Et si la productivité était une notion antiféministe ?

Publié le Mercredi 04 Mai 2022
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Etre productive au taf ? Plus qu'une qualité, c'est une injonction. Quitte à malmener sa santé mentale et vriller au burn out. Une charge toute patriarcale, comme le démontre le passionnant essai de Laetitia Vitaud : "En finir avec la productivité".
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Se donner à fond pour sa boîte, ne pas compter ses heures, être perfectionniste... Autant d'expressions qui pourraient faire de vous l'employée modèle du mois, créative et investie. Mais est-ce vraiment très sain tout cela ? Et si le culte de la productivité, inhérent à l'imaginaire de l'entreprise, nous éloignait de toute possibilité d'émancipation ? Plus encore, et si cette sacrosainte productivité était l'inverse-même du féminisme ?

C'est cette question audacieuse que pose franco l'experte du travail au sein du média Welcome to the jungle Laetitia Vitaud dans un ouvrage aussi acerbe que nécessaire : En finir avec la productivité (Editions Payot). Titre radical replaçant cette valeur, d'aucuns diront cette qualité, au sein du vaste système capitaliste, mais aussi patriarcal, qui l'alimente.

Au fil des pages, l'autrice démontre à quel point cette notion de business fait du mal aux femmes. Et au féminisme.

Quand la productivité étouffe la sororité

Voilà de quoi faire déchanter les working girls. Puisqu'elle sert avant tout un système capitaliste peu porté sur l'égalité des sexes - la comparaison des salaires entre les genres suffit à le démontrer - difficile de voir en la productivité une forme d'épanouissement personnel.

Déjà, car l'individu y importe davantage que le collectif. La productivité est avant tout individuelle, et c'est ainsi qu'elle se fait "marqueur de statut social, mérite moral voire même religion à part entière : il faut être ou avoir été productif pour mériter sa place sur Terre", fustige Laetitia Vitaud.

A l'inverse, la spécialiste du travail observe que les tâches touchant au collectif sont volontiers mésestimées et souvent associées aux femmes occupant des postes subalternes, de la collecte pour l'anniv d'un collègue aux décors pour des événements, comme la période des fêtes. Plus globalement, on a tendance à assigner aux femmes tout ce qui a trait "à la sécurité affective de l'équipe et au bien être collectif, à la charge émotionnelle".

Et si la productivité était une notion antiféministe ?
Et si la productivité était une notion antiféministe ?

De par cette mise à l'écart de la productivité collective, ce système n'incite en rien à la sororité. La sororité, cette solidarité féminine qui pourrait faire acte de résistance, le monde du travail la met à mal en prônant des valeurs individualistes, de son culte décomplexé de la performance à sa culture de la compétitivité érigée en véritable philosophie de vie - les amateurs des publications Linkedin en savent quelque chose.

Confronter l'individuel au collectif, c'est aussi re-politiser le travail. Une démarche importante pour les entreprises, mais surtout pour la société où elles évoluent, la nôtre. Ce sur quoi insiste l'autrice : "Si la productivité était plus inclusive on saurait mieux valoriser le soin, l'entretien, la transmission et la maintenance, on ouvrirait de nouvelles perspectives de vie et de travail pour les femmes, et pour les hommes aussi". Tout est dans le "si".

Le sur-taf, ce poids imposé aux femmes

Paradoxalement, ce culte de l'investissement total dans le taf célèbre l'individualisme tout autant qu'il fait du mal aux individus. Et notamment aux femmes. Dans son essai, Laetitia Vitaud déplore que celles-ci soient toujours "les grandes perdantes du culte productiviste". Une observation limpide.

Car à une charge mentale déjà épuisante, qui peut allier charge maternelle et conjugale (la répartition inégale des tâches domestiques en fait partie) répond une charge de travail motivée par diverses croyances, de la méritocratie au dépassement de soi (dans une société qui confronte les femmes au plafond de verre). En gros, c'est aux femmes de tester leur engagement et donc leurs limites personnelles au sein de leur sphère pro, dans un système qui leur en impose déjà tant - barrières économiques, sociales, professionnelles.

A ce constat s'ajoute un culte indissociable du monde de l'entreprise : celui du "busy" ou "surtravail", ou encore, modèle de l'employée toujours "sous l'eau". Autrement dit, le rapprochement spontané entre temps dédié au travail et qualité dudit travail. En entreprise, plus l'on est occupée (et plus on le dit), mieux c'est. Et au fond, qu'importent les tâches en question.

Et si la productivité était une notion antiféministe ?
Et si la productivité était une notion antiféministe ?

Un gros problème pour l'autrice : "Des études montrent que les femmes sont plus débordées en moyenne, mais d'une part, le travail gratuit n'est pas aussi valorisé que le travail rémunéré - être occupée à préparer le repas ou étendre le linge ne donne pas le même statut - et d'autre part, puisque tout le monde se prétend débordé, les femmes ne peuvent pas le revendiquer comme un fardeau propre et genré".

En somme, le "surtravail" est un moyen bien pratique d'ignorer les inégalités qui pèsent dans le système patriarcal. Tout en ajoutant une possibilité de burn out aux expériences déjà étouffantes des femmes : le surtaf met volontiers en avant la polyvalence et le "toujours plus". Au risque du "toujours trop".

Ce "monde d'après" qui fait peu rêver

On le comprend, l'implication professionnelle qu'induit la productivité met en évidence un sexisme structurel indéniable. Mais pour combien de temps encore ? On se le demande tant cet imaginaire du travail et les dynamiques de pouvoir qu'il implique semblent d'un autre siècle.

Et pourtant... loin d'être bousculées, ces dynamiques s'exacerbent en temps de crise majeure. Celle du Covid l'a démontré en déployant à plus grande échelle une alternative au présentiel : le télétravail. Travail en distanciel banalisé durant cette période de confinements et qui pour beaucoup, fut synonyme "d'efficacité", autrement dit, de productivité redoublée (encore elle).

En somme, alors que le monde se met en pause, la productivité, elle, n'est pas étouffée, mais améliorée. Et ce à travers un système qui interroge le rapport entre intimité et taf à l'ère numérique. C'est ce que rappelle avec éloquence Laetitia Vitaud : "faute de disposer d'un espace de travail adéquat, de nombreuses femmes ont subi de plein fouet le brouillage accentué entre leur travail productif et le travail gratuit de la vie domestique".

Bref, quand tout change, rien ne change. Plus encore, la productivité dévoile une charge redoublée "au sein d'une réalité nouvelle où le travail est plus flexible, où le bureau est pluriel et hybride", épingle la spécialiste. Autant de termes euphémisant le risque d'un burn out et donc, "d'un danger pour les femmes", dixit l'autrice. En 2020, Marlène Schiappa parlait quant à elle d'un "épuisement silencieux" des salariées confinées.

Preuve en est "qu'hybridité" n'est pas forcément synonyme d'égalité. Dans le "monde d'après", c'est donc tout un système qui reste encore à repenser. Quitte à passer au grill cette sacrosainte productivité.

En finir avec la productivité : critique féministe d'une notion phare de l'économie et du travail, par Laetitia Vitaud. Editions Payot, 220 p.