Qu'est-ce que le "queerbaiting", ce traitement de la culture LGBT problématique ?

Publié le Lundi 14 Juin 2021
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"Sherlock", un cas flagrant de "queer baiting" ?
"Sherlock", un cas flagrant de "queer baiting" ?
Depuis des années, le "queerbaiting" envahit usine à rêves et séries télé à succès. Et même les clips : c'est désormais la jeune popstar Billie Eilish qui se voit associée au phénomène. Derrière ce nom curieux, un traitement de la culture LGBTQ particulièrement polémique.
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Best friends kissing. C'est le nom d'une drôle de tendance née sur la plateforme TikTok : elle consiste à partager un baiser avec sa meilleure amie, et à relayer les images sur le réseau social. Pratique à laquelle se prêtent volontiers des utilisatrices anonymes. Tant et si bien que le site Pink News voit là un exemple édifiant de "queerbaiting", tendance qui fétichiserait les femmes lesbiennes, comme le fait le "male gaze" - ce regard masculin dominateur qui sexualise le corps des femmes, dans les films notamment.

Dans le même laps de temps, c'est le dernier clip de Billie Eilish, Lost Cause, vidéo sensationnelle (plus de 40 millions de vues en deux semaines) qui s'est vue accusée de queerbaiting dans certains internautes et médias - la jeune chanteuse américaine y déclame ses couplets avec ses amies dans une ambiance de pyjama party décomplexée.

D'accord mais c'est quoi au juste, le "queerbaiting" ? Littéralement, "l'appât à queer". Soit le fait, en tant que producteur de contenus culturels, d'attirer une audience, la communauté LGBTQ, sous couvert d'allusions et de "promesses" queer... pour finalement retomber dans l'hétéronormativité pure et dure. Sans surprise hélas.

La définition est encore à clarifier ? Pas de soucis, on vous explique tout.

De "Sherlock" à "Supernatural"

En vérité, cela fait déjà quelques années que le "queerbaiting" envahit nos foyers, et notamment nos séries télé préférées. Ce phénomène à la fois culturel et marketing, la post-doctorante en sciences de l'information et de la communication Deborah Gay, ayant dédié une partie de ses travaux à la série française LGBTQ Les engagés, le définit ainsi : "On parle de 'queerbaiting' quand les industries culturelles promettent un contenu qui n'est pas hétérosexuel mais ne vont finalement traiter cette facette que très marginalement voire pas du tout".

Dans son très chill "Lost Cause", Billie Eilish fait-elle du queer baiting ?
Dans son très chill "Lost Cause", Billie Eilish fait-elle du queer baiting ?

Faire du "queerbaiting", c'est conférer à un produit culturel un écrin queer... qui n'est que poudre aux yeux. "Par exemple, présenter une relation homosexuelle entre deux personnages, mais ne la signifier que par des sous-entendus, le fait qu'un personnage porte la couleur rose, etc", poursuit l'experte des questions queer.

Le problème, c'est que le "queerbaiting" privilégie la suggestion à la représentation. Et bouscule peu les lignes. Une écriture tortueuse qui s'envisage dans des séries à succès comme Sherlock, Supernatural, Riverdale, shows où il est notamment question d'amitiés masculines ambiguës. Oui mais voilà, la suggestion a toujours existé au sein des créations artistiques et peut même être synonyme de subtilité, alors pourquoi la fustiger ?

Justement, notre interlocutrice nuance : "Dans le cinéma français des années 50 par exemple, des films d'amitié virile comme Le salaire de la peur se jouaient de ces sous-entendus, car il n'y avait pas d'autres options dans une société qui n'acceptait pas que l'on sorte de l'hétérosexualité. Mais pourquoi y revenir sans cesse aujourd'hui quand ces représentations sont désormais autorisées à l'écran ?". Bonne question.

Frilosité des producteurs, hypocrisie, envie de fédérer une audience active sur les réseaux sociaux (la communauté LGBTQ) sans en "brusquer" une autre, plus hétéronormée, recyclage des mêmes codes, paresse scénaristique... Bien des arguments fusent dans notre esprit quand il s'agit d'éclaircir de mystère.

"Sherlock", l'un des exemples les plus flagrants de "queer baiting" ?
"Sherlock", l'un des exemples les plus flagrants de "queer baiting" ?

"Bisexualités respectables"

Les hypothèses sont aussi nombreuses que les exemples. Des couples iconiques de femmes (comme dans les séries Laverne & Shirley et Rizzoli & Isles) aux complicités masculines (comme dans Teen Wolf et 9-1-1), nombreuses sont les créations pop à se voir accusées "d'appâter" les personnes queer. Les exemples les plus célèbres ? Quand l'autrice britannique J.K Rowling présume de la sexualité du professeur Dumbledore (Harry Potter), qu'une romance est attendue (mais avortée) entre les charismatiques Finn et Poe dans Star Wars IX : L'Ascension de Skywalker, ou qu'une popstar comme Katy Perry chante "I kissed a girl and I liked it".

Ce dernier exemple est emblématique. Dans ce tube mondial, Katy Perry semble résumer les relations lesbiennes à un simple "passage", une expérience ludique et distrayante. Pour l'essayiste et documentariste Ovidie, la popstar se fait dès lors pourvoyeuse d'une "bisexualité respectable". Ovidie nous explique : "C'est une représentation de la bisexualité qui coche toutes les cases de l'hétéronormativité : une bisexualité qui se construit sur l'ego d'un voyeur symbolique, hétéro, qui s'amuse de voir deux femmes se faire bisou-bisou et jouer à la poupée".

"Avec cette 'bisexualité respectable', on sort d'un rapport authentique qui ferait plaisir aux femmes concernées. Loin d'être émancipatrices, ces images glamour excluent tout un pan de la réalité, comme les discriminations et violences dont font toujours l'objet les femmes lesbiennes et bisexuelles dans la société", poursuit l'autrice. C'est là que s'envisagent précisément les maux du "queerbaiting" : des représentations suggérées, "respectables", assagies, qui semblent précisément exclure l'audience qu'elles interpellent pourtant. Un grand paradoxe.

Katy Perry dans le clip du hit mondial "I Kissed A Girl".
Katy Perry dans le clip du hit mondial "I Kissed A Girl".

Du clip de Katy Perry hier à celui de Billie Eilish aujourd'hui, les accusations de "queerbaiting" sont parfois complexes. Elles interrogent directement la légitimité de l'artiste ou de l'oeuvre concernée, et, par-là même, exigent justement de nuancer un propos. Certaines oeuvres "d'amitié virile" comme Point Break se jouent-elles d'une fantasmagorie queer ? A partir de quel moment le postulat de l'amitié, et de l'union en général (crucial dans bien des divertissements) serait forcément synonyme de relations amoureuses qui ne disent pas leur nom ?

Mais la gêne du "queerbaiting", c'est justement cette incapacité à se prononcer, quitte à contourner une époque d'évolutions, des initiatives progressistes d'un feuilleton du Mistral comme Plus belle la vie aux représentations plus transgressives de Pose. A ce titre, Deborah Gay voit en Hannibal, show de l'auteur gay Bryan Fuller dédié au personnage mythique d'Hannibal Lecter, l'antithèse d'un Sherlock : la tension sexuelle liant les protagonistes masculins (Hannibal et Will Graham) mène bien moins l'audience LGBTQ par le bout du nez.

"Hannibal", une série exemplaire, selon l'experte Deborah Gay.
"Hannibal", une série exemplaire, selon l'experte Deborah Gay.

Vers un autre regard

"La question au final est : qui créée ou écrit ? Comment représente-t-on l'homosexualité ? Et pourquoi ? Pour nuancer une représentation trop normative, diffuser un discours ? Est ce que je me base sur ma propre expérience ou est ce que je vais plus loin ? En ce sens, le regard d'un·e scénariste gay peut impliquer, dans le traitement des personnages, un point de vue plus fin", achève Deborah Gay. Un enjeu déterminant quand il est questions de séries télé, "des créations qui pénètrent le foyer, et donc l'espace intime et familial", dixit l'experte.

Au fond, le "queerbaiting" nous rappelle la situation d'industries qui peinent encore à rectifier leur manque de diversité et de pluralité. Ce faisant, ce phénomène interroge le point de vue que l'on porte sur les oeuvres culturelles et leurs représentations. Une réflexion en forme de quête, celle d'un autre regard, évoqué par Iris Brey dans son essai Le regard féminin : un "queer gaze" qui nous invite à dépasser la norme et ses images.