"Eduquez vos fils" : l'égalité repose-t-elle (trop) sur les épaules des mères ?

Publié le Jeudi 02 Septembre 2021
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
"Eduquez vos fils" : la création d'une société égalitaire incombe-t-elle aux femmes ?
"Eduquez vos fils" : la création d'une société égalitaire incombe-t-elle aux femmes ?
Le slogan "Eduquez vos fils", qui ponctue nombreuses manifestations féministes, apparaitrait comme la solution évidente aux violences sexuelles et au sexisme dans son ensemble. Mais à qui s'adresse-t-il, exactement ? Et n'incarne-t-il pas une charge supplémentaire qui pésera forcément sur les épaules des mères ? Eléments de réponse.
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Sur les murs de Strasbourg, de Lisieux ou de Saint-Quentin, les colleureuses féministes ont marqué leur passage d'un impératif qui reste en tête. Trois mots à l'allure capitale, affichés en guise de correction d'une autre expression employée à outrance, et signe d'une inversion de responsabilité ancrée dans nos moeurs. Plutôt que "Protégez vos filles", iels signent "Eduquez vos fils".

Les éduquer à quoi, au juste ? La réponse est limpide pour qui baigne dans ces milieux militants. A ne pas violer, à ne pas agresser, à ne pas harceler, à ne pas discriminer. A ne pas se fendre de commentaires ou de blagues qui participent à façonner un environnement nocif et à appuyer leur position de dominants. A ne pas céder aux stéréotypes de genre, non plus. A ne pas plier sous la pression sociale d'une certaine virilité, aussi. Un programme urgent, qui serait la clé d'une société moins toxique et réductrice, et, ose-t-on rêver, de la fin du patriarcat.

Seulement, en regardant cette revendication populaire et essentielle de plus près (qui conquiert, à juste titre, bien des pancartes en manif), on s'interroge : à qui est-elle destinée ? Qui doit à tout prix la prendre en main, cette éducation jusque-là particulièrement foirée ? Qui, finalement, est estimé·e responsable du comportement de "ses fils" à l'instant t, et de ses actions en tant qu'homme plus tard ? Aujourd'hui encore, qui se charge principalement de l'éducation des enfants et par conséquent, des garçons ?

Les mères, qui prendraient en charge 65 % des tâches parentales, affirme un sondage de l'Insee datant de 2010. Et donc, les femmes. Les mêmes qui sont, avec les minorités de genre, les premières victimes de ceux dont elles devraient anticiper les fautes, les délits, les crimes dès le berceau, lorsqu'on prend le slogan en ce sens. Et ce, par le simple pouvoir de leurs mots et exemples. Sacrée injonction.

Afin de disséquer cette phrase et ses implications, mais aussi ses répercussions au quotidien dans les familles, nous avons sollicité plusieurs plumes féministes. Patrice Bonfy, co-fondateur de Remixt, un cabinet spécialisé dans la diversité et l'inclusion, et de la revue Le Paternel, Pihla Hintikka et Elisa Rigoulet, autrices de Fille-Garçon, même éducation (ed. Marabout), et Illana Weizman, sociologue et militante derrière l'essai Ceci est notre post-partum (ed. Marabout). Trois mères et un père de petits garçons qui font de l'égalité leur combat quotidien, et décortiquent pour nous ce qu'il faudrait comprendre de la formule. Décryptage.

Les mères, encore principales responsables de l'éducation

"Il y a une double responsabilité, en quelques sortes, qui vise les mères", analyse Illana Weizman lorsqu'on lui évoque la pression qu'"Eduquez vos fils" nous inspire. "Statistiquement, encore aujourd'hui, nous sommes en charge d'une plus grosse partie de l'éducation et du maternage, bien au-delà de la petite enfance."

Elle poursuit : "Il y a également la responsabilité qui incombe au fait qu'en tant que mères, en tant que parent référente, nous allons subir les regards extérieurs. Il persiste toujours cette réalité selon laquelle, que nous ayons un fils ou une fille d'ailleurs, la mère va être jugée sur les attitudes et le comportement de ses enfants et la façon dont ils sont mobilisés dans l'espace public."

Elles prendraient ce travail à bras le corps par tradition, à cause d'un manque d'implication de leur partenaire masculin dans le cas de couples hétérosexuels (seuls 10 % des parents en congé parental sont des pères, par exemple), et pour éviter la culpabilisation quasi systématique qui émane de leurs cercles plus ou moins proches dès que leur progéniture fait un pas de travers.

Et puis, le constat sans appel qu'en tant que cibles évidentes d'inégalités et de violences sexistes et sexuelles, les femmes veulent que les choses changent enfin concrètement. En n'élevant pas quelqu'un qui userait des mêmes mécanismes toxiques qu'elles ont pu subir, notamment. Réflexion que les hommes cisgenres sont moins susceptibles de réaliser.

"C'est éreintant de devoir agir en ce sens, et en même temps, difficile de faire autrement", confie la sociologue. "Dans un système de domination, les privilégiés ne veulent pas perdre leurs privilèges." Les opprimées, elles, finissent donc par puiser leur révolte dans leur vécu propre.

Une observation que l'autrice Pihla Hintikka fait à son tour. "C'est en effet très lié au fait que les femmes sont en colère", confirme-t-elle, reconnaissant d'ailleurs que "l'éducation est encore considérée comme le territoire des mères", jusque dans les médias, où elles restent les interlocutrices prioritaires sur les sujets relatifs à la parentalité.

"On a compris au niveau international qu'on subit du sexisme, on ressent ce besoin qu'il faut que le futur soit différent. On ne veut pas participer à avoir encore une autre génération de futurs hommes qui sont sexistes, utilisent leur pouvoir masculin, et entrent dans un rôle de masculinité toxique. C'est pour ça que les mères sont à l'attaque". Et par "à l'attaque", elle signifie avant tout opérer à la source : en traquant et déconstruisant les stéréotypes de genre.

Avant d'aborder le consentement, déconstruire les stéréotypes de genre

"Quand j'ai su que j'allais avoir un garçon, j'ai eu un sentiment d'action", nous confie ainsi la co-autrice de Fille-Garçon : même éducation. "J'ai senti qu'il fallait que je lui apprenne dès le début qu'on avait le droit d'exprimer ses émotions, que tout ce qui est considéré ou dit 'féminin' n'est ni une mauvaise chose, ni à connotation inférieur".

Un acquis inconscient qui participe forcément, plus tard, à ce que les femmes elles-mêmes soient considérées comme inférieures. Et dans de nombreux cas, des proies. "On a intériorisé la misogynie depuis qu'on est toutes petites. C'est quelque chose qu'il faut constamment déconstruire, même dans son couple."

Avec Elisa Rigoulet, elles ont également signé un manuel de conversation pour une éducation non-genrée, intitulé 30 discussions pour une éducation antisexiste (ed. Marabout). On leur demande : dans ce cas précis, peut-on réellement parler d'éducation non-genrée, ou doit-on par la force des choses l'adapter afin de contrer les biais sociétaux auxquels nos enfants seront confrontés ? Ce à quoi les militantes répondent par un terme plus nuancé : l'éducation sensible au genre.

"L'idée de parler d'éducation sensible au genre, c'est dire qu'on ne peut pas éduquer nos filles et nos garçons exactement de la même manière", concède Elisa Rigoulet. "Si on souhaite l'égalité des genres, on est obligé d'être sensibles à la manière dont les genres se construisent socialement, et des stéréotypes genrés. Il y a des stéréotypes très précis autour du féminin et des stéréotypes très précis autour du masculin."

Elle cite un exemple parlant : "Mon fils n'a que 3 ans et demi et j'ai la sensation qu'il ne comprend pas encore quel désir est étiqueté 'fille' ou 'garçon'. En revanche, il n'y a pas longtemps, il a vu à l'école une jupe très belle d'une fille avec du tulle. Il m'a demandé à avoir la même, ce à quoi j'ai répondu 'ok'. Et il a ajouté : 'Par contre maman, je ne la mettrai pas à l'école ni au centre de loisir'. Je lui ai dit : 'Ah bon, mais pourquoi ?'. Et il a simplement insisté : 'Pas à l'école, seulement à la maison, avec toi'. Le fait qu'il ait déjà une conscience que ça puisse et doive se faire en privé, à 3 ans et demi, c'est fou."

Afin de pallier les idées reçues que le monde extérieur finira certainement par leur inculquer, Pascal Bonfy s'attache, lui, à développer auprès de ses deux petits garçons en bas âge "une pensée critique par rapport à tout ce qui est genré".

"Sur les violences sexistes et sexuelles (qui demeurent à l'origine du slogan "Eduquez vos fils", ndlr), il y a une responsabilité qui est forte, et ça commence très jeune. Pour cela, j'essaie aujourd'hui ne pas érotiser ou romantiser leurs amitiés pour éviter de les faire rentrer trop tôt dans ce genre de sujets."

Concernant le consentement, il pose des limites sans évoquer le terme en lui-même, mentionnant qu'il se chargera d'une discussion plus frontale plus tard. "Je leur dis tout le temps, quand ils me parlent de leur 'zizi' ou qu'ils s'exhibent, qu'ils ne peuvent pas forcer quelqu'un à le regarder ou à le toucher, et qu'à l'inverse, personne ne peut les forcer à le montrer ou à le toucher."

Des mots simples et un apprentissage indispensable, même à échelle d'enfant, qui, pour des petits garçons, pourraient avoir un impact d'autant plus fort qu'il provient de leur première figure masculine, estiment nos intervenant·e·s.

Le rôle essentiel du modèle masculin

Le rôle essentiel du modèle masculin
Le rôle essentiel du modèle masculin

"Le modèle masculin joue un rôle énorme dans l'éducation d'un petit garçon dans le cadre d'un couple hétérosexuel", admet Elisa Rigoulet. "Et évidemment, il y a forcément une discussion au sein de ce couple qui est nécessaire pour essayer d'appliquer soi-même les valeurs que l'on souhaite véhiculer." Discussion qui, bien souvent encore, reste à l'initiative des mères, reconnaissent nos trois concernées.

L'autrice continue : "On peut s'évertuer à vouloir faire passer ces messages à nos garçons, mais si on incarne nous-mêmes un modèle très patriarcal dans la manière dont on vit à deux, et qu'il y a un rapport évident à la maison de domination de l'homme sur la femme, on peut faire tous les efforts que l'on veut, il y a des chances que ce soit voué à l'échec".

Patrice Bonfy abonde en ce sens : "Dans les couples hétérosexuels, il y a une grosse responsabilité des pères, car l'éducation la plus forte est par l'exemple. C'est une des raisons pour lesquelles je suis content de m'occuper plus d'eux, de leur expliquer que leur maman a travail important, qu'elle travaille tard et qu'en ce moment, c'est moi qui suis davantage disponible car mon rythme me le permet. Ils grandissent dans l'idée que c'est possible"

"Pour que les choses changent, les pères doivent s'impliquer dans l'éducation, doivent être exemplaires par rapport à ces questions de sexisme. Eux-mêmes éviter, dans les interactions sociales, les comportements sexistes. C'est comme ça qu'on éduque au mieux les enfants, et par conséquent, nos fils", martèle de plus belle le fondateur du Paternel.

Une affirmation qui n'est pas sans rappeler la pub de la marque de rasoirs Gillette, sortie en 2018. La vidéo insiste justement sur l'importance pour les hommes cisgenres, afin de faire évoluer la société et de parvenir à éradiquer les mécanismes problématiques, de donner l'exemple. Père ou non. D'être "The Best A Man Can Be" ("le meilleur qu'un homme peut être"), comme le lâche le tout nouveau slogan de l'entreprise, repensant son ancien "The Best A Man Can Get" ("le meilleur qu'un homme peut avoir"), et injectant également dans ses campagnes davantage de diversité dans la représentation des masculinités.

Le spot a été critiqué dès sa diffusion par une horde de masculinistes et de conservateurs menaçant de boycotter les produits - preuve que le chemin est encore très long pour démanteler l'opinion fataliste et dévastatrice selon laquelle "boys will be boys", comme attaque sans détour le label. Et de l'urgence à oeuvrer sur le sujet... collectivement au-delà d'individuellement ?

Une injonction collective

Et si finalement, "Eduquez vos fils" n'était pas uniquement adressé à l'individu (et en l'occurrence, à l'individue), mais à la société dans son ensemble ? Aux structures qui, au-delà de nos efforts intra-familiaux pour élever des humains qui défient stéréotypes de genres et idées reçues, les accueillent et façonnent aussi leurs esprits en formation ?

"Au lieu de mettre cela sur les épaules des mères individuellement, ou collectivement si on prend le groupe des mères dans son ensemble, les pouvoirs publics devraient eux aussi s'investir", estime Illana Weizman. "En organisant des campagnes d'éducation, que ce soit à l'école via l'Education nationale, ou dans les entreprises pour éduquer de façon globale. C'est un travail énorme qui va prendre des générations avant que cela bouge. Il faut que ce soit collectif".

Pila Hintikka tient d'ailleurs à déculpabiliser et à enlever la pression des épaules de tout un chacun : "En tant que parents, on fait ce qu'on peut !" Comprendre qu'on ne peut pas toujours répondre des biais intégrés par nos garçons dès qu'ils passent le pas de la porte. Et ce, malgré le travail acharné qu'on tente de mettre en place à la maison.

"Sans une vraie initiative publique, malheureusement, cela restera une charge parentale réelle qui n'a pas lieu d'être", déplore Elisa Rigoulet. "Et qui est par ailleurs très inégalitaire, puisqu'elle appartient à un microcosme bourgeois de gens qui ont les moyens de s'interroger sur ces questions-là. Pour moi, c'est un message social. Il faut éduquer nos enfants à l'égalité, à l'école."

Plutôt qu'"éduquez vos fils", la sociologue Illana Weizman suggère alors : en tant que société, attachons-nous, ensemble, dans le public comme dans le privé, à "éduquer nos fils". Et sans aucun doute, les progrès suivront.