Culture
"On ne naît pas mec" : Daisy Letourneur dissèque les masculinités avec malice
Publié le 31 mai 2022 à 18:06
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Avec son "Petit traité féministe sur les masculinités", l'autrice Daisy Letourneur épingle les mecs (machos, mascus, woke) et plus globalement le système patriarcal qu'ils constituent, avec beaucoup d'humour et de verve. Rencontre.
"On ne naît pas mec", l'étude féministe des masculinités par Daisy Letourneur "On ne naît pas mec", l'étude féministe des masculinités par Daisy Letourneur© MGM
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On ne naît pas mec. Le titre seul du premier livre de l'autrice trans Daisy Letourneur pose le ton : irrévérencieux, féministe et taquin. Avec ce "petit traité féministe des masculinités", la militante passe sur le gril les attitudes des hommes et toutes les constructions culturelles qui leur sont associées.

"Nouveaux pères" et masculinistes, collègues de bureau sexistes et héréros progressistes, personne n'y échappe. Pour illustrer ces situations, l'essayiste déploie même des dessins caustiques qui font rire jaune.

Chapitre après chapitre, Daisy Letourneur s'interroge : c'est quoi, au fond, être un mec ? Et un mec antiféministe ? Pourquoi les garçons ne doivent-ils pas pleurer ? Un mari peut-il vraiment être "déconstruit" comme l'énonce avec confiance Sandrine Rousseau ? De quoi l'amitié virile est-elle au juste le nom ? Pourquoi les mecs hétéros préfèrent-ils les mecs ?

De quoi inciter bien des lecteurs à une introspection bienvenue. En découle une recherche très complète, qui fait écho aux réflexions de la journaliste Victoire Tuaillon et de son podcast Les couilles sur la table, mais aussi un ouvrage incarné, où pensées sourcées et expérience subjective côtoient des piques ironiques souvent jubilatoires. Rencontre.

Terrafemina : L'essai s'adresse dès le début aux hommes et leur rappelle : "Vous n'êtes pas qu'un homme, votre masculinité n'épuise pas l'entièreté de votre être, parler de votre masculinité ce n'est pas parler de vous en entier".

Daisy Letourneur : Oui, et d'ailleurs de manière générale je n'ai pas cherché à m'adresser tout particulièrement aux hommes ou aux femmes hétéros. J'ai écrit le livre en posant des questions et en discutant, comme je le ferais avec un peu n'importe qui.

En tout cas, je ne voulais pas me paralyser en me disant "il ne faut surtout pas fâcher les hommes", ni à l'inverse me dire "il faut vraiment leur rentrer dedans". Mais si mon livre peut éveiller chez le lecteur masculin un certain nombre d'interrogations, j'espère qu'il incitera également les lectrices hétérosexuelles à se remettre en question. Et les personnes cisgenres en général.

"On ne naît pas mec", l'essai féministe ravageur de Daisy Letourneur © Stéphanie Valibouse

On est toutes et tous partie prenante du genre comme système. Il n'y a pas que les hommes qui sont 100 % responsables des choses telles qu'elles sont. D'ailleurs, je ne délivre aucun conseil aux hommes sur ce qu'il faudrait faire individuellement, au niveau des relations amoureuses par exemple, l'idée d'un combat collectif me parle plus que l'individu. Ce n'est pas du tout un livre de développement personnel. J'essaie juste de donner des outils de réflexion.

C'est un livre plein d'humour, une dérision qui passe par les punchlines et les dessins. Est-ce que cela permet de mieux diffuser vos messages ?

D.L : Ce n'est pas un sujet qui fait beaucoup rire les hommes donc j'avais peur que cette dérision soit prise comme une attaque. Mais j'ai l'impression, des retours que j'ai eus, que cet humour permet de mieux faire passer la pilule. Après, le but de ces blagues n'est pas d'alléger les questions posées ou d'amoindrir leur impact, simplement de déployer un langage plus universel.

Votre blog dédié aux masculinités, La mecxpliqueuse, qui est à l'origine de ce livre, génère-t-il d'ailleurs des retours positifs de la part des hommes ?

D.L : Il y en avait beaucoup plus au début. Avant ma transition, le blog s'appelait Le mecxpliqueur, et il s'agissait donc d'un homme qui parlait aux hommes. C'était forcément perçu différemment : j'avais l'impression que davantage d'entre eux étaient prêts à écouter. Puis le blog a évolué, moi aussi : j'ai peu à peu poussé les réflexions plus loin, j'ai beaucoup lu au fil des années en terme de théorie féministe. Au début du blog je pouvais accrocher un certain nombre de personnes, mais j'allais moins en profondeur.

Même si, à l'époque déjà, ça allait d'emblée trop loin pour certains hommes. Même pour des hommes féministes ou qui se disaient féministes. L'humour misandre par exemple, qui est juste de l'humour, qui est une sorte d'exutoire, ça ne passe pas du tout avec certains d'entre eux. C'est d'ailleurs toujours intéressant de voir à partir de quel moment on perd certains lecteurs masculins. On le constate parfois avec des choses inattendues.

Or bien souvent, quand les hommes disent que le féminisme va trop loin, c'est que l'on a touché quelque chose et donc qu'il faut persister. On ne peut pas laisser les hommes se faire arbitres du féminisme !

"On ne naît pas mec", le petit traité féministe et ravageur sur les masculinités © Zones Editions
Six ans après le lancement du podcast Les Couilles sur la table, et alors que de nombreux documentaires et livres ont pu être dédiés aux masculinités, n'observe-t-on pas une certaine lassitude des militantes féministes au sujet de ces thématiques ?

D.L : On a pu constater qu'à l'époque de #MeToo, les milieux féministes et progressistes ont appelé à une forme de réconciliation avec les hommes dits "déconstruits". Il y avait du côté des mecs des discours du type : "Ces hommes-là, ça ne va pas du tout, mais nous on est des bons mecs". Ce qui fait que certains hommes ont pris de la place dans les discours féministes, ont écrit des livres, pas toujours très bons, car il y avait une vraie demande pour ça.

On a même pu observer une réappropriation de théories féministes de la part de ces auteurs. D'où effectivement une lassitude, et même une méfiance au final vis-à-vis des hommes qui prennent de la place dans les milieux féministes, qui valorisent ces discours, et en retour, une certaine radicalisation de la part des mouvements féministes mainstream ces dernières années.

D'ailleurs, l'expression "homme déconstruit" est volontiers fustigée dans le dernier chapitre de votre livre. En quoi est-elle problématique ?

D.L : Elle l'est car chercher un homme nouveau qui serait compatible avec le féminisme (ou contre le patriarcat) revient à chercher une forme d'apaisement, de confort. Or, c'est là à mon sens que le féminisme s'arrête. Car le féminisme ne doit pas craindre de mettre mal à l'aise, surtout les hommes. Il n'aspire pas à chercher la tranquillité au sein des relations entre les hommes et les femmes : il doit rester inconfortable, sinon on s'enlise dans un retour à la normale.

L'idée "d'homme déconstruit" implique simplement des changements cosmétiques, ça ne va pas vraiment plus loin, cela n'implique pas un bouleversement radical. En tant que féministe matérialiste, je pense par ailleurs que les notions-mêmes d'homme et de femme sont directement construites par et pour le patriarcat, et qu'on ne peut pas se débarrasser de la domination sans se débarrasser de ces notions-là.

Et puis aussi, avec la notion "d'homme déconstruit" on accole encore une fois à certains hommes une forme de prestige, une mise en avant au sein des mouvements féministes : l'homme déconstruit est génial, beau, et il a tout compris... Tout cela peut leur monter à la tête.

Cela rappelle votre discours sur le culte des "nouveaux pères", pères investis et "déconstruits" : "Au travail, les hommes se donnent en spectacle dans le rôle du père courageux tandis que les jeunes mamans ont l'habitude de cacher leur fatigue, craignant l'impact que la venue d'un enfant pourrait avoir sur leur carrière".

D.L : Oui, et cet écart a pu récemment être constaté avec un reportage de Paris Match sur le chanteur Vianney, qui change les couches de son bébé et a récolté des louanges grâce à ça. Quand une femme change les couches de son enfant, on en fait pas des tonnes et il n'y a rien d'extraordinaire à cela.

Paris Match n'a jamais encensé le fait qu'une actrice change des couches, ou rendu ce geste glamour ! Aussi, on nous renvoie souvent cette figure du "nouveau père" en contre-argument lorsque l'on rappelle que les inégalités perdurent. Il en devient presque un argument antiféministe.

"On ne naît pas mec", l'essai féministe ravageur de Daisy Letourneur © Stéphanie Valibouse
Est-ce que cette mise en avant du "Nouveau père" n'est pas une réaction à une autre construction culturelle que vous abordez dans le livre, celle de l'homme perçu comme grand ado, individu immature et irresponsable ? Une vision largement banalisée dans les films et les séries...

D.L : En construisant cette figure de l'homme qui serait immature beaucoup plus longtemps que les femmes, on valorise effectivement à l'inverse le moindre signe de maturité de sa part. La barre est logiquement beaucoup plus basse. Il y a des double-standards qui font qu'on en attend moins des hommes, qu'ils ont le droit d'être immatures, mais qu'on les applaudit des deux mains quand ils ne le sont pas, ce qu'on ne ferait pas à une femme.

Vous qualifiez cette immaturité "d'insouciance des dominants"...

D.L : Cette immaturité est comme beaucoup de choses dans la vie des hommes. On nous dit que les hommes ont une grande confiance en eux. Mais les hommes n'ont pas confiance en eux dans toutes les situations. Ils ont confiance quand ils se sentent en position de sécurité.

C'est la même chose pour l'immaturité. Ils sont capables d'être matures, bien sûr, mais on leur permet d'être immatures dans un certain nombre de domaines, et ils en profitent. Quand on est dans un système de domination, qu'on nous donne les facilités de faire certaines choses, on en profite.

C'est le cas dans une société patriarcale qui offre des opportunités aux hommes. C'est quelque chose de très humain au fond : quand on vit dans une situation de domination, on use de ses privilèges. Malgré toute la bonne volonté du monde, quand on est un homme et qu'on vit dans une société patriarcale, on a plein d'opportunités qui s'offrent à soi.

Mais vous rappelez également les positions d'insécurité : quand les constructions sociales masculines font du mal aux hommes. Notamment, le fait que l'expression des émotions, la tristesse par exemple, ne soit pas considérée comme masculine.

D.L : Je voulais effectivement parler de ce que l'on pourrait appeler "les effets secondaires de la domination masculine", qui peuvent être très dommageables pour les hommes. Le fait que l'initiation dans le monde des hommes en grandissant se fait pas un gros refoulement des émotions par exemple, et que la seule émotion dans cette sphère-là soit la colère.

Ce qui peut engendrer des comportements addictifs, des comportements à risques, et par extension des morts sur la route, des suicides, le refus d'aller chercher de l'aide auprès d'un psychologue... Il y a moins de cas de dépressions détectés chez les hommes car tous n'ont pas été chercher de l'aide avant qu'il ne soit trop tard.

Je voulais en parler car on laisse trop ces sujets aux masculinistes et aux réactionnaires, qui s'en servent avant tout en tant qu'arguments antiféministes... Mais bien moins souvent pour en faire vraiment quelque chose. Ils nous disent juste : "c'est pas si cool pour nous non plus donc arrêtez de vous plaindre". Au lieu de chercher de vraies solutions contre ces réalités-là.

Comme s'il y avait un prix à payer pour la domination masculine.

Cette domination, vous la constatez par le prisme de votre transition. "En devenant une femme, j'ai appris à avoir peur dans la rue", écrivez-vous. Transitionner vous a davantage confrontée à ce que vous appelez "la réalité matérielle de la domination masculine".

D.L. : Oui, et d'un autre côté je ne voulais pas que On ne naît pas mec soit un récit type "Je sais tout ce que c'est qu'être un homme, et désormais je vois les deux faces de la médaille en étant de l'autre côté". Déjà parce que mon expérience de la masculinité est particulière, toutes les expériences de la masculinité le sont. Très visiblement je n'étais pas bien à ma place dans la masculinité et je serais assez mal placée pour parler de tout ce que ça constitue, être un homme.

Mais le fait d'avoir transitionnée me donne effectivement un certain point de vue, une perspective. Aujourd'hui je peux faire très concrètement les frais de la domination masculine, car je subis notamment du harcèlement dans la rue, et une certaine décrédibilisation dans le milieu professionnel. Mais toute ma vie, on m'a forcée à un rôle qui ne me convenait pas. Donc d'une certaine manière, je fais un peu moins les frais de cette domination désormais.

Ce livre est mon premier livre et j'avais envie que ce ne soit pas un livre sur ma transition, même si j'en parle moi-même, que cela fait partie du récit. Cela ne résume pas toute mon oeuvre et tout mon projet. Je suis fière quand un article sur mon livre n'évoque mon identité trans qu'au cinquième paragraphe (sourire)

On a l'impression que le regard des auteurs et autrices trans est de plus en plus valorisé au sein du féminisme. On pense à des essais comme Désirer à tout prix de Tal Madesta et Sortir de l'hétérosexualité de Juliet Drouar. Peut-être parce que ces voix permettent de nouvelles perspectives sur ces sujets ?

D.L : Durant très longtemps, les personnes trans étaient cantonnées aux témoignages personnels. Avec des livres aux titres type "De l'autre côté du miroir" ou "Comment je suis devenu moi". On souhaitait avant tout entendre leur parcours si "singulier" et leur "transformation".

Aujourd'hui, on a compris que ces paroles peuvent également être pertinentes politiquement, pour toute la société. Les gens comprennent qu'on a vraiment des choses à dire. Et sans surprise, des choses intéressantes. (sourire)

On ne naît pas mec : petit traité féministe sur les masculinités, par Daisy Letourneur. Editions Zones, 224 p.

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