Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes

Publié le Jeudi 25 Août 2022
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
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Oeuvre sulfureuse, sommet de kitsch cucul, révélation d'une actrice fascinante... "Emmanuelle", c'est tout cela. Mais aussi, un fauteuil en rotin, un trajet en avion très hot, des orgasmes sonores. Et bien plus encore.
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"Mélodie d'amour chante le corps d'Emmanuelle...". Impossible d'oublier cette chanson de Pierre Bachelet, accompagnant le classique éponyme de Just Jaeckin. Oui, "classique" n'est pas un mot trop fort : dès son succès en salles en 1974, Emmanuelle a marqué l'histoire de l'érotisme hexagonal. Bien des couples s'en rappellent. Des hommes, bien sûr. Mais aussi, des voix féminines.

Ces mêmes voix que met intelligemment en avant un passionnant documentaire de Clélia Cohen retraçant l'épopée du film et son héritage : Emmanuelle, la plus longue caresse du cinéma français, à retrouver en replay sur la plateforme de la chaîne (jusqu'au 12 septembre 2022). Audacieuse rétrospective, historique, sociologique et stimulante, rediffusée dans le cadre du cycle Summer of passion d'Arte.

Un docu minutieux et polyphonique qui paraphrase l'accroche de la bande-annonce dudit film (cette promesse de "plus longue caresse") pour révéler les contradictions d'un drôle de projet, histoire de femme-objet pour certain(e)s (comme les militantes féministes de l'époque) ou grand récit d'émancipation pour d'autres, révélation d'une actrice fascinante (Sylvia Kristel) ou malédiction pour cette dernière, hit sexiste ou ode au plaisir féminin...

On peut dire mille et une choses de ces émois. Et pour cause, Emmanuelle fut une révolution dans son genre. Mais pourquoi ? Réponses.

Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes
Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes

Pour son érotisme au féminin... féministe ?

Parfois, un culte tient à peu de choses. Par exemple ? Un fauteuil en rotin sur lequel une femme en tenue d'Eve et aux cheveux courts croise les jambes, l'air lointain, un collier de perles autour du cou. On tient là l'image la plus emblématique d'Emmanuelle et pourtant elle n'est même pas issue du film - mais d'une séance-photo publiée dans le magazine Lui. Qu'importe, tout est là : l'érotisme timide mais indéniable, diffus, la valorisation d'une héroïne énigmatique, et puis, une iconographie à la fois désuète et évocatrice... Envoûtante.

De cette affiche signée Francis Jacobetti émane le style Emmanuelle : un érotisme au féminin, et... Un érotisme féministe. Malgré lui certainement. A sa sortie, les militantes de l'égalité hommes/femmes fustigent ce grand succès populaire, accusé de réduire la femme au rang d'objet, ne vivant que pour le regard masculin - du réalisateur, des comédiens, des spectateurs. Aujourd'hui cependant, nombreuses sont les voix à réhabiliter ce sexe pas si sexiste.

Comme Christine Bard par exemple, historienne des femmes, qui le détaille dans ce documentaire : "C'est un film sur la masturbation féminine, l'apprentissage de son propre corps, qui dévoile une initiation avec une autre femme, une scène lesbienne qui a beaucoup compté à l'époque...".

A l'évocation de ces caresses sulfureuses, la documentariste Ovidie abonde : "Quand on regarde le cinéma français de cette époque-là, des femmes qui jouissent à l'écran, il n'y en a pas tant que ça !".

A l'instar de son affiche, ces polissonneries peuvent s'envisager comme une ode au corps féminin, à son plaisir (solitaire), et à celle qui l'incarne : Emmanuelle, femme indépendante et mouvante, sujet désirant dominant et maîtresse de sa libido, qui au cours de ses mésaventures libertines décochera d'ailleurs un éloquent : "Je fais ce que je veux, je suis libre non ?". CQFD.

Pour l'air (chaud) du temps dont il témoigne

"Emmanuelle s'est invitée dans le lit de pas mal de couples", affirme encore Ovidie devant la caméra de Clélia Cohen. Et pour cause. Emmanuelle, c'est 350 millions de spectateurs depuis sa sortie, 2 millions et demi d'entrées à Paris lors de son arrivée en salles et douze ans d'exploitation aux Champs-Elysées. Un film français qui a suscité l'émoi jusqu'au Japon.

Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes
Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes

Avec tout cela, on imagine que l'aventureuse Emmanuelle a bousculé quelques intimités. Rien de surprenant pour le réalisateur Just Jaeckin, qui voit en elle le produit de son époque. Normal alors que beaucoup l'accueillent avec familiarité. "Emmanuelle c'est un phénomène de société qui nous dépasse complètement, et qui renvoie à la démocratisation de la pilule et à la libération sexuelle", analyse ce dernier. La voyageuse impudique débarque dans les salles à l'ère post-68, celle des manifs pour la contraception et l'avortement libre et gratuit, mais également du naturisme, et d'un idéal baptisé "amour libre"...

Dans ce contexte, une bête séquence de papouilles en avion fait sens. On revoit aujourd'hui Emmanuelle comme le mood d'une époque. Un film qui a marqué son public tout en témoignant de l'évolution de ses moeurs. Une certaine histoire de la société française mais surtout, de sa sexualité.

Pour la mystérieuse et mélancolique Sylvia Kristel

"Merveille de poésie et de pureté". Voilà comment le metteur en scène d'Emmanuelle décrit sa star : Sylvia Maria Kristel, ancienne vendeuse et mannequin de 21 ans devenue vedette en un film. Pas mal. Le succès de cette adaptation libre du roman d'Emmanuelle Arsan l'érige selon la presse internationale en "plus grand sex symbol depuis Monroe". Excusez du peu.

Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes
Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes

Dans les extraits d'interview soigneusement choisis par Clélia Cohen, Sylvia Kristel, pointilleuse, modère l'euphorie. Et analyse : "Il fallait une certaine innocence pour incarner Emmanuelle, une certaine élégance, pas du tout une sexualité évidente à la Brigitte Bardot." Emmanuelle tient dans sa sensualité, mais aussi dans son regard, très mélancolique, profond, rêveur, presque triste. Une aura qui va fasciner bon nombre de réalisateurs.

Parmi eux, Claude Chabrol, qui en fait la protagoniste de son très onirique Alice ou la dernière fugue, revisite déroutante du mythe carollien. En tournant avec des auteurs comme Chabrol, Alain-Robe Grillet et Walerian Borowczyk, Kristel va finalement concrétiser le souhait formulé par le producteur d'Emmanuelle, interlocuteur de ce documentaire : "proposer l'équivalent du magazine Lui, quelque chose d'à la fois intello et visuellement attractif".

Hélas, ces films-là seront bien moins retentissants que les "mélodies d'amour" de la saga rose, condamnant son actrice à percevoir ledit rôle comme une bénédiction... et une malédiction. D'autant plus quand les journalistes insistent davantage sur les coulisses des scènes de sexe qu'elle tourne.

Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes
Pourquoi "Emmanuelle" a tant marqué la vie (sexuelle) des femmes

Au sujet de ces scènes qui faisaient tant gloser, Sylvia Kristel aimait à dire qu'elles se déroulaient dans un mélange de gêne et de joie : "Durant le tournage de presque toutes les scènes érotiques, on rit". Mais qu'elle n'hésitait pas cependant à boire quelques bières pour se décontracter.

Aujourd'hui, l'actrice apparaît comme un talent mésestimé, aux émotions insaisissables, et au look iconique, "pas sexy mais sensuelle, ultra naturelle, avec cette coupe de garçon, cheveux courts, cette modernité androgyne", comme le définit avec émotion la styliste Vanessa Bruno.

Pour son influence qui fait sens

"Emmanuelle pour moi, c'est d'abord un choc graphique. Tous les codes utilisés dans l'affiche, le fauteuil en rotin, la jupe en broderie anglaise, les plantes, la pose rêveuse, tout m'interpellait, je n'ai eu de cesse dans la compositions de mes dessins de reproduire cette ambiance. C'était l'évasion, la liberté". C'est par ces mots que l'illustratrice Delphine Cauly ose le dire : Emmanuelle ne fut pas simplement un piment pour couples en mal d'imagination depuis devenus boomers, mais une oeuvre véritablement influente, pourvue d'un héritage.

Ce film qui hier engendrait les qualificatifs les moins élogieux ("abject, ridicule", pestaient les censeurs désirant son interdiction des salles) se voit aujourd'hui reconsidéré avec tendresse et intérêt. A l'heure du porno indépendant et féministe, entreprise patriarcale réappropriée par les femmes, on se dit qu'un Emmanuelle nouvelle génération ne serait en vérité pas si absurde.

Et nous ne sommes pas les seuls. La réalisatrice Rebecca Zlotowski, qui interrogeait déjà la représentation du désir féminin (et masculin) en mettant en scène Zahia dans son film Une fille facile, sera à la barre d'un remake imminent du classique de Just Jaeckin. Une révision où le rôle-titre sera tenu par Léa Seydoux. On s'impatiente déjà de voir comment les désirs d'antan vont se renouveler à l'écran. En attendant, on conseillera plutôt deux fois qu'une cette passionnante immersion rétrospective signée Arte.

Emmanuelle, la plus longue caresse du cinéma français, par Clélia Cohen. A retrouver sur la plateforme d'Arte.

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