Les réalisatrices snobées par les Oscars : mais c'est quoi le problème à la fin ?

Publié le Mardi 14 Janvier 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Céline Sciamma, grande oubliée de la "Meilleure mise en scène"
Céline Sciamma, grande oubliée de la "Meilleure mise en scène"
On a eu beau tacler les Golden Globes et leur cérémonie pas très paritaire, les Oscars ne font pas mieux. En ignorant ouvertement les réalisatrices, les nominations de la future cérémonie 2020 suscite de gros coups de gueule.
À lire aussi

A force, on va finir par croire que le mot "réalisatrice" est aussi contesté que l'écriture inclusive. Après le fiasco suscité par le manque de diversité affligeant des nominations des Golden Globes 2020, c'est au tour des Oscars de sombrer dans le flagrant délit de sexisme.

Effectivement, cette année, aucune femme n'est nominée dans la catégorie de la "meilleure mise en scène". Oui, on y trouve certains des noms majeurs qui ont fait l'année 2019 : Todd Philips (Joker), Martin Scorsese (The Irishman), Quentin Tarantino (Once Upon A Time in Hollywood), Bong Joon-Ho (Parasite) et Sam Mendes (1917). Mais pas de Céline Sciamma (Portrait de la jeune fille en feu), de Greta Gerwig (Les filles du docteur March), Lulu Wang (The Farewell) et encore Lorene Scafaria (Hustlers).

A ce niveau-là, ce n'est pas une fâcheuse maladresse, mais une discrimination systémique. Une de plus en vérité, du côté d'une scène hollywoodienne déjà fustigée pour de nombreux maux, des considérables écarts salariaux entre acteurs et actrices (lesquelles gagnent jusqu'à 2 millions de dollars de moins par film que leurs homologues masculins) au taux toujours insuffisant de réalisatrices à la barre des grandes productions américaines.

Mais aujourd'hui, cette disparité ne passe plus...

Le règne du mâle blanc

"Les femmes réalisent-elles des films? L'Académie semble penser que non", "LES FEMMES EXISTENT", "L'Académie snobe les femmes", "Aucune femme, quelle honte", peut-on lire au fil des tweets virulents d'internautes scandalisés par l'annonce officielle de l'Académie des Oscars. Et les internautes de rappeler le nombre (vraiment fou) de femmes nominées dans la catégorie du "Meilleur réalisateur" : cinq réalisatrices seulement en près d'un siècle, de Lina Wertmüller (Seven Beauties) à Jane Champion (La leçon de piano) en passant par Sofia Coppola (Lost in translation) et Kathryn Bigelow (Démineurs). Et "nommée", n'est-ce pas, même pas récompensées ! Un véritable tollé hollywoodien donc.

C'est aussi là la conclusion cinglante du magazine Variety, pour qui ce palmarès élude beaucoup de succès de l'an passé, du blockbuster Captain Marvel (réalisé par Anna Boden et Ryan Fleck) au Queens de Lorene Scafaria (avec Jennifer Lopez, Cardi B et Lizzo). Pour Stacy L. Smith, fondatrice de l'Annenberg Inclusion Initiative de l'Université de Californie du Sud (une organisation militant pour la visibilité des femmes dans le monde du spectacle), "2019 est l'année où les femmes ont enfin été reconnues pour leur talent de réalisatrices, mais ne peuvent toujours pas être récompensées pour cela". Comprendre: la considération critique et publique est certaine, mais la reconnaissance institutionnelle, elle, reste encore très limitée.

A en lire Stacy L. Smith, cela ne fait aucun doute : en 2020 et malgré les dernières révolutions féministes, c'est encore et toujours "l'homme blanc" qui règne sur ces événements ultra-médiatisés.

Et public comme critiques ne sont pas seuls à penser cela. Du côté de l'industrie aussi, les langues se délient. La jeune Florence Pugh, nommée dans la catégorie de la "Meilleure actrice dans un second rôle" pour sa performance dans Les filles du docteur March, n'hésite pas à dénoncer l'absence de la réalisatrice Greta Gerwig. Interrogée par Variety, l'actrice se réjouit des protestations suscitées par cette absence de parité. Pour elle, ces réactions prouvent que, malgré tout, les choses changent.

"Je suis heureuse que tout le monde soit outré. C'est génial quand vous n'avez pas besoin de souligner l'évidence. Et c'est littéralement ce pourquoi Greta a fait Les filles du docteur March : c'est un film sur des femmes vivant dans un monde d'hommes, à qui revient tout l'argent et le succès. Et cette actualité ne fait que souligner le message du film", ironise l'artiste. L'absence de Greta Gerwig est d'autant plus curieuse qu'il y a encore trois ans de cela, elle se retrouvait bel et bien nominée pour Lady Bird, son précédent film...

Et que dire de l'absence du Portrait de la jeune fille en feu de la Française Céline Sciamma, aussi graphiquement superbe que puissamment féministe ? Une oeuvre dont le discours (sur l'artiste, la liberté, la sororité) est plus inspirant que jamais en cette nouvelle année. Mais un film pourtant totalement absent de chaque catégorie, là où le Parasite de Bong Joon-Ho bénéficie à la fois d'une nomination en tant que "Meilleur film étranger" mais aussi en tant que "Meilleur film", sans oublier cette nomination dans la catégorie "Mise en scène". La magie du cinéma, certainement.

Magiques, les très nombreuses nominations dont jouit l'excellente satire sud-coréenne de Bong Joon-Ho le sont évidemment. Mais elles ne parviennent pas éluder le manque édifiant de diversité de ce palmarès. Sur la Toile et dans la presse étrangère, nombreux sont ceux à le clamer : comment expliquer l'absence des nominations de la comédienne d'origine portoricaine Jennifer Lopez, de l'acteur afro-américain Eddie Murphy et de l'actrice mexico-kényane Lupita Nyong'o (époustouflante dans le Us de Jordan Peele) ? Seule l'actrice noire Cynthia Erivo vient apporter un peu de changement dans ce palmarès monochromatique jusqu'à l'absurde.

Malgré la mise en lumière (toute relative) des artistes afro-américains aux Oscars 2019 (de Black Panther à Si Beale Street pouvait parler), le hashtag employé il y a quatre ans pour dénoncer ces discriminations systématiques semble toujours autant pertinent : #OscarsSoWhite. Des Oscars "si blancs", et si masculins. En 2020 encore, Kathryn Bigelow reste la seule femme sacrée "Meilleure réalisatrice" de l'Histoire des Oscars pour son Démineurs. Un couronnement aussi tardif qu'exceptionnel qui nous renvoie dix ans en arrière. En attendant que les choses changent (vraiment), il faut se contenter de peu. Et rappeler qu'un film comme Les filles du docteur March, par exemple, est nommé dans plusieurs autres catégories majeures, dont celle du "Meilleur film" (un film sans réalisatrice, donc).

Mais aussi que l'année qui débute tranquillement sera (un tout petit peu) révolutionnaire : les productions Marvel et DC Comics les plus attendues bénéficieront effectivement du talent de réalisatrices d'âge et d'origine divers, toutes issues du cinéma indépendant. Citons Patty Jenkins, à la tête de Wonder Woman 1984, la sino-américaine Cathy Yan qui réalisera le délirant Birds of Prey, ou encore l'Australienne Cate Shortland qui mettra en scène Black Widow (avec Scarlett Johansson).

Oui, 2020 sera l'année des femmes. Mais pas forcément au sein des cérémonies, ces boys club de l'enfer.