Pourquoi les hommes sont (toujours) plus riches que les femmes ? Titiou Lecoq nous explique

Publié le Mardi 08 Novembre 2022
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Les hommes sont plus riches que les femmes : c'est ce qu'affirme Titiou Lecoq dans son dernier essai, le captivant "Le couple et l'argent". Une étude minutieuse relatant la vie économique tumultueuse d'une femme, de l'argent de la poche à la retraite...
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"Les hommes sont plus riches que les femmes. Dès l'enfance, les garçons reçoivent plus d'argent de poche que les filles. Adultes, à poste égal, les femmes sont moins bien payées que les hommes...". C'est un panorama cinglant de la vie économique des femmes que délivre Titiou Lecoq dans son dernier essai, Le couple et l'argent.

Le fric, sujet épineux, mais féministe ? Cela, l'autrice du best-seller Les grandes oubliées en est convaincue. Et ce minutieux manuel nous démontre volontiers pourquoi les luttes pour l'égalité ne peuvent s'envisager sans la question économique : inégalités salariales, difficultés à demander une augmentation, mépris des tâches domestiques non-rémunérées au sein du couple, taxe rose... "Plus un métier est mal payé, plus il est féminisé, et plus il est féminisé, plus il est mal payé", tacle notamment la journaliste dans ce récit passant au crible stéréotypes de genre, tabou de la thune au sein du couple, charge maternelle...

Très riche sujet donc que celui de nos sous, et dont Titiou Lecoq s'empare avec le ton (imp)pertinent que bien des lectrices et lecteurs lui connaissent : mordant et pédagogique, incarné et ironique. Les plus argent-phobiques verront là plus d'une matière à réflexion. Rencontre avec l'autrice.

Terrafemina : Avoir choisi un sujet un brin austère comme l'argent, après le succès des Grandes oubliées, c'est étonnant...

Titiou Lecoq : J'avais déjà dédié un podcast à ce sujet : Rends-moi l'argent. Et je me suis dit que je n'en avais pas encore fait le tour ! J'ai l'impression que mes deux précédents essais, Libérées et Les grandes oubliées, et celui-ci, constituent une véritable trilogie. Il y a une vraie progression et c'est logique de conclure toutes ces réflexions par le sujet de l'argent. Mais je crois que cet enjeu est encore un peu oublié par le féminisme.

Ce qui lie par exemple Les grandes oubliées et cet essai-là, c'est cette idée que nous, les femmes, prenons nos droits fondamentaux- comme l'ouverture des livrets d'épargne aux femmes, la libre disposition du salaire pour les femmes mariées- pour acquis. Et cela nous pousse trop à les négliger. C'est pour cela que j'aime notamment à rappeler que des femmes se sont battues pour défendre ces droits.

Pourquoi l'argent clive au sein des féminismes selon vous ?

T.L. : Il y a en France quelque chose de l'ordre de culturel dans notre difficulté à parler d'argent (on tend à l'aborder sous un angle plus philosophique, parler de la valeur-travail, plutôt que de TVA ou de gestion du budget), de politique (le féminisme est plutôt de gauche, l'argent apparaît comme un sujet de droite) et aussi de genré : il est difficile pour les femmes de parler d'argent sans avoir peur de passer pour des femmes vénales.

L'argent dans le couple, c'est le sujet du dernier essai de Titiou Lecoq : répartition du budget, non rémunération des tâches ménagères, inégalités salariales, séparation...
L'argent dans le couple, c'est le sujet du dernier essai de Titiou Lecoq : répartition du budget, non rémunération des tâches ménagères, inégalités salariales, séparation...

On ne partage pas vraiment cette propension du féminisme états-unien, qui est plus capitaliste. On est mal à l'aise avec l'argent. Surtout, si on ne voit pas le sujet, c'est parce qu'on ne le connaît pas. Moi-même, en explorant cette thématique, je ne savais pas... que je ne savais pas. (sourire)

Il est vrai que dans les essais féministes hexagonaux, on va surtout retrouver une position anticapitaliste...

T.L. : Oui, mais les deux ne sont pas indissociables. Décrypter les mécanismes inhérents à l'argent, ce n'est pas les valider, loin de là. Cela permet simplement de savoir comment ça fonctionne. Ce n'est pas inutile pour changer le système.

Ce livre aborde les différentes étapes de la vie économique d'une femme: les salaires, les impôts, le budget-courses, l'épargne, la retraite. Et on découvre que les inégalités hommes/femmes commencent... dès l'argent de poche.

T.L. : Très tôt, les garçons ont un rapport de légitimité à l'argent qui n'est pas le même que les femmes. Jeunes déjà, ils demandent plus facilement des augmentations. Ils considèrent davantage qu'on leur doit de l'argent. En tant que parent, je m'en rends compte, les filles sont davantage gênées, on les met donc en position de demandeuses. C'est un réflexe qui va se développer ensuite dans le monde du travail.

Cette histoire d'argent de poche raconte évidemment quelque chose sur les constructions de genre. L'argent est indissociable des stéréotypes. On ne veut pas être identifiée au stéréotype de la femme vénale, tout comme on ne veut pas être associé à celui de la mégère, en ce qui concerne les tâches ménagères.

Titiou Lecoq nous explique pourquoi les hommes sont (toujours) plus riches que les femmes
Titiou Lecoq nous explique pourquoi les hommes sont (toujours) plus riches que les femmes

Ce stéréotype, vous l'analysez : "Avant, on disait que les femmes ne contrôlaient pas leur utérus, maintenant, qu'elles ne contrôlent pas leur carte bancaire"...

T.L. : C'est une pensée archaïque : les femmes ne sauraient pas se contrôler, car elles ne seraient pas rationnelles. C'est l'image de la femme "panier percé", de la dépensière. Et ce alors qu'elle est la principale cible des publicités, qui l'incitent à consommer pour répondre à des injonctions de genre lui permettant de "construire sa féminité" en étant consommatrice. On exige de la féminité qu'elle passe par les dépenses.

C'est un grand paradoxe d'une certaine perversion. On pousse les femmes à consommer, mais jamais à s'enrichir. Comme je l'écris, ce qui coûte cher aux femmes, c'est l'addition de toutes les injonctions qui pèsent sur elle. Même du côté de la presse économique d'ailleurs, il est rare de trouver des articles qui expliquent aux femmes comment gagner de l'argent. On leur recommande davantage... De faire les soldes.

On laisse quand même aux femmes le soin de s'occuper d'un budget. Vous rappelez que dans les foyers modestes, c'est souvent l'épouse qui doit gérer l'argent. Or, on pense que c'est une forme de pouvoir, mais il n'en est rien.

T.L. : Dans les milieux populaires, les femmes gèrent le budget, c'est une chose qui a été repérée depuis longtemps par les historiens et les sociologues. A l'époque, le couple était perçu comme une entité économique, tout était mis en commun, le mari allait gagner de l'argent, l'épouse gérait le budget. Et cela a été analysé comme une forme de pouvoir effectivement, en fait ce n'est pas le cas. Car dans ce cas, les femmes ne gèrent pas l'argent, elles gèrent son manque : la pauvreté.

Dans les milieux bourgeois par contre, on a (les banquiers par exemple) plus tendance à s'adresser au mari, et ce même lorsque les comptes sont séparés.

Il faut vraiment parler d'argent entre femmes, explique Titiou Lecoq.
Il faut vraiment parler d'argent entre femmes, explique Titiou Lecoq.

La question ici, c'est aussi la communication dans le couple, où l'argent apparaît comme un tabou. 40 % des couples ne parlent jamais de l'organisation de leur budget.

T.L. : L'argent est un sujet délicat, et donc potentiellement d'engueulades, d'où la difficulté de l'aborder. Autre chose délicate : cela pose la question de la négociation au sein du couple. Plus l'écart de salaire est important, moins votre pouvoir de négociation le sera. Dans le pire des cas, cela peut conduire à un rapport de domination, à des violences économiques. Si l'on a peur de parler de ce sujet à son conjoint, c'est déjà un souci.

C'est pour cela que je crois qu'il faut aborder ce sujet dès le début au sein du couple et comprendre comment fonctionne l'autre. Ca permet aussi de prendre conscience de ses peurs, sa psychologie. Les gens qui n'ont pas du tout le même rapport à l'argent, c'est un potentiel gros problème.

Justement, à travers ce panorama, vous conseillez de ne pas forcément avoir de compte en commun, d'opter pour le taux individualisé dans le cadre d'une déclaration de revenus... Par ses recommandations, ce livre embrasse une grande thématique féministe : le couple et sa remise en question.

T.L. : C'est vrai. La question du couple et de la place qu'on lui fait dans nos vies est importante. Elle démontre souvent à quel point les politiques sont en retard par rapport à notre expérience. Quelque chose comme le compte commun n'est plus en phase avec l'évolution de la société.

La structure de l'état social français n'est pas en adéquation avec la manière dont les gens vivent, et tend à exacerber les inégalités entre hommes et femmes. Les gens ne font plus "pot commun" aujourd'hui. Il y a encore des comptes communs, mais de moins en moins, c'est comme les mariages.

L'argent, vrai enjeu féministe ?
L'argent, vrai enjeu féministe ?

Une idée plus actuelle, et révolutionnaire, serait de défendre, comme vous le faites, une rémunération des tâches ménagères...

T.L. : Oui, c'est drôle car j'ai écrit ce livre, Libérées, entièrement dédié à ce sujet, et pourtant... je n'avais jamais abordé l'aspect économique ! Monétiser revient à dire que ce travail vaut quelque chose, prendre conscience de son existence. Je n'encourage pas les femmes à imposer des factures à leur conjoint, mais je trouve cet enjeu important car il questionne la notion-même de travail.

Individuellement comme collectivement, dans la vie familiale et professionnelle, les femmes sont naturellement rattachées au soin. Elles prennent en charge les métiers de soin, et sont moins bien payées. Mais cela éclot d'un préjugé biologique : on considère que puisqu'elle donne la vie, la femme est naturellement dans le don de soi. Elle est ramenée à son corps. On a construit la féminité sur l'idée de don, ou de dû. Et c'est cette réflexion qui nous amène donc jusqu'à l'inégale répartition des tâches ménagères...

Et si on défendait l'idée d'une rémunération des tâches ménagères ?
Et si on défendait l'idée d'une rémunération des tâches ménagères ?

L'une des solutions aux inégalités serait, tout simplement, une éducation à l'argent...

T.L. : Oui. Quand j'ai fini mes études, avec Bac +5, je ne savais même pas lire une fiche de paie. On ne m'avait pas appris ça. Il faudrait que l'école propose une éducation financière. Sinon, ce sont les parents qui transmettent à leurs enfants, mais tous n'ont pas forcément les connaissances. C'est ma mère qui m'a appris le brut et le net, alors que l'école aurait du me l'apprendre.

Il y a beaucoup de choses à savoir. Que le contrat de mariage a une implication économique, mais aussi qu'affirmer son indépendance en refusant ce contrat a aussi une implication économique, que l'on ne bénéficie pas de certaines protections financières qui existe avec l'engagement. On peut se fragiliser économiquement si l'on ne sait pas comment fonctionne le système. Durant le mariage, mais aussi lors de la séparation, à la retraite... Les femmes s'appauvrissent pendant la vie à deux, et à la séparation, cela devient d'autant plus évident. C'est pour ça qu'il faut en prendre conscience très tôt.

Au final mon livre pose un peu les bases de cette éducation : expliquer comment le système fonctionne. On a une responsabilité à apprendre tout cela à nos enfants. Le sujet de la taxe rose, par exemple, peut faire partie d'une éducation financière, et il est très facile de leur faire comprendre, il suffit de leur montrer la différence de prix entre les jouets...

J'aborde d'autres conseils : je recommande aux femmes en couple de garder leurs comptes bancaires individuels. Et aussi, de discuter de comment l'on alimente le compte commun, à hauteur de combien, poser ça sur la table. Des applications aident également à y voir plus clair dans les mouvements de ses comptes et apportent des informations sur le budget.

Dans ce livre j'ai aimé mettre en scène un personnage, Gwendoline, et les diverses périodes de sa vie, afin d'aborder différents thèmes. Au bout de son parcours, l'héroïne suggère aux lectrices : "voilà les erreurs que j'ai pu faire car je ne savais pas... mais vous, vous n'avez pas d'excuse pour faire les mêmes".

Le couple et l'argent de Titiou Lecoq.

Editions L'iconoclaste