Les hommes se mettent au collier de perles (et voilà ce que cela cache)

Publié le Jeudi 16 Avril 2020
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Les colliers de perles pour homme : ode à la fluidité des genres ou marqueur de réussite ?
Les colliers de perles pour homme : ode à la fluidité des genres ou marqueur de réussite ?
Rappeurs et rockeurs s'affichent ces derniers temps avec un accessoire singulier : le collier de perles. Longtemps associé aux bourgeoises blanches adeptes du style BCBG, le bijou fricote aujourd'hui avec les rois des cultures populaires. Un détail qui prouve que la mode n'a que faire des codes de genre et de classe ? Ou au contraire, le signe distinctif - et onéreux - d'une nouvelle caste ?
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La tendance est sur toutes les lèvres. Ou plutôt, sur toutes les nuques. La chanteur britannique Harry Styles ne s'en sépare pas, le rappeur A$AP Rocky non plus. L'un des premiers à s'être emparé du collier de perles dans un vestiaire masculin, c'est Pharrell Williams en 2014, notamment sur la campagne Chanel Pre-Fall 2015. A l'époque, le choix est sûrement moins politique qu'esthétique, mais il attire l'oeil et les adeptes, qui le copient allègrement. Sautoir ou ras du cou, en cinq ans, les déclinaisons se multiplient pour atteindre un pic de popularité début 2020. Et Harry Styles n'y est pas pour rien.

Le Wall Street Journal s'est amusé à comptabiliser toutes les fois où l'ancien membre du groupe One Direction est apparu couvert de perles plus ou moins discrètes depuis le début de la promo de son nouvel album, Fine Line, sorti en décembre 2019 : pas moins de cinq émissions en quelques semaines. Il n'en fallait pas plus pour attiser la curiosité des masses et des médias. Il faut dire que l'accessoire n'est pas anodin. Longtemps catégorisé comme bijou traditionnellement féminin, son appropriation par les hommes pourrait refléter davantage qu'une inspiration spontanée : une ode à l'affranchissement des codes binaires, par exemple. Et aussi un signe de succès non moins connoté que la chaîne en or.

Liberté, égalité, fluidité

"La mode du collier de perles blanches est une nouvelle expression, à travers les accessoires, de la fluidité entre les genres qui existe depuis déjà quelques années dans le milieu", analyse PK Douglas, journaliste et consultant pour le bureau de tendances Fashion Snoops. Féru de mode, il a lui aussi craqué pour le collier à l'époque de Pharrell Williams. Sous forme d'accumulation de sautoirs, "plus colliers indiens que perles de culture bourgeoises au ras du cou", confie-t-il cependant. Chez A$AP Rocky et les Jonas Brothers, on repère des modèles classiques, courts et immaculés. Pour l'animateur Billy Porter, qui célèbre fréquemment la libération des carcans genrés en défilant en robe de soirée sur les tapis rouges des cérémonies américaines, le chanteur Shawn Mendes et le "fils de" Jaden Smith, l'humeur est aux pièces améliorées de pierres ou de couleurs.

Dans les médias spécialisés, on ne parle plus de versions "pour homme", mais plutôt de versions "pour tous·te·s". La définition, et de surcroît l'opposition, des termes "féminin" et "masculin" devient obsolète. On lui préfère une mode libre, ou chacun·e pioche ce qui l'inspire, et se moque par la même occasion des idées préconçues qu'on accole à des objets. "Selon moi, il y a aussi une bonne dose d'humour dans le fait de porter un collier de perles, archétype très bourgeois presque suranné", poursuit PK Douglas. "Tout comme quand les hommes portent un foulard en soie : c'est à la fois de la moquerie, du détournement, de l'appropriation sociale et l'expression d'un individualisme aux antipodes des codes genrés".

Un bouleversement des normes qui ne date pas d'hier : "À l'époque élisabéthaine, les hommes étaient tout aussi parés de bijoux que les femmes, car ils symbolisaient la mode, le statut et l'innovation", précise Shaun Leane, designer britannique, au Guardian. Plus récemment, les géants de la joaillerie ont multiplié les collections "gender neutral". En tête de liste Gucci, qui a notamment paré Harry Styles - encore - de perles - toujours - aux oreilles lors du Met Gala 2019. Ou le Japonais Mikimoto qui, lors de sa collaboration avec Comme des Garçons dévoilée en janvier 2020, a signé sept colliers de perles unisexes, agrémentés du logo de la marque de prêt-à-porter. Tout ça a un prix, certes, mais celui-ci ne ferait qu'exacerber l'attrait pour l'accessoire.

Le nouveau bling ?

Si en Orient, les hommes s'enveloppent de perles depuis des siècles (les maharajas indiens se paraient déjà de ces composants précieux au XVIIIe siècle), en Occident, l'usage est principalement réservé au décolleté des femmes. Et la tradition remonte d'ailleurs à l'Antiquité. A l'époque, "elles étaient appelées 'les larmes d'Aphrodite'", explique Audrey Millet, docteure en histoire. "Les familles romaines qui en avaient les moyens, achetaient à leurs filles une ou deux perles chaque année, afin qu'elles aient un collier complet à leur majorité."

Un signe extérieur de richesse vieux de plusieurs millénaires, qui se démocratise avec les nouvelles technologies, la mondialisation, et la facilité à reproduire des matériaux précieux pour un coût (et une qualité) nettement moindre. "Au milieu du XXe siècle, le court rang de perles est devenu un cadeau classique pour les jeunes femmes américaines et britanniques à l'occasion de leur seizième anniversaire, et il reste un choix populaire pour les ensembles vestimentaires professionnels et les costumes de mariée des femmes", poursuit l'experte.

Le parallèle avec les chaînes en or adoptées par certains rappeurs (elle cite notamment Run DMC) est pour elle évident. Il s'agit de montrer son succès, sa place dans la société. "Cette tendance est devenue très importante sur la scène musicale hip-hop de la fin du XXe siècle, lorsque des chaînes en platine et en or accrochées à des pendentifs incrustés de diamants ont affiché, comme une consommation ostentatoire, la richesse nouvellement acquise pour les hommes afro-américains". Elle ajoute que cette distinction contredit d'ailleurs "l'essence même du mouvement hip-hop", né pour dénoncer les inégalités que ses créateurs subissaient.

Et avec le collier de perles, même combat : montrer qu'on peut se le payer revient certes parfois à matérialiser son ascension sociale, mais en aucun cas à briser un système élitiste. "L'utilisation de perles et de matériaux onéreux ne transcende pas les classes sociales. Au contraire, il recrée une classe qui cherche à se démarquer avec des codes, historiquement, bourgeois et aristocratiques."

Elle compare la tendance à "l'utilisation abusive du logo ou encore aux paillettes", qui diffusent chacun "une aura basée sur le prix, la valeur d'échange, et non pas sur le style". "La perle marque plus que la marque", lance-t-elle. Pour le journaliste PK Douglas aussi, le collier de perles peut devenir le nouveau "marqueur de réussite sociale pour rappeurs et autres artistes. Puis pour le commun des mortels - même si on ne parle pas de la même gamme de prix".

La tendance des "perles pour tous" qui prône l'affranchissement des frontières du genre serait-elle aussi synonyme d'une hiérarchisation sociale réductrice ? Elle ouvre en tout cas des possibilités libératrices qui ne se cantonnent pas à l'univers des défilés. L'accessoire dépasse également le simple atour décoratif, et prouve la capacité de la mode à retranscrire les questions de son époque.