Les femmes sont-elles les "grandes gagnantes" de la réforme des retraites ? Non

Publié le Jeudi 12 Décembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Edouard Philippe annonce le contenu de la réforme des retraites le 11 décembre 2019.
Edouard Philippe annonce le contenu de la réforme des retraites le 11 décembre 2019.
Pour revendiquer la légitimé de son projet de système universel des retraites, le Premier ministre Edouard Philippe n'y est pas allé par quatre chemins : selon lui, les femmes seront les "grandes gagnantes" de cette réforme. Un bel idéal. Mais une fois les faits "checkés", on déchante.
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"Le temps est venu" pour un projet de système universel des retraites, a affirmé Edouard Philippe lors de son discours du 11 décembre prononcé face au Conseil économique, social et environnemental. Un système qui "serait le même pour tous les Français, sans exception". Et qui impliquerait, entre autres choses, la suppression des régimes spéciaux.

Alors qu'en ces temps de grèves nationales, ce projet suscite la contestation, le Premier ministre a particulièrement insisté sur sa dimension égalitaire. Punchline à l'appui : "Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel de retraites". Ça fait rêver, n'est-ce pas ?

Et pourtant, experts et militantes contredisent allègrement cette assertion aux prétentions féministes. Car si l'on creuse un peu, force est de constater que les inégalités de genre qui minent notre société ne seront (vraiment) pas bousculées, loin s'en faut. C'est l'instant debunking.

Les femmes "gagnantes", vraiment ?

Mais que prévoit donc ce projet de réforme ? Une large compensation financière ("à 100 %") de la maternité, d'abord. Aujourd'hui, une femme qui cesse son activité pour s'occuper de son enfant a droit à une majoration de huit trimestres d'assurance-vieillesse. Avec ce système universel, Edouard Philippe souhaite accorder des points supplémentaires aux mères en leur assurant l'attribution d'une majoration de 5 % des droits acquis. Mais aussi un "bonus" de 2 %, attribué à chaque parent à partir de leur troisième enfant. L'idée ? "[Construire] un système de retraite plus juste pour les femmes", a déclaré le Premier ministre.

Cette réforme concerne également les pensions de reversement que perçoivent les femmes dont le conjoint est décédé. Le système actuel garantit au conjoint "survivant" 60 % des ressources du couple. Le Premier ministre souhaite augmenter ce chiffre à 70 %. Enfin, selon ce système de retraite par points, Edouard Philippe vise à revaloriser le montant du "minimum retraite" afin que celui-ci corresponde à 85 % du SMIC net, c'est à dire 1000 euros. Ce faisant, il s'agit d'apporter une aide financière nécessaire aux femmes dont les revenus sont les plus faibles. Sur le papier tout du moins.

Mais ces idées dérangent pour plein de raisons. Déjà, parce qu'il faut croire que par "femmes", Edouard Philippe entend en vérité "mères", tant son discours met l'accent sur la maternité et le fameux "troisième enfant". Peut-être faudrait-il lui expliquer que les femmes n'ont pas forcément vocation à enfanter ?

Autre bémol, la question des pensions de reversement. Aujourd'hui, le conjoint "survivant" peut percevoir cette pension à partir de 55 ans. Mais le projet de réforme prévoit d'en accorder le versement... à partir de 62 ans.

De plus, le projet de majoration à 5% des pensions de couples avec enfants ne rend pas vraiment plus optimiste. Car, comme le rappelle Matthieu Eches, auteur d'un blog Mediapart, cette majoration, selon Edouard Philippe, peut-être attribuée à l'un des deux conjoints ou partagée entre les deux. C'est là qu'est le hic. Car "les salaires des femmes étant majoritairement inférieurs à ceux des hommes, il sera plus " rentable " d'attribuer cette majoration au conjoint, ce qui renforce les relations de dépendance dans le couple !", déplore l'internaute. Rien d'égalitaire là-dedans.

Et puis, il y a également cette "revalorisation" du minimum-retraite. 1000 euros, d'accord... mais ce chiffre concerne les "carrières complètes". Or comme l'énonce la journaliste Nassira el Moaddem, si les hommes peuvent volontiers faire montre d'une telle carrière, "ce n'est quasiment JAMAIS le cas pour les femmes". Cette disparité est d'ailleurs loin d'être anecdotique. Car elle touche à un problème bien plus global, envers lequel Edouard Philippe n'apporte guère de solutions. Un enjeu soulevé par l'économiste Claire El Moudden, lorsque celle-ci déclare à Franceinfo que "la retraite est le reflet parfait de la carrière de l'assuré, et ce régime à points sera donc plus favorable aux hommes, dans la mesure où leur salaire est supérieur".

"Ce système n'effacera pas les inégalités de carrière en la défaveur des femmes", poursuit Nassira el Moaddem. Car pour que les femmes soient les "grandes gagnantes", encore faudrait-il corriger les inégalités professionnelles et l'écart salarial qui influent considérablement sur leur carrière. Rappelons à ce titre qu'en France, les femmes touchent en moyenne 18,5 % de moins que les hommes à équivalent temps plein. Il est alors épineux de penser qu'une retraite calculée sur toute la carrière serait plus équitable...

C'est un chiffre majeur, puisque, comme l'indique le journal La Croix, les femmes ne perçoivent pas simplement "un cinquième de moins" que leurs homologues masculins : leurs revenus chutent également à l'arrivée de leur premier enfant. Et cette chute se poursuit "pendant au moins dix ans après la naissance de celui-ci". Pourquoi ? Car qu'un près d'un tiers des femmes qui travaillent le font alors à temps partiel, quand le taux d'activité des hommes, lui, augmente. Un temps partiel qui, on s'en doute, fournit peu de points de retraite. Suivant cette logique, la conclusion est aussi cinglante que factuelle : "une femme devrait vivre jusqu'à 116 ans pour espérer un revenu égal à celui de son mari sur l'ensemble de sa vie". Oui, ça fait mal.

 

Or, "loin de répondre à cet état de fait, le projet du gouvernement va dans certains cas l'aggraver", s'alarment les instigatrices du collectif féministe Nos Retraites. Notamment en ce qui concerne les veuves. Puisque les pensions de reversement mises en avant par Edouard Philippe ne pourront être touchées qu'à partir de 62 ans, et plus 55, ce sont "plus de 80 000 femmes veuves" qui pourraient être affectées financièrement, affirme le collectif.

"Tant que l'égalité réelle n'est pas atteinte dans la vie active, il est indispensable d'établir des droits spécifiques de haut niveau qui tiennent compte des inégalités femmes hommes et les réduisent", avancent encore les militantes, pour qui la question des retraites "est un enjeu féministe" : il en va de l'autonomie des femmes, de leur intégrité morale et sociale.

Et surtout, fait peu débattu s'il en est, de leur indépendance à l'égard du conjoint et de leur rapport au "couple". Car force est de constater que ce projet de réforme ne prend guère en considération les femmes seules. Autant d'enjeux auxquels le Premier ministre apporte peu d'éclairages. De quoi faire de cette dramatique affirmation du site BastaMag, décochée début décembre, une formule prophétique : "Les femmes seront encore les grandes perdantes de la réforme des retraites".