Pourquoi la scène de viol de "La Chronique des Bridgerton" n'est pas si mal traitée

Publié le Vendredi 15 Janvier 2021
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Pourquoi la scène de viol de "La Chronique des Bridgerton" n'est pas si mal traitée
Pourquoi la scène de viol de "La Chronique des Bridgerton" n'est pas si mal traitée
La série "La Chronique des Bridgerton" diffusée sur Netflix fait parler pour de nombreuses raisons : les scènes de cul, les costumes, le casting. Et puis, le viol conjugal comme axe de scénario, sans que celui-ci ne soit clairement nommé. Ce qui est mieux traité en revanche, c'est entre autres l'abus de confiance dont fait preuve l'agresseure.
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Attention, cet article contient des spoilers de la série. Si vous ne voulez rien savoir de l'intrigue, nous vous conseillons de passer votre chemin (et revenir plus tard).

La Chronique des Bridgerton a débarqué sur Netflix le 25 décembre dernier, offrant aux abonné·e·s une bonne raison de respecter le couvre-feu. Adaptation par la productrice américaine Shonda Rhimes du livre de la romancière britannique Julia Quinn The Duke and I, le tome 1 de toute une saga écrite par ses soins, la série de huit épisodes d'une heure (un marathon, on vous le confirme) connaît depuis un succès considérable.

On y découvre le quotidien d'une famille noble pendant la Régence anglaise, les Bridgerton, au début de la saison des bals de 1813. La fille aînée, Daphne (Phoebe Dynevor), est débutante. Elle est présentée à la société et à la reine Charlotte, puis chaperonnée par sa mère, Lady Violet Bridgerton (Ruth Gemmell), et son frère, le vicomte Anthony Bridgerton (Jonathan Bailey), dans le but de trouver un mari convenable à leurs yeux. Elle valse de soirée magique en soirée magique n'espérant qu'une chose : que sa beauté qualifiée d'"incomparable" lui attire les faveurs d'hommes bien sous tous rapports. Et de tomber amoureuse de son meilleur ami. Jusque-là, rien de bien sorcier ou qui échappe à la trame classique du conte de fées.

Seulement, il y a un hic : son frère la flique. Il l'empêche de fricoter en tout bien tout honneur lors des événements organisés, et les galants ont vite fait de baisser les bras. Tous, sauf un dénommé Lord Nigel Berbrooke (Jamie Beamish), libidineux insistant qui représente très certainement son pire cauchemar. Et le nôtre.

Arrive alors Simon Basset, duc de Hastings (Regé-Jean Page), indécrottable célibataire probablement mannequin Calvin Klein à ses heures perdues, qui vient d'hériter du titre et semble pourchassé par toutes les jeunes femmes à marier du pays - et leurs mères avec. Il lui propose un marché : faire croire à la cour qu'ils ont le béguin afin que mademoiselle gagne en popularité et en prétendants (la fameuse technique de l'inaccessibilité), et qu'on foute la paix à monsieur.

Forcément, rien ne se passe comme prévu (ou plutôt, si), et ils finissent pas s'éprendre l'un de l'autre.

A cette intrigue pas franchement originale s'ajoute la patte de Shonda Rhimes. Des décors majestueux, des costumes incroyables, des notions d'émancipation féminine, des scandales et du cul débridé. Et surtout, de la diversité.

La reine Charlotte, le duc de Hastings, ses parents, le personnage de Lady Danbury, ainsi qu'une bonne partie des figurant·e·s de l'aristocratie, sont noir·e·s. Ce parti pris est par ailleurs justifié dans l'épisode 4, où Lady Danbury rappelle à Simon que le roi George III a choisi sa femme parmi "les leurs", leur permettant ainsi d'accéder à la noblesse. Et que leur situation demeure fragile. Un choix scénaristique qui s'appuie en outre sur des nombreux écrits d'historien·ne·s attestant des origines africaines de la monarque véritable.

Tout semblait donc bien parti pour que l'on savoure ce show dont on devinait facilement l'issue, emmitouflée dans un plaid confortable, passant mentalement en revue les tenues de notre garde-robe qui pourraient coller à l'esthétique dont on rêvait bien sûr de s'emparer. Et puis, il y a eu l'épisode 6.

Au milieu des fanfreluches, une scène problématique

"La Chronique des Bridgerton", au milieu des valses, le viol conjugal.
"La Chronique des Bridgerton", au milieu des valses, le viol conjugal.

Pour comprendre, il faut résumer un minimum les cinq précédents. Après des heures interminables - mais réjouissantes - de regards passionnés, de malentendus, de baisers volés, et un duel qui a failli couper court à toute possibilité d'histoire d'amour, Daphne force la main du duc en lui demandant de l'épouser. Il refuse d'abord en expliquant à celle qu'il chérit qu'il ne peut pas lui donner les enfants qu'elle désire tant, l'héroïne insiste : elle l'aime, et c'est soit ça, soit la ruine. En réalité, Simon a fait une promesse à son père, qu'il haïssait, sur son lit de mort. La lignée Hastings s'éteindra avec lui, il ne lui donnera pas d'héritier.

Les voeux sont prononcés sans que le secret ne soit dévoilé. Puis vient la nuit de noces. Une étape clé s'il en est à laquelle Daphne n'est absolument pas préparée. "Comment on fait les bébés ?" ne figure pas, sans grande surprise, au programme de l'éducation des filles du XIXe, les cours de clavecin et de broderie devant bouffer tout le temps imparti. La désormais duchesse se pointe donc la bouche en coeur devant son mari qui respecte son intimité. Un type bien, ce duc. Un type normal, en fait. Il l'initie au coït avec douceur, et apparemment talent, puisqu'elle atteint l'orgasme dès sa première fois. Lui en revanche, se retire toujours avant de jouir. Elle commence à se poser des questions, et sa gouvernante l'éclaire : l'homme doit "planter sa graine" pour se reproduire.

L'héroïne comprend qu'il lui a menti, se sent trahie, bafouée. Le soir, au lit, quand ils se livrent - encore - à quelques ébats torrides, elle se met à le chevaucher. Alors qu'il se sent sur le point d'éjaculer, elle l'empêche de bouger. Dans ses yeux à lui, on saisit la peur, la détresse. Il lui demande deux fois d'attendre, elle le fixe sans émotion, sauf celle du défi. Elle pense se venger de ses mensonges et être dans son bon droit. D'ailleurs, elle n'en démord pas.

Le rapport fini, Simon lance : "Comment avez-vous pu ?" ("De quel droit ?", dans la VF), visiblement sous le choc et démuni. La duchesse enraye sans l'ombre d'un remord, concentrant la dispute sur ses torts à lui. Ceux d'avoir "confondu" infertilité et non-désir d'enfant. Et oublié d'en informer l'intéressée.

Ce viol conjugal, car c'en est un, ne sera pas nommé comme tel. Il incarnera simplement un axe de scénario plus que douteux, qui provoquera l'ire de la protagoniste, et le besoin pour son mari de la reconquérir.

Deux heures - de série - plus tard, victime et bourreau auront même droit à leur happy ending.

Un apparent tollé

Sur les réseaux sociaux et dans de nombreux médias, on désapprouve. Certain·e·s dénoncent la façon dont les images normalisent le viol, d'autres décident de boycotter la série. Aja Romano du site américain Vox accuse quant à elle : "Sans signaler plus efficacement que le choix de Daphne était tout aussi violent pour Simon que son secret l'était pour Daphne, Bridgerton mine toute son expérience dans l'exploration des limites du consentement. À travers ce moment, la série sape également sa relation centrale, nous amenant à remettre en question tout le fondement de l'affection que Daphne et Simon se portent l'un à l'autre".

Et poursuit : "Le fait que la victime du viol soit ici à la fois un homme et une personne de couleur rend encore plus inacceptable le fait que l'émission passe sous silence l'incident." Elle estime même qu'en n'adressant pas la scène correctement et en focalisant l'intrigue sur l'amende honorable que doit faire le protagoniste à sa dulcinée, le show implique que Simon est responsable de sa propre agression. Un raté colossal.

Alors certes, il y a l'aspect historique à prendre en compte. Beaucoup ont rappelé, à juste titre, que l'éducation sexuelle en général, et donc la notion de consentement, n'étaient pas le fort de la jeune mariée. La faute à une mère trop empêtrée dans des tabous d'époque pour communiquer, et à une ère ultra-sexiste et codifiée qui voulait que les filles de bonne famille restent "pures, vierges, innocentes" (comprendre ignorantes) le plus longtemps possible. Un gage de leur vertu, paraît-il. Des détails que confirme Kathleen Lubey, professeure d'anglais à l'université St John's de New York, spécialisée dans le sexe et la sexualité au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, dans les colonnes de Grazia. Bien qu'elle juge le silence de Lady Violet peu probable.

On ne pourrait donc pas en "vouloir" à la jeune protagoniste d'avoir agi ainsi, puisqu'elle ne savait tout bonnement pas ce qu'elle faisait, précise en outre Vox. Et que toute sa vie était régie autour de sa capacité à enfanter.

Perso, on lui en a quand même voulu. D'autant plus lorsqu'elle a retourné l'histoire à sa sauce en plaidant la trahison. On avait envie de voir le couple marcher main dans la main direction le coucher le soleil dès l'épisode 1, on préférerait désormais que le duc - aussi fautif soit-il sur un tout autre plan - s'y prélasse seul.

Mais voilà. Si la série manque cruellement de nommer la coupable en tant que telle, elle réussit cependant à dépeindre un cadre qui par bien des aspects, reste glaçant de réalisme.

Une vérité rare à l'écran

Une scène qui fait bondir.
Une scène qui fait bondir.

A défaut de tenir Daphne pour responsable, La Chronique des Bridgerton montre une vérité rare à l'écran : les viols n'arrivent pas toujours la nuit dans une ruelle sordide à cause d'un sombre inconnu. Ils sont, dans de nombreux cas, des crimes perpétrés par un·e partenaire ou un·e ex. Quelqu'un·e qu'on a désiré, avec qui on a déjà eu un, voire plusieurs, rapports consentis. Une personne qu'on pensait inoffensive, à laquelle on s'est attaché·e sans retenue. Comme Daphne.

Le viol conjugal, ce n'est pas non plus toujours un acte auquel s'ajoutent des violences physiques, ou qui a lieu lorsque la victime est endormie. Ça se passe parfois pendant l'amour, lorsqu'on change d'avis, qu'on souhaite mettre fin au rapport mais que l'agresseur·e refuse. Qu'il (ou en l'occurrence, elle) exerce sur sa proie une domination vicieuse, un chantage affectif, aux conséquences terribles. Le viol, c'est aussi un crime commis par des femmes pour moins d'1 % des condamnations. Comme Daphne.

Et puis, il y a l'après. Après, la victime entre dans ce que les spécialistes appellent un état de choc post-traumatique, qui se présente sous des aspects divers. Elle peut ressentir des émotions confuses, une sensation de confiance brisée, d'incompréhension, de colère. Un besoin immédiat de rompre tout lien sans pour autant se confier à qui que ce soit (Simon refuse de lui adresser la parole, exige à ce qu'ils ne vivent plus sous le même toit, tout en restant ensemble aux yeux de la société). Ou au contraire, de passer à autre chose, de faire comme si de rien n'était. Et continue à aimer son bourreau malgré tout (jusqu'à fonder une famille, par exemple). Comme Simon.

Là où la série parvient à ne pas complètement foirer - possiblement malgré elle - c'est en évoquant à quel point ces crimes sexuels commis dans l'intimité d'un couple surfent sur un abus de confiance ravageur, floutant les notions jusqu'ici limpides de "méchants" et de "gentils", de "bien" et de "mal". Flou qui pousse, entre autres, les premier·e·s concerné·e·s à se remettre en question, à interroger leur part de faute (inexistante, faut-il le marteler) et les encourage finalement à garder le silence. De surcroît dans une société qui peine à les épauler. En 1813 comme en 2021. Aujourd'hui, 76 % des enquêtes pour viol sont classées sans suite - un chiffre qui grimpe à 90 % dans les cas de viol conjugal.

Après la scène, les émotions de Simon sont confuses.
Après la scène, les émotions de Simon sont confuses.

En fin de compte, si cette séquence perturbe et indigne autant, au-delà de l'acte en lui-même et de la façon dont les scénaristes l'auraient "balayé", c'est peut-être justement qu'elle nous renvoie à sa réalité contemporaine. Et contraste tragiquement avec le reste d'une fiction qui se voulait plus légère que terriblement terre-à-terre. A ce sujet, The Telegraph estime qu'il aurait certainement mieux valu l'exclure, plutôt que de la "glamouriser". Argumentant que ses autrices et auteurs avaient déjà choisi de l'aborder différemment que dans le livre (où Daphne agit dans le sommeil du duc alors saoul), il était donc possible de l'altérer davantage.

A noter toutefois qu'au même moment, la voix off symbolisant la reine du potin Lady Whistledown (interprétée par Julie Andrews) fustige et semble condamner : "Les situations désespérées peuvent dicter des mesures tout aussi désespérées. Mais je parierais que beaucoup considéreront ses actes comme inadmissibles. Peut-être a-t-elle jugé que c'était la seule solution pour elle, à moins qu'elle ne soit sans vergogne. Mais je vous le demande : la fin peut-elle justifier des moyens aussi méprisables ?"

Chris Van Dusen, le créateur de l'adaptation, explique à Esquire sa décision : "Dans la salle des scénaristes, nous avons longuement discuté de cette scène. Nous avons estimé que les personnages féminins de cette série - Daphné, en particulier - devraient être autorisés à faire cela. Elle devait être imparfaite. Elle devait être capable de faire des choix douteux." Et ajoute : "Je pense qu'une partie de la conception de la scène était de susciter la conversation autour du consentement". Suscitée, la conversation l'est sans aucun doute. Pas sûr cependant que l'équipe ait complètement prémédité son tournant.