Société
Avec Realaxe, les filles s'emparent du skate et cassent les codes
Publié le 12 février 2020 à 19:07
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Qui a dit que les filles ne savaient pas skater ? Des réseaux sociaux aux compétitions, les championnes de la planche partagent leurs prouesses au monde entier. Et même du côté des néophytes, le skate s'érige de plus en plus en sport girl power. La preuve avec la super association Realaxe, qui forme les débutantes en Ile-de-France. Inspirant à souhait.
L'association Realaxe célèbre le skate au féminin. L'association Realaxe célèbre le skate au féminin.© Adidas - Realaxe
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Ce mardi soir, dans le vaste Espace de Glisse Parisien de Porte de la Chapelle (l'EGP 18 pour les intimes), on entend rien d'autre que les bruits des planches qui claquent et sillonnent l'entièreté du skatepark - une zone aérée de 2 800 mètres carré. Entre les chocs des roues sur le sol bitumé et les corps qui circulent avec fluidité, des voix résonnent. Celles des trois professeurs, décochant quelques indications à leurs jeunes élèves. Pas des skateurs non, mais des skateuses, une petite dizaine, vingt-deux ans en moyenne. Malgré la pluie et le froid, toutes sont fidèles à leur rendez-vous hebdomadaire. Cela fait déjà plus de six mois que l'association Realaxe organise au sein de l'EGP des sessions d'entraînement pour les skateuses débutantes qui, genouillères et casques (customisés) sur la tête, viennent s'éclater.

Ne vous y trompez pas, si l'instauration officielle des cours au skatepark date de septembre dernier, l'association, elle, a à son actif pas moins de six années d'existence - pour une soixantaine de membres. Chaque premier dimanche du mois, Realaxe organise également des "girls sessions" collégiales aux quatre coins de l'Ile-de-France, idéales pour familiariser les plus néophytes à ce sport si technique. A la source de cette assoce française et inclusive, l'envie de démocratiser le skate en proposant aux filles qui souhaitent s'initier les bases d'une pratique majoritairement masculine. Ce n'est pas juste une envie en fait, mais une nécessité.

Car alors que le skateboard va pour la toute première fois investir les Jeux olympiques (direction Tokyo) et que les championnes n'en finissent pas d'impressionner le milieu (la plus jeune skateuse professionnelle au monde n'a que neuf ans), l'égalité des sexes peine encore à se concrétiser du côté des planches à roulettes. Plus pour longtemps ?

"Il faut avoir du cran pour faire sa place"
L'association Realaxe par Adidas. © Clothilde Redon

Cette parité qui se cherche, le directeur technique de la Fédération française de roller et skateboard Florent Balesta en témoignait encore récemment dans les pages de Paris Match, déplorant que "le skate souffre un peu d'une certaine image, à tort". Du côté de Realaxe, on cherche à la briser, cette image. L'atmosphère est détendue, mais la concentration indéniable. Entre rampes et bowl (l'espace du park en forme de cuve), les skateuses cherchent leur équilibre, se familiarisent avec les figures et les rotations "de base", sautent des marches dans l'attente d'un jour tenter des prouesses plus périlleuses - des "ollies" ou des "flips".

C'est par exemple le cas de Chloé, 25 ans, qui se dit "d'un niveau moyen" et aime cette idée de "rassembler les meufs entre elles". Car sur un skatepark, avance cette ancienne surfeuse, "il faut toujours avoir un certain cran pour faire sa place". Le cran, elle l'a.

Aux côtés de ses consoeurs, Chloé savoure les sensations que lui offrent sa "board" - c'est-à-dire sa planche. "J'aime dépasser mes limites, briser les codes. Et pouvoir me dire : moi aussi, je peux faire ça !", ajoute-t-elle d'une voix pleine d'assurance. A l'autre bout du park, Camille, 26 ans, partage le même état d'esprit. Celle qui est tombée dans la culture-skate grâce aux teen movies de Gus Van Sant (Elephant, Paranoid Park) est consciente de l'impact quasi militant de cette pratique quand elle se fait au féminin. De passage à New York, la jeune femme a rencontré les Brujas, un collectif underground de skateuses activistes et féministes. Rappelons que "brujas" signifie "sorcières" en espagnol. Forcément révolutionnaire.

 

Les skateuses de Realaxe en plein training à l'EGP 18. © Realaxe Association

Fort de ces découvertes, c'est en fréquentant les events parisiens du même style que Camille a fini par tomber sur Realaxe, dont elle apprécie particulièrement "la vibe". De bonnes vibrations diffusées par Sophie, la co-instigatrice de l'association.

"Quand il y a six ans de cela j'ai rencontré Kate et Corinne, les deux autres créatrices de Realaxe, j'étais tellement étonnée de croiser des filles qui skataient que je me suis dit qu'il fallait absolument qu'on fasse un truc toutes ensemble ! Car on ne croisait vraiment pas beaucoup de skateuses. Et les initiatives fédératrices étaient rares, en Ile-de-France et ailleurs", constate la coach. Aujourd'hui, cette trentenaire partage ses "tips" minutieux aux jeunes filles venues s'instruire, lors de séances riches en apprentissage et en sororité.

Ride ton relou
A l'EGP 18, l'heure est au girl power. © Realaxe

Malgré son blaze, Release n'éclot pas d'une vibe "relax", mais plutôt d'un désir revanchard face aux malotrus de la planche. Du temps de ses années-lycée, Sophie squattait le groupe des "skateux". Sa passion pour la glisse était déjà bien avancée, tout comme son envie de fouler du bout des Vans les skateparks. "Jusqu'à ce qu'un type de mon groupe me demande pourquoi je voulais faire du skate : il trouvait c'était 'super étrange' pour une fille. J'aurais pu m'en battre les steaks et foncer, mais non. Ado, je n'ai pas osé me lancer", se souvient-elle.

D'où l'envie, bien des années plus tard et après d'autres immersions (du côté du snowboard notamment) de tendre la main à celles qui hésitent. Résultat : de ses cours à ses excursions dominicales, Sophie comble un vide. "Il y a des filles qui m'ont dit : 'si vous n'aviez pas été là, je me serai jamais lancée' ! Et dire que tout vient de ce mec qui m'a dit que j'étais nulle...", sourit celle qui a arpenté bien des espaces de glisse, des Etats-Unis à Vitry.

Hélas, depuis ces journées d'adolescente passées à écouter du grunge, les relous n'ont jamais vraiment disparu. "Il y a encore trop de témoignages de filles qui disent qu'elles se sont senties exclues, épiées, traitées comme des 'poseuses' par certains garçons dans les skateparks. Quand tu es nouvelle et que tu débarques pour t'entraîner, tu as toujours l'impression qu'on te regarde de travers. Vu que les mecs n'ont pas forcément l'habitude de voir des meufs, ils vont se demander : 'Qu'est-ce qu'elle vaut ?' ou 'Est-ce qu'elle sait faire des tricks ?'", déplore encore l'entraîneuse.

L'un de ses collègues, Louis Marie (alias "Loums") foule l'asphalte des parks depuis 17 ans déjà. Lui aussi constate la perduration de ces "2 % de gars qui viennent embêter les meufs dès qu'elles débarquent sur un spot".

 

Realaxe donne le la aux néophytes du skate. © Clotilde Redon

Pour cette minorité bruyante, "les filles qui font du skate sont comme des licornes", autrement dit des raretés. Mais les licornes n'ont pas dit leur dernier mot. En fédérant les skateuses néophytes de tout âge, et ce au nom d'une accessibilité totale (pour adhérer, dix euros suffisent), une association comme Realaxe les conforte dans leurs ambitions, la maîtrise de leur environnement et de leur corps.

"Ici c'est un safe space", nous assure Camille. "Durant ce créneau-là, tu peux vraiment apprendre sans pression. Bien sûr, il y a plein de gens qui trouvent ça juste trop cool qu'une fille skate mais ce n'est pas toujours le cas. Et tu n'as pas forcément envie de t'afficher devant tout le monde. Ce n'est pas que les mecs se moquent, c'est juste que certains ne te calculent pas. Alors, tu te fais des blocages dans ta tête", témoigne la jeune skateuse. Avec ces cours du mardi soir, Camille délaisse cette peur en rejoignant une bande de filles bienveillantes bien décidées à "progresser ensemble".

"Il faut persévérer !"
Anaelle, skateuse optimiste. © Clément Arbrun

Ce ne sont donc pas (que) les saillies misogynes qui freinent les skateuses, mais un manque de confiance en soi, une crise de la légitimité d'autant plus forte lorsque le ratio mecs/meufs est inégalitaire. Cette appréhension bien souvent intériorisée, Anaëlle, 28 ans, s'en détache aussi aisément que de son casque. "J'estime qu'on a notre place absolument partout. J'ai tendance à m'en foutre des réactions des autres quand je tombe. Personne n'est né sur un skate !", s'amuse cette élève pour qui tout ce "mood" se résume à un mot : la persévérance. Chuter, se relever, reproduire les mêmes gestes tout en ayant conscience des imprévus.

Lors de ces trainings, la répétition laborieuse de certains mouvements côtoie la joie de l'accomplissement, et le mental importe autant si ce n'est plus que l'équilibre physique. "Tu dois foirer un geste durant des sessions entières pour le réussir, et accepter de le foirer la séance d'après. On en finit jamais d'apprendre !", explique-t-elle. "Il faut persévérer dans le skate", corrobore Sophie, qui compare tous ces "moves" à la gymnastique - une activité qui elle non plus n'échappe pas aux étiquettes de genre. "Tu dois enchaîner des figures au sol et en l'air, t'acharner sur l'une d'elles et enchaîner sur une autre, comme lors d'une performance de gym", poursuit la professeure.

 

La victoire au bout de la planche. © Claudia Lederer

D'où l'importance d'encadrer celles qui souhaitent maîtriser toutes ces chorégraphies complexes. Et de les rassurer du bout des gants. Le jeu en vaut la chandelle : quand les skateuses entrent dans la danse, elles en ressortent forcément grandies. "C'est un sport extrêmement technique, qui t'incite à reproduire des gestes qui ne sont pas naturels, d'une façon très ingrate. En fait, le skate ne t'oblige pas simplement à t'améliorer, mais à te déconstruire", décrypte Anaëlle entre deux rodages.

La révolution (sera) sur roulettes
L'association Realaxe, pour Adidas. © Clotilde Redon

Aujourd'hui, le bruit des roues qui s'entrechoquent sur le bitume a comme un air de chant révolutionnaire. Après des années à submerger le public d'icônes masculines (l'indétrônable Tony Hawk - et sa licence de jeux vidéo - en figure de proue), la femme serait-elle enfin reconnue comme l'avenir du skate ? Tout le laisse à penser, des clubs et festivals qui se lancent dans l'Hexagone aux comptes Instagram influents qui nous font voyager (comme celui du girls skate crew américain Santa Cruz Lady Lurkers et sa quinzaine de milliers d'abonné·es) en passant par les prouesses d'athlètes professionnelles ultra-suivies comme la française de 26 ans Charlotte Hym, qui participera aux futurs J.O. de Tokyo.

Et par-delà les rampes, le skate s'invite même sur le tapis rouge. Lors de la dernière cérémonie des Oscars, la réalisatrice Carol Dysinger s'est ainsi vue couronnée pour son court-métrage documentaire Learning to Skateboard in a Warzone (If You're a Girl) - comprendre, Apprendre le skateboard en zone de guerre (quand vous êtes une fille). Cette immersion nous relate l'apprentissage minutieux d'un groupe de jeunes filles afghanes s'initiant à l'art de la planche à roulettes. Sous les hourras de l'assistance hollywoodienne, la lauréate s'est permise de rappeler la force universelle (et profondément politique) d'une pratique qui, dit-elle, permet aux jeunes de clamer ces mots : "Je suis là. J'ai quelque chose à dire. Et Je vais emprunter cette rampe. N'essayez pas de m'arrêter".

Realaxe promeut la visibilité des skategirls. © Clotilde Redon

"Des filles dans les skateparks, il y en a plus qu'avant, car les femmes prennent davantage de place dans les débats et l'espace public. On parle de plus en plus de championnes et d'exploits féminins, mais aussi de féminisme. Alors forcément, on a envie de casser les codes et de dire : les filles y ont le droit, aussi !", se réjouit Anaëlle d'un large sourire. Ce n'est pas "Loums" qui la contredira. "Aujourd'hui, de plus en plus de filles s'achètent des planches, et il y a plein de françaises qui déchirent et tirent la scène sur le haut", affirme le coach qui constate avec bienveillance la mixité de la clientèle des skateshops et la viralité sur les réseaux sociaux des vidéos de jeunes championnes pluri-médaillées comme la Brésilienne Leticia Bufoni (26 ans seulement et plus de 2 500 000 fans sur Instagram).

Cette démocratisation tardive mais salutaire du skateboard, Alexis Toublanc pourrait vous l'expliquer en réitérant le discours de la réalisatrice Carol Dysinger. Selon le gestionnaire du skate park de l'Espace de Glisse Parisien, ce sport est plus qu'une contre-culture désormais mainstream, ou qu'un "boys club" apparent devenu girl power. "Le skate renvoie à des codes vestimentaires et sociaux décalés par rapport à la société classique. Tout cela peut être un moyen de s'affirmer, de revendiquer sa propre identité. Et les filles y ont autant leur place que les mecs", assure le gérant. Espérons que cette ascension enthousiasmante redouble de vitesse dans les années à venir.

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