Pourquoi on devrait se contrefoutre du mari de Kamala Harris

Publié le Mardi 25 Août 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Kamala Harris et son mari, Douglas Emhoff.
Kamala Harris et son mari, Douglas Emhoff.
Cela fait des semaines que les magazines people s'attardent sur le cas Doug Emhoff. Qui ça ? Mais si, vous savez, le mari de la potentielle future (et première) vice-présidente noire Kamala Harris. C'est d'ailleurs uniquement ainsi que cet avocat nous est présenté : comme "le mari de". Et si ce raccourci amuse, il agace aussi.
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La semaine dernière, la Toile se réjouissait encore de cette annonce : Kamala Harris sera la vice-présidente du candidat démocrate Joe Biden si ce dernier remporte les élections présidentielles de novembre prochain. Ce faisant, cette politicienne à l'érudition et aux expériences diverses (sciences politiques, droit, carrière de procureure) pourrait très bien devenir la première femme noire à occuper ce poste. Mais aujourd'hui, bien des voix s'attardent sur un autre aspect de Kamala Harris : son mari.

Il se nomme Doug Emhoff. C'est un avocat, spécialiste de l'industrie du divertissement, ex-PDG passé par des universités californiennes et diverses boîtes. On le dit proche du tout Hollywood. Cela fait six ans qu'il est marié à Kamala Harris. Et il est le troisième homme de l'Histoire des États-Unis à être l'époux d'une candidate à la vice-présidence. A ses côtés, on trouve par exemple Todd Palin, mari de l'inénarrable Sarah Palin. Si inédit que pour le Los Angeles Times, il pourrait faire l'Histoire.

Du coup, les tabloïds se jettent dessus. Dans la presse, on le qualifie de "hot jewish dad", coeurs à l'appui. Sa bio intéresse peu, son rôle médiatique, plus : Doug Emhoff est celui qui écrit l'histoire du couple. Le magazine d'Oprah nous rappelle "qu'elle et lui" se sont rencontrés lors d'un "blind date" (un rencard à l'aveugle), que sa demande en mariage était très romantique ("Une proposition intime et discrète, Emhoff se mettant à genoux dans l'appartement de Harris en lui présentant une bague en diamant") et le mariage en question, encore plus - organisé lors d'une cérémonie privée au palais de justice de Santa Barbara, tout un symbole.

A en croire ces articles, Doug Emhoff a une ambition, une seule : "aimer et soutenir la sénatrice californienne". Charmant. Seulement, cette peoplisation insistante agace. Et le Guardian de poser la question : "Est-ce vraiment féministe d'être obsédé·e par le mari de Kamala Harris ?". Ou bien, dit autrement : et si s'intéresser au conjoint d'une politicienne était un tic absolument sexiste ? On se le demande.

"Un sex appeal brut"

Kamala Harris, une union polémique ?
Kamala Harris, une union polémique ?

Et alors que l'un des patrons de NBC se réjouit déjà du "sixième anniversaire de mariage" imminent du couple, photographies de mamours à l'appui, d'aucuns voient en lui " un homme d'âge mûr qui a un sex-appeal brut". Là encore, une série de selfies se déploie pour illustrer cette analyse. Un article après l'autre, on a l'impression d'assister à un véritable feuilleton princier. On insiste sur ses mots d'amour ("J'adore Kamala et je ferais n'importe quoi pour elle") et sur ses actes généreux. Comme cette fois où, lors d'une conférence, Emhoff serait venu au secours de sa chère et tendre, importunée par un manifestant qui lui aurait arraché le micro des mains.

Dans un premier temps, cette romantisation digne des plus fines investigations dédiées à Kate Middleton amuse. Notamment car, pour une fois, un homme se voit décrit comme "le mari de" - et c'est à peu près tout. D'habitude, c'est évidemment l'inverse : une personnalité féminine se voit qualifiée de "femme de" dans les médias. "Bien sûr, il n'y a pas de coupures d'articles sur la façon dont il est (mal) habillé mais cela ressemble à une redistribution : n'est-ce pas amusant d'objectiver un homme, pour une fois ?", se demande en ce sens le Guardian. Emhoff devenu potiche ? Comme un retour de boomerang, presque jubilatoire. Mais qui laisse circonspect.

Une peoplisation qui fait tâche ?

Une question anti-féministe ?
Une question anti-féministe ?

Car il n'y a pas grand-chose de révolutionnaire là-dedans. Encore une fois, on renvoie une femme forte à son époux. Et une politicienne à son couple. L'époux n'a beau être que figurant, il semble curieux de résumer la future vice-présidente à ses relations sentimentales. Et n'envisager à travers elle que la possibilité d'imprimer plus de tabloïds sur papier glacé.

"Il faut dire que traquer les relations des gens est essentiellement la prémisse de Facebook et la raison pour laquelle nous lisons encore les journaux à sensations", observe le Guardian, qui voit en ce feuilleton Kamala-Doug l'équivalent contemporain du "Brad (Pitt) et Angelina (Jolie)" de jadis. Nostalgie.

Résultat, le mari a beau afficher des valeurs qui vont à l'encontre de la masculinité toxique, l'obsession qu'il suscite n'a rien d'un geste féministe. Non, il s'agirait plutôt d'une ode à ce bon vieux truc toujours aussi tendance qu'est "le voyeurisme relationnel", tacle le journal britannique : une lubie qui, des photos volées des paparazzis aux réseaux sociaux, n'en finit pas de nous animer. Ça, mais aussi "les relations des riches et des puissants", note le média. La fascination dite "du mariage princier", toujours.

Mais pour la professeure de politique Lori Poloni-Staudinger, il y a encore autre chose. Interrogée par le New York Times, l'experte raconte : "Il y a toujours eu une fascination pour la vie conjugale des candidates, de la garde de leurs enfants à leur équilibre travail-vie perso, jusqu'au partage des pouvoirs dans leur mariage. Cela renvoie à nos attentes spécifiques à l'égard des femmes, et notamment à la façon dont elles sont censées se comporter". Bref, vous l'aurez compris, même si le compagnon affirme ouvertement son soutien à toute épreuve, le rôle médiatique qu'on lui attribue illustre d'une manière ou d'une autre ces bonnes vieilles exigences sexistes.

Une bête construction médiatique ?

Un raccourci médiatique en toc ?
Un raccourci médiatique en toc ?

Féministe, cette vision l'est d'autant plus timidement que tout sonne ici comme une bête construction médiatique. Sur ses réseaux sociaux, Emhoff se réjouit des étiquettes qu'on lui accole et participe au mouvement. Conscient de sa réputation de "daddy" (un homme mature "bien conservé"), il s'affiche lors de la Pride 2019 de San Francisco en vantant ses "dad moves" - ses danses de daron sexy - emojis rainbow flag à l'appui. Sans voler la vedette à sa chère et tendre, Emhoff alimente volontiers l'aspect "entertainement".

Il divertit, c'est à dire que (par définition) il détourne l'attention. Habile quand le progressisme autoproclamé de la sénatrice est de plus en plus contesté - oui, déjà. Comme l'indique RFI, médias et opinion publique l'accusent d'opportunisme. La disent du côté de la répression policière ("Kamala Harris tente de mettre en avant un bilan de procureure progressiste, mais se fait traiter de 'flic' par certains de ses alliés"). D'autres ressortent certaines de ses (non) décisions de procureure : son absence de positionnement face au projet de loi visant à rendre systématiques "les enquêtes indépendantes pour tout incident meurtrier impliquant un policier", par exemple.

Des dossiers brûlants à l'heure où l'Amérique déplore encore la mort de George Floyd et Breonna Taylor. Le vrai éveil féministe serait peut être à chercher du côté de cette quête de nuance. Pour porter haut la voix de celles qui, sous le feuilleton people, désirent aussi faire entendre leurs contestations.