« La Plus Belle Histoire des femmes » de Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinsky, Nicole Bacharan, éditions du Seuil.
Historienne et politologue, Nicole Bacharan, qui interviewe les trois autres chercheuses, explique dans sa préface qu’il lui a fallu du temps pour réaliser que la liberté des femmes n’était pas un fait acquis. « Je connaissais les règles officielles, j’ignorais les plafonds de verre, les filets de bien-pensance, ou les sables mouvants d’une libération parfois trompeuse ». Quelque peu décillée par l’expérience, elle a voulu comprendre la genèse et l’évolution de la condition féminine, en mesurer les avancées et les risques qui se profilent toujours à l’horizon.
Acte premier : l’aube des temps, avec les réponses de Françoise Hériter, anthropologue, spécialiste des sociétés africaines. Elle raconte avec quantité d’anecdotes comment les hommes ont été, dès les origines, à la fois fascinés et effrayés par « le privilège exorbitant » qu’ont les femmes d’enfanter des filles mais aussi des garçons comme eux. Sans qu’on puisse en outre savoir qui est le père ! Ils ont donc toujours cherché à contrôler ce pouvoir en s’appropriant les femmes, et le « pouvoir » de décider ce que les filles pouvaient faire et ne pas faire, savoir et ne pas savoir, avec qui on allait les marier, les biens qui leur revenaient, quand on pouvait les répudier, comment elle devaient s’habiller, et surtout, comment les protéger des autres hommes (compte tenu des besoins jugés irrépressibles de ces derniers).
Ils les ont donc assignées à l’enclos, aux enfants et aux travaux domestiques. Bref, dès l’enfance les filles ont toujours été privées de liberté et de visibilité. Comment justifier cet assujettissement ? En convaincant les femmes de leur infériorité, de leur fragilité (le fameux sexe faible) liée à leur « nature », en les réduisant à leur fonction de reproduction, en gros : « tu ponds et tu te tais ». Elles n’avaient plus qu’à s’en remettre aux hommes pour tout le reste et les servir puisqu’ils étaient les maîtres. Sachant que pour verrouiller efficacement le système, tout ce qui relève du masculin (les qualités, les compétences, les activités) sera valorisé à l’inverse du féminin, ce que l’anthropologue appelle « la valence différentielle des sexes », selon laquelle « un homme vaut toujours plus qu’une femme. » Cela nous rappelle quelque chose !
Acte II : travelling de l’Antiquité à nos jours avec Michèle Perrot, historienne, spécialiste de l’histoire des femmes. Dans l’Antiquité gréco-romaine, la supériorité des garçons se confirme, on désire rarement donner le jour à une fille. Faute de soins, celle-ci dépérit souvent quand elle n’est pas supprimée tout bonnement à la naissance (cf. ce qui se passe actuellement en Inde et en Chine). Au Moyen Âge, si les petites filles d’aristocrates acquièrent de la valeur à la naissance, « c’est parce qu’elles servent de monnaie d’échange, échange des alliances, et échange des fiefs ». Plus tard, aux XVIIe et XVIIIe siècles, elles prendront encore du galon car elles sont destinées au travail dès 10 ans, soit dans l’exploitation familiale, soit comme domestique (en 1914, 50% des femmes qui travaillaient étaient des domestiques). Destinées à un rôle familial, les filles qui ne font pas partie de la noblesse ou ne vont pas dans les couvents (havre de paix et de culture) sont privées d’instruction pendant des siècles. On se méfie d’ailleurs des « femmes savantes », comme on se méfiait des sorcières et de leurs potions magiques. Le christianisme, bastion de la domination masculine véhicule la peur de la femme. Or ce sont les prêtres et les religieuses qui sont chargés le plus souvent de l’éducation. Michèle Perrot rappelle que la République a créé l’instruction laïque pour les filles car elle craignait que prêtres et confesseurs n’interfèrent trop dans la vie civile. L’historienne retrace évidemment les multiples combats des femmes pour « arracher » le droit d’étudier, de voter, de choisir un métier, d’exprimer ses talents créatifs (autrement que par la copie ou la reproduction) et enfin, progrès inouï, de maîtriser leur fécondité. Elle souligne aussi la fragilité de ces acquis, toujours réversibles et limités à certains pays et à certaines femmes.
Dernier acte avec Sylviane Agacinsky, philosophe, pour penser le masculin et le féminin aujourd’hui. Elle reconnaît n’avoir réalisé que la philosophie était sexiste qu’à la lecture des écrits de femmes telles Virginia Woolf, Simone de Beauvoir. Ce n’est pas dans la philosophie classique que l’on trouve les fondements de la liberté des femmes ou de l’égalité entre les sexes : « l’androcentrisme s’y exerçait de toute sa force : le mâle est le prototype de l’être humain », (Platon, Aristote), comme d’ailleurs les grands esprits du XIXe siècle, Nietzsche, Schopenhauer et les autres. Schopenhauer ne déclarait-il pas : « Les femmes sont comme des miroirs, elles réfléchissent mais ne pensent pas » ? Le langage lui-même est un androlecte, la grammaire est formelle « Le masculin l’emporte sur le féminin ».
« L’universel c’est la mixité » assène la féministe ». Pour y parvenir, il faut construire la parité et commencer par arrêter de cultiver les différences dès l’enfance, par les jeux et les jouets, à l’école en refusant les orientations sexistes, dans les métiers, les conditions de travail, le partage des tâches : « Est-ce qu’un homme, quand il choisit un métier, se demande si cela va nuire à ses enfants ? ». Il ne s’agit pas pour autant de construire un genre neutre ; « égalité » ne veut pas dire « identité » mais lutte à la fois contre l’asservissement des hommes et des femmes.
Ce récit détricote les rouages d’un système construit, plus ou moins consciemment, mais qui nous imprègne durablement. Il est possible, quand on en a pris conscience, d’en tricoter un autre. C’est le message d’espoir de ce beau livre.
Annie Batlle, journaliste et membre active du Laboratoire de l’égalité, auteure des ouvrages : « Le bal des dirigeantes » (Eyrolles, 2006) avec Sandra Batlle-Nelson, et « Le dictionnaire iconoclaste du féminin » (Bourin 2010) avec Isabelle Germain et Jeanne Tardieu.