La Schtroumpfette, tout le monde sait qui elle est. La seule femme au pays des Schtroumpfs, celle qui se balade entre les maisons en champignon avec sa mini-robe, ses cheveux blonds et passe sa journée à renifler des fleurs. Celle-ci a d'ailleurs été créée par Gargamel, le méchant du récit, pour "briser l'harmonie qui règne dans le village", peut-on lire au dos de l'album qui l'introduit. Eve n'a qu'à bien se tenir.
Elle est l'objet de tous les désirs et surtout, correspond à tous les stéréotypes que la société associe à son genre. Douce, fragile, battant des cils en direction de n'importe lequel de ses compatriotes... Et seule au milieu d'un paquet d'hommes qui eux, ont chacun des caractéristiques distinctes. Il y a le "Schtroumpf gentil", le "Schtroumpf farceur", le "Schtroumpf gourmand". Mais il n'y a qu'une Schtroumpfette.
Clairement, en lisant la BD du Belge Peyo, on saisit le message : le groupe féminin est forcément homogène ("Les femmes" ne seraient pas des individus avec chacune une personnalité, mais des êtres similaires et interchangeables), quand le groupe masculin est, lui, composé de personnalités variées qui ne vivent pas uniquement pour attirer le regard du genre opposé.
Et cette différence, qui reflète le fonctionnement de nos sociétés hors écran, a de lourdes conséquences sur nos liens aux autres, qu'ils soient pro ou perso. Décryptage.
C'est Katha Pollitt, féministe, essayiste, poétesse et critique américaine, qui a conceptualisé le syndrome émanant de ce constat dans un article pour le New York Times, paru en 1991. Une réflexion qui lui est venue en regardant des dessins animés avec sa fille.
Elle écrit : "J'appelle le principe de la Schtroumpfette : un groupe de copains masculins sera accentué par une femme seule, définie de manière stéréotypée. Dans les pires dessins animés, la femme est généralement une petite soeur, un lapin avec une robe rose et des rubans dans les cheveux qui accompagne les ours et les blaireaux aventureux".
Une observation qu'elle estime d'autant plus dangereuse qu'elle vise particulièrement les plus jeunes, façonnant leur vision du monde et plus tard, leur propre comportement et biais genrés. "Le sexisme de la culture préscolaire déforme à la fois les garçons et les filles", poursuit Katha Pollitt. "Les petites filles apprennent à diviser leur conscience, filtrant leurs rêves et leurs ambitions à travers des personnages de garçons tout en admirant les vêtements de la princesse."
Et de poursuivre : "Les plus privilégiées et les plus audacieuses peuvent rêver de devenir des femmes exceptionnelles dans un monde d'hommes - les Schtroumpfettes. Les autres apprennent à accepter le destin plus habituel, qui est d'être un wagon de passagers tiré à travers la vie par une locomotive masculine. Les garçons, qui sont rarement confrontés à des histoires dans lesquelles les hommes ne jouent que des rôles mineurs, apprennent une leçon plus simple : les filles ne comptent tout simplement pas beaucoup."
D'ailleurs, ce phénomène ne se cantonne pas aux oeuvres pour enfants. Dans les histoires pour adultes aussi, on remarque une absence quasi systématique (et systémique) de parité, qui joue sur les mêmes réflexes misogynes ancrés dans la réalité. Le Guardian en a d'ailleurs épinglé quelques-unes dans un article datant de 2017 : Jumanji : Welcome to the Jungle, la première saison de Stranger Things, ou encore le film Justice League, pour ne citer qu'elles.
Bien sûr, aussi inspiré soit-il du patriarcat qui règne dans la vraie vie, le syndrome de la Schtroumpfette renforce à son tour l'inégalité de nos rapports au-delà de la fiction. Bref, un (très gros) serpent qui se mord la queue.
Retranscrit dans nos sphères sociales, le syndrome de la Schtroumpfette s'illustre par la façon dont certaines femmes vont être sous-représentées dans des groupes de travail ou d'ami·e·s. Et plus encore, dont elles vont s'en sentir valorisées.
Jeanne Boisselier, docteure en psychologie sociale, rappelle d'abord comment opèrent notre intégration des stéréotypes de genre, et l'importance de la culture dans cette acquisition problématique.
"Beaucoup d'études montrent que les stéréotypes de genre sont descriptifs : voilà ce qu'est une femme, ce qu'est un homme. Mais aussi prescriptifs : voilà comment doit se comporter une femme, comment doit se comporter un homme. On pioche des indices de ces stéréotypes de manière non-consciente, automatique, dans la famille, les rôles de nos parents, grands-parents, à l'école, et plus tard dans les rôles professionnels."
L'experte ajoute : "Tout ça vient aussi fortement des représentations culturelles, qui sont celles du cinéma, des séries, des dessins animés. Tout ce qui est média vient exprimer et mettre en image ce qui est une femme et ce qui est un homme selon la société. Les enfants grandissent en voyant ça et cela finit par nous imprégner. Donc effectivement, quand une majorité d'oeuvres de fiction montre une majorité d'hommes et que les femmes sont réduites à certains rôles (mère, amoureuse...) à l'image de prototypes, non seulement on a moins de modèles, mais nos modèles sont moins variés et plus stéréotypés."
Résultat plus ou moins direct : certaines peuvent assimiler que les places sont limitées pour les femmes au sein des groupes d'hommes. Réussir à être celle qui en intègre un - dans des circonstances pro ou privées - devient ainsi particulièrement gratifiant, alors que cela souligne surtout d'indiscutables discriminations. Cette supposée victoire vient par ailleurs nourrir une comparaison et une course nocive entre femmes. Le tout au nom de la "validation masculine". Sexisme intériorisé, quand tu nous tiens...
"Pour ce qui est du syndrome de la Schtroumpfette et du sexisme intériorisé qui s'y loge", analyse Jeanne Boisselier quand on lui évoque ce dernier aspect, "c'est un peu le même processus que quand on a tendance à penser qu'on est validées par les hommes, et non par le groupe de paires des femmes. C'est dans le regard, dans l'approbation de l'homme, que l'on sait si l'on est 'bien' ou pas." Comprendre, digne d'être aimée, puisque c'est là le seul but auquel on semble vouloir absolument cantonner les femmes.
La réponse à cela ? "S'émanciper par la sororité", invite le magazine Tapage. En luttant contre la compétition misogyne à laquelle on nous pousse à adhérer, et en se convainquant d'une évidence : dans chaque strate de la société, sans aucun doute, il y a de la place pour nous toutes.