse-en-chef de la mircrobrasserie FrogBeer et amatrice d'India Pale Ale, a sa petite idée sur l'origine des stéréotypes véhiculés par la boisson houblonnée : "Je pense que le positionnement marketing des bières industrielles au siècle dernier a eu l'effet d'un lavage de cerveau. Ce sont ces grands groupes qui nous ont inculqué l'idée que la bière était une boisson d'hommes, avec tous les clichés que cela suppose. Et paradoxalement, ces mêmes entreprises ont créé des bières spécialement conçues pour les femmes, des sous-bières."

Un constat que partage Cécile Delorme. En 2010, cette passionnée a ouvert à deux pas de la rue Mouffetard Brewberry , une cave à bière aujourd'hui couplée à un bar à dégustation. "Du côté des bières industrielles, la tendance est frappante. De plus en plus de grandes marques sortent des produits ciblés 'femmes' (Kronenbourg cerise, par exemple) pour ne pas passer à côté de cette tendance du marché, même si ces nouveautés sont souvent à côté de la plaque !"

C'est là, justement, que les brasseries artisanales tirent leur épingle du jeu : en proposant autre chose que des bières standardisées, souvent aromatisées et parfois très sucrées, elles séduisent une nouvelle clientèle, dont des femmes connaisseuses ou désireuses d'initier leur palais. "Si aujourd'hui, les goûts des femmes en matière de bière se développent, c'est parce que les brasseries artisanales ont un positionnement tout à fait différent : celui de faire de la bonne bière et de la partager avec le plus grand nombre. Dans l'univers de la craft beer, il n'y a pas de segmentation du marché comme c'est le cas avec la bière industrielle", estime Eugénie Mai-Thé.

Un plaisir gastronomique

Lasses d'essuyer les regards étonnés des serveurs quand elles commandent une pinte de brune, les femmes sont aujourd'hui de plus en plus nombreuses à se rassembler pour s'initier à la bière artisanale, découvrir une nouvelle cuvée ou participer à une soirée accords mets/bières. C'est le cas des Buveuses de bière à talons aiguilles. Créé à Paris en 2009 par Stanislassia Klein, la créatrice de Stella Cadente, le club compte désormais plusieurs antennes régionales, dont celle du Nord où sont inscrits près de 1 000 membres. Exclusivement féminin à ses débuts, le Club des buveuses de bières ouvre désormais grand ses portes aux hommes, qu'ils soient de vrais amateurs de bière ou de simples curieux. "Environ 60% des femmes et 40% d'hommes participent à nos événements, note Virginie Di Gregorio Lanvin. On constate un véritable engouement autour de la bière artisanale et d'anciens styles de bière. Ça ouvre la porte à de nouveaux consommateurs."

Parmi eux, une majorité de femmes qui découvre qu'il existe une autre manière de parler de la bière, et surtout de la déguster. "Dans les ateliers que j'anime, explique Elisabeth Pierre, je me suis aperçue que les femmes sont généralement plus curieuses que les hommes de découvrir de nouveaux goûts. Et surtout, elles préfèrent généralement les bières qui sont soit très amères, soit très torréfiées, ou encore très épicées ou florales... Les femmes qui aiment la bière aiment les bières qui ont du goût !"

"Contrairement aux préjugés, ce sont les hommes qui boivent le plus de bières aux fruits, affirme Cécile Delorme. Les femmes vont plus vers la dégustation et donc la qualité, tandis que les hommes vont privilégier la quantité. Les bières trop fortes en alcool leur font généralement un peu peur."

Séduites par la palette d'arômes offerte par les bières artisanales, les femmes découvrent dans la dégustation un plaisir gastronomique. Déceler des notes de vin, une saveur de pain ou de torréfaction... Une richesse gustative que les femmes ne s'attendaient pas à trouver dans un verre de bière. "Les femmes se rendent compte qu'on peut associer les bières avec des desserts, par exemple les dark beers avec du chocolat, les bières fumées avec les barbecues... On sort enfin de ce cliché de la boisson de soif des matchs de foot pour toucher les domaines de la gastronomie et du foodpairing. La bière artisanale donne un autre point de vue sur la bière", se réjouit Eugénie Mai-Thé.

Pour autant, il reste encore du chemin à parcourir pour que la bière se départisse enfin de son image de boisson virile. "Il y a encore pas mal d'éducation à faire, notamment dans les lieux de débit de boisson et les restaurants qui sont encore trop peu nombreux à laisser aux bières artisanales la place qu'elles méritent, souligne Virginie Lanvin. Mais je suis optimiste car le marché évolue plutôt bien, on rencontre de plus en plus de personnes que la bière intéresse. Je me dis que d'ici quelques années, on sera tous au même niveau de connaissance et que ce sera un grand plaisir de partager un verre de bière avec ces nouvelles consommatrices."