Halte aux "Cordialement" et autres "Bien à vous", la nouvelle formulation-vedette des mails professionnels ose un brin de poésie : "Belle journée à vous". Belle, oui, et pas "bonne", comme pour ringardiser pour de bon une expression langagière qui n'a que trop fait son temps. Bien des observateurs relèvent aujourd'hui cette évolution chatoyante de nos formules de politesse. Un peu de beauté dans ce monde de brutes.
Ainsi la journaliste québécoise Linda Giguère note carrément une "prolifération" des "Belle journée" dans les mails pros ou persos, conversations et autres discutes au coin de la machine à café ces derniers mois. "'Belle journée' serait-il devenu plus chic que 'Bonne journée' ? 'Bonne journée' s'est banalisée. Alors que 'Belle journée' donne le sentiment à l'autre que nos mots ont été choisis soigneusement pour lui", décrypte encore l'experte.
A l'unisson, l'humoriste David Castello-Lopez a également remarqué cette mode du "Belle journée", tant et si bien qu'il a dédié à ces deux mots une entière vidéo, pleine d'ironie. Nombreux sont les experts, du côté du magazine professionnel Stratégies notamment, à voir là la quintessence "du langage doudou des mails pros". Décocher un "Belle journée", un acte passé d'atypique à nécessaire pour qui souhaiterait briller au bureau.
Mais dire "Belle journée" n'a rien d'un simple rituel. Puisqu'à la fois populaire et distinguée, la formulation fait couler beaucoup d'encre, entre éloges et dézingages incendiaires. On vous explique pourquoi.
Dans les pages de Stratégies par exemple, on s'insurge ouvertement : "Ça devient lassant. Qu'une journée soit bonne, ce n'était plus suffisant ?". Et l'enquête linguistique de ne voir en cet emploi que pure lubie inconsistante. Dire "Belle journée", nous dit-on, reviendrait à rendre plus naïve et hypocrite encore le "Bonne journée" d'origine, en insistant sur la portée émotionnelle de votre formulation. La beauté suscite effectivement des images tout de suite plus lyriques, romanesques, poétiques. En un mot, chic. Chic, oui, mais populaires.
"J'ai des doctorants qui tout à coup se mettent à me souhaiter une 'belle journée' ! Les 'belle journée' et consorts me semblent très inspirés du langage des réseaux sociaux, qui se veut à la fois simple et expressif, comme des émojis", décrypte en ce sens l'anthropologue Éric Chauvier (Les mots sans les choses). Comprendre, ce 'Belle' érigé en signature porte en lui toutes les caractéristiques de l'emoji : simple, limpide, universel, et étroitement associé à nos affects. Et, bien sûr, consensuel au possible. Car qui oserait critiquer une invitation à la beauté ?
C'est d'ailleurs cela que fustigent ses détracteurs. "Belle journée"' leur apparaît comme une coquille vide, une formule faussement familière, dépourvue de tout contexte ou intérêt. Si dire "Bonne journée" implique une certaine complexité (et beaucoup de subjectivité), "Belle" ferait office de variation plus légère, de glissement du fond vers la forme.
"Au-delà du style ou de la mode, il y a le sens, et le sens des mots. Le beau se réfère à l'apparence esthétique, à ce que l'on voit, ce qui plaît à l'oeil. Le bon se réfère au goût, à la qualité d'un produit, ou, pour une personne, à ses aspects moraux", analyse ainsi la professeure de management Isabelle Rey-Millet.
Pire encore, les regards les plus acerbes la trouvent carrément cruche, cette ode à la beauté du banal. "J'ai l'impression d'être téléportée au pays des Bisounours", s'amuse Linda Giguère. Une overdose de beau.
Mais si ces voix critiques étaient dans l'erreur depuis le début ? Car si "Bonne journée" est tant et si bien employé que le qualificatif semble tout à fait galvaudé aujourd'hui (à l'instar du trop traditionnel "Ca va ?"), "Belle" à l'inverse est une invitation plus subtile à l'imaginaire, à l'évasion et à la contemplation. Chercher dans le quotidien, même le plus grisâtre des lundis, un soupçon de beauté discrète, est un challenge à part entière. Surtout que l'esthétique n'a rien d'un sujet superficiel. De la beauté, on a tiré bien des manifestes philosophiques.
N'y a-t-il pas une certaine splendeur dans cette formule de politesse ? Certainement : en dépit de tout (emploi du temps surchargé, pandémie mondiale), on s'imagine que notre interlocuteur·trice saura trouver ce zeste de beauté bien planqué dans son environnement intime ou professionnel. Qu'au fond, la beauté est omniprésente, il nous suffit de bien la chercher. D'autant plus que dire la beauté, c'est déjà l'affirmer.
"Lorsque je souhaite à quelqu'un un 'bel été', je lui souhaite autre chose qu'un 'bon été'. En parlant, je nomme le monde et le transforme. Je donne une forme à un monde déjà constitué", raconte d'ailleurs le blogueur Bernard Gensane.
"Souhaiter une belle journée à quelqu'un exprime le désir que ce dernier VOIT et RESSENTE la journée comme 'belle', quelles que soient les épreuves qui se manifesteront", analyse le blog de psychologie Jihlil Therapy, qui perçoit là une formulation bien plus complexe qu'on ne pourrait le croire. Car au fond, chacun voit la beauté comme il l'entend. Et le site de poursuivre : "Si vous souhaitez une belle journée à quelqu'un, vous l'invitez avec compassion à voir autrement, accepter les événements tels qu'ils se présenteront en accueillant avec joie et pleine conscience les moments heureux et en affrontant avec sérénité tous les désagréments de la vie".
Tout un état d'esprit à chérir donc. Petit à petit, l'insoupçonnée nuance du "Belle journée" se hisse au top du podium des formules-réflexes. Et d'une analyse à l'autre, on ne cesse de lui prêter des significations. "Dans cette formulation, le caractère inattendu de l'adjectif crée un effet d'emphase et donne l'impression que le mot a été véritablement choisi. C'est une façon de remettre de l'intention dans ses propos, de leur donner plus de sens", surenchérit le site Motamorphoz, autoproclamé "observatoire des métamorphoses du temps présent".
Une emphase dont on ne se lasse pas.