Livres
Pourquoi "La puissance des mères" est l'un des grands livres de la rentrée
Publié le 27 août 2020 à 16:34
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"J'ai vécu le fait d'être mère dans la tension. Je me sentais puissante et, en même temps, neutralisée, dépossédée de cette puissance". Manifeste sur la force politique des mères, le racisme structurel et le refus de la résignation, le livre de Fatima Ouassak, "La puissance des mères", est foisonnant, comme en atteste la voix de son autrice.
Fatima Ouassak relate "La puissance des mères". Fatima Ouassak relate "La puissance des mères".© Carole Lozano
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"J'écris ce livre en tant que mère. Comme une évidence. Car c'est en tant que mère que j'ai vécu les oppressions et les résistances analysées dans ce livre. J'écris ce livre en tant que mère habitant et militant à Bagnolet en Seine-Saint-Denis. J'écris ce livre en tant que fille d'émigrés-immigrés du Rif au Maroc, et tant que fille d'ouvrier. Mon point de vue est situé, mais je veux changer le monde entier."

Sous le préambule de La puissance des mères s'esquisse cette tension qui agite la réflexion entière de son autrice Fatima Ouassak : l'indignation enlace l'espoir, et le décryptage des discriminations subies par les habitant·e·s des quartiers populaires épouse un panorama plus global, celui des violences subies par les classes ignorées. Mères, prolétaires, enfants. Des causes qui se retrouvent à la source du Front de Mères, le syndicat de parents d'élèves des quartiers populaires fondé par la narratrice.

Un syndicat dont cet ouvrage relate les luttes (pour une alternative végétarienne à la cantine de l'école, contre la stigmatisation des mères qui portent le foulard et l'islamophobie, pour le soin et la valorisation des enfants) tout en racontant la grande histoire dans la petite. Celle des mères de famille qui ne cessent de se battre pour leurs fils et leurs filles, victimes de violences policières et autoritaires, dans l'Argentine d'hier comme dans la France d'aujourd'hui. Celle d'une "hiérarchie raciale" dont l'on ose à peine dire le nom à l'heure où celui d'Adama Traoré reste synonyme d'impunité. Celle d'une lutte, la maternité, sur laquelle s'accumulent les charges - charge mentale, racisme, sexisme, paternalisme...

Une intention ambitieuse pour un récit aux allures de manifeste. Derrière cette prise de parole très personnelle se déploie un désir collectif de réappropriation de l'espace public. Pour faire entendre par l'écriture des voix trop tues. Un ouvrage fédérateur, forcément, et féministe. Son autrice nous le démontre. Tendons-lui l'oreille.

Terrafemina : Pourquoi avoir écrit ce manifeste ?

Fatima Ouassak : Pour relater les combats auxquels j'ai pu participer, d'abord. Je souhaitais laisser une trace. Et plus globalement, narrer l'histoire des luttes de l'immigration et des classes des quartiers populaires, ce récit pas très valorisé, voire instrumentalisé. Je tenais à en faire le récit – honnête – et évoquer des mouvements comme les Mères de la place de mai [une association de mères qui, dans l'Argentine des années 70, militait à la mémoire de leurs enfants, assassinés durant la dictature militaire. Les militaires les surnommaient "les folles de la place de mai", ndrl] et, plus méconnu, les Folles de la place Vendôme [un collectif de mères qui, dans la France des années 80, protestait contre les crimes racistes et "sécuritaires", ndlr]...

Mais aussi relayer des noms comme ceux de Djamila Bouhired (résistante algérienne, membre du Front de libération nationale) et Fatima Bedar, une adolescente de Seine-Saint-Denis assassinée à l'âge de quinze ans par la police républicaine en 1961, lors d'une manifestation pacifique pour l'indépendance de l'Algérie.

Ce livre, c'est aussi une proposition politique, pour tout le monde, pas trop abstraite, structurée. Mon projet est féministe, écologiste, anticapitaliste – tous ces grands mots en "isme" ! (sourire). C'est un appel à l'empathie sur fond de converge des luttes. Écologiste, car c'est un enjeu nécessaire pour une mère qui s'intéresse à l'avenir de ses enfants. Adultes, on accepte le monde tel qu'il est : il y a de la résignation. Mais quand il s'agit des enfants, les gens ne sont pas dans le même état d'esprit, on ne veut simplement pas "de ce monde-là".

J'avais également envie de donner une petite idée de ce qu'est le racisme structurel. Avec des anecdotes persos éparses (mes conversations avec la puéricultrice, le personnel et la directrice scolaires, etc) qui sont comme de petites touches impressionnistes.

Votre lutte est féministe et pourtant, le mouvement noue une relation historique plutôt critique avec l'idée de maternité.

Fatima Ouassak : Bien sûr. D'où l'envie de rappeler qu'il existe, dans l'histoire et aujourd'hui, des luttes politiques de mères qui se revendiquent mères. Je ne cherche pas une rupture avec le féminisme majoritaire. Refuser l'injonction à être mère, lutter pour le droit à l'avortement et se battre en tant que mère, c'est le même combat. Il est donc dommage que les mères soient exclues ou stigmatisées.

Fatima Ouassak, voix politique. © Carole Lozano

En tant que militante, avant même d'être mère, j'ai pu ressentir cette légère exclusion. Durant les mobilisations par exemple, rien n'est prévu pour les enfants – si bien que l'on est obligée de les "faire garder", une expression que je déteste (sourire). Or, on pourrait réfléchir, dans les universités d'été par exemple, à des ateliers militants destinés aux enfants. Ne pas forcément les mettre entre parenthèses sur le plan de l'activisme.

Car au bout d'un moment, la question n'est plus tant : quel monde laisse-t-on à nos enfants mais quels enfants laisse-t-on au monde ? C'est pour cela qu'il faut les guider. La lutte contre les injustices sociales peut être un vrai projet pédagogique.

Vous parlez de l'engagement politique des mères. Pourtant l'indignation maternelle semble systématiquement dépolitisée. On met l'accent sur leurs émotions au détriment de leur portée militante.

Fatima Ouassak : Dépolitiser la parole des mères, oui, et la stigmatiser, voire la diaboliser... J'évoque l'exemple des "Folles de la place Vendôme" car ce mot, "folles", résume bien la chose. On considère les mères accablées comme des femmes agressives, "hystériques", déraisonnées. Renvoyer quelqu'un à la folie est une technique de manipulation. Et justement, les "Folles" ont décidé de se réapproprier ce stigmate. Elles nous disent : "Je suis folle, mais je t'emmerde !".

Ou plutôt : "folle", oui, : folle de rage, folle de colère... Folle de désir aussi : celui de se battre jusqu'au bout pour ses enfants. C'est quelque chose de très poétique au fond, et politique. Pour ma part, pour dire la puissance des mères, j'aime utiliser l'image du dragon. Car ses flammes renvoient aux fameux "brasiers" des émeutes en banlieues, celles de 2005. Que le dragon est prégnant dans la culture pop et dans beaucoup d'autres imaginaires. Mais aussi, que c'est une créature sans sexe déterminé, qui n'est pas genré.

Moi-même, en tant que mère, j'ai régulièrement été taxée de "folle". Quand, en réunion scolaire, j'évoquais aux côtés d'autre parents l'alternative végétarienne pour la cantine de nos enfants par exemple. Mais plus que propre aux femmes, ou aux mères, je crois que ces qualifications sont employées dès qu'une classe minoritaire prend la parole.

Justement, le livre s'attarde sur le système éducatif. L'école exclut, met en compétition. Comme si elle reflétait le système capitaliste.

Fatima Ouassak : Exactement. Il y a plein de petites choses que l'on ne perçoit pas. Or, le système scolaire est un féroce levier de reproduction sociale, qui laisse peu de chance aux minorités. Aujourd'hui, les mères des classes populaires vivent une pression : elles courent après les classes moyennes. Elles désirent extraire leurs enfants d'un quartier, de son école, pour les "protéger", pour que les enfants ne restent pas "entre eux" - c'est-à-dire, entre Noirs, entre Arabes - comme s'ils allaient fatalement couler ensemble. Résultat, elles se sacrifient pour mettre leurs enfants dans des écoles privées. Mais à la fin, c'est toujours les enfants qui perdent.

Antiracisme, féminisme, écologie. © Carole Lozano

Les discriminations dans l'accès au travail déclenchent aussi des luttes importantes. Mais il ne faut pas pour autant oublier que la crèche, la maternité, l'école, sont sources de discriminations. Et qu'il ne faut pas avoir peur d'employer les mots "racisme", "assignation de genre" ou "lutte des classes", quand on parle de nos enfants.

Les enfants ou ados des quartiers populaires sont toujours jugés quand ils sont victimes d'abus policiers : vous dites que l'Etat les "désenfantise"...

Fatima Ouassak : La désenfantisation est tout un processus, qui nous renvoie bien sûr aux crimes policiers. J'évoque le cas de Malika Yazik. En 1973, cette petite fille de huit ans a été torturée et tuée par des gendarmes dans la cité de Groux, à Fresnes. Ils lui ont fait subir un "interrogatoire" chez elle car ils voulaient savoir où était son frère. Cette enfant n'était pas considérée comme une enfant, mais comme "une Arabe". Le groupe ethno-racial auquel on l'assimilait a pris le pas sur sa condition de gosse.

Il faut vraiment être un·e enfant issu·e de l'immigration pour comprendre ce phénomène. On est même obligé·e de se battre pour rappeler que l'on parle bien d'un·e enfant ! Qu'un·e enfant ou ado n'a pas à mourir dans ces conditions. Et puis à la violence des faits, s'ajoute la violence médiatique, qui participe de cette désenfantisation.

Quand un ado est victime de ces abus, on parle du fait qu'il a tenté de voler une mobylette, ou un scooter. Comme s'il méritait de mourir. Quand bien même la peine de mort a été abolie, qu'il n'y a pas eu de tribunal, pas eu de jugement, que l'enfant ne s'est pas défendu...

Vous évoquez autant l'importance de proposer une alternative à la viande dans les cantines que celle de dénoncer les violences policières. En quoi ces combats sont-ils liés ?

Fatima Ouassak : Pour agir, il faut agir contre tout. A Bagnolet, j'ai effectivement lutté pour l'alternative végétarienne à la cantine. Cela peut sembler peu par rapport aux luttes consacrées au système de retraite, aux hôpitaux publics, nobles dans l'imaginaire médiatique et politique, et pourtant ce n'est pas rien. En ce qui me concerne, je suis parvenue à la militance écologiste en passant par le végétarisme – et l'assiette de ma fille. Et peu à peu, cela a initié une mobilisation collective sur d'autres luttes : les ascenseurs en panne dans les immeubles, la présence policière dans les quartiers, le lien social...

Les mobilisations des Gilets Jaunes ont abouti à une plus nette médiatisation des violences policières. Se soucie-t-on seulement de ces abus quand ils ne touchent pas les "jeunes de banlieues" ?

Fatima Ouassak : C'est vrai, selon la couleur de la peau, les affaires ne sont jamais traitées de la même façon, et par les médias, et par les politiques de gauche. Mais ce constat ne doit pas nous diviser. Je crois que la conscientisation peut passer par l'expérience personnelle. Ce qui compte au fond, c'est de se rejoindre à un moment donné. Par exemple, on a pu observer lors des dernières mobilisations contre les violences policières organisées par le Comité Adama un rapprochement des militants écologistes. Il y avait beaucoup de jeunes écolos dans la foule.

"La puissance des mères", un percutant manifeste. © Editions La Découverte

Car on parle ici d'une conscience collective faite de valeurs communes : le respect du vivant, de la dignité humaine, de la justice. Même si l'on appartient à des classes sociales différentes voire opposées. Le positif, c'est qu'il y a une conscience politique du réel en France. Même si certains médias préféreront nous parler en boucle du burkini, du port du voile, du "communautarisme"...

Ce terme, "communautarisme", je le déconstruis dans le livre. Aujourd'hui, être traité de "communautariste", c'est infamant. On doit carrément lutter pour avoir le droit de lutter ! Ce mot, je l'accole à une autre notion : l'universalisme. Moi, je ne veux pas être réduite au fait d'être une femme arabe, des quartiers populaires, musulmane. J'ai eu à faire à des gens qui, au nom de l'universalisme, m'enfermaient dans cette notion de communautarisme et refusaient que, moi-même, je puisse porter un discours universel.

Je suis très située dans ce que raconte, mon expérience est précise, oui, mais ce n'est pas pour ça qu'elle ne peut parler qu'à des gens "comme moi" !

La puissance des mères milite pour une lutte féministe, anti-racisme, anticapitaliste, écologiste... Qu'est-ce qui relie toutes ces causes ?

Fatima Ouassak : Les enfants. Le fait de se battre pour ses enfants. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est de faire en sorte de créer un monde meilleur pour eux. Il faut se dire que l'écoféminisme, par exemple, est avant tout un outil. Parfois, je parle d'écologie, mais c'est aussi de l'anticapitalisme, ou de l'antiracisme. Tout cela nous renvoie au même système d'oppression, basé sur l'exploitation, la domination, la prédation, le profit – c'est tout de même le capitalisme qui génère une certaine forme de patriarcat, de racisme.

Quand on milite autant, comment fait-on pour ne pas baisser dans les bras ? Pour encore trouver la force de se lever le matin ?

Fatima Ouassak : La santé mentale est un vrai sujet. Le souci quand on est issu·e. de l'immigration, c'est que cette question peut être perçue comme très secondaire, car elle serait un "luxe". Il y a cette idée selon laquelle la santé mentale serait synonyme de faiblesse et que, quand on est opprimée·e, on doit se battre, toujours, encourager ses enfants à ne pas faire attention à ce qu'ils subissent, exclure ces failles. Or, c'est une erreur.

Dans la lutte, ce sont les enfants qui aident à ne pas baisser les bras ! Et à se souvenir qu'il y a toujours quelque chose d'enthousiasmant dans l'engagement. Il faut leur faire comprendre qu'à travers la lutte, il peut y avoir de l'amusement. Mes enfants sont super contents du livre (sourire), ils sont fiers de leur maman. Quand leurs parents sont engagés, les enfants comprennent qu'il ne faut pas se résigner, ne pas accepter l'injustice.

Et que les parents gagnent ou pas, ils auront fait de meilleurs enfants pour le monde.

La puissance des mères, par Fatima Ouassak.
Editions La Découverte, 270 p.

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