Sexisme, écologie, "chanson lesbienne" : on a papoté avec la chanteuse Pomme

Publié le Mardi 19 Novembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Avec "Les failles", Pomme livre un album d'une mélodieuse mélancolie.
Avec "Les failles", Pomme livre un album d'une mélodieuse mélancolie.
Avec son second album, le somptueux "Les failles", la chanteuse Pomme fait entendre de sa voix mélodieuse les angoisses des jeunes femmes d'aujourd'hui. Entre poésie solaire et gravité sourde, c'est un art à la fois mélancolique et féministe qui résonne. Rencontre.
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Anxiété, Je ne sais pas danser, Pourquoi la mort te fait peur, Chapelle... Inutile de le cacher, les chansons de Claire Pommet, alias Pomme, débordent de spleen dès l'évocation de leurs titres. Une mélancolie qui lui permet d'aborder tout ce qui la tracasse : son rapport au corps et au temps qui passe, à l'enfance et à la féminité. Et à travers tout cela, ses "Failles" de jeune femme de 23 ans. Car tel est le nom de ce second album aussi intime que mélodieux, servi par une voix aussi apaisante que le chant des oiseaux. Chez elle, gravité et douceur cohabitent comme le Yin et le Yang. A l'image des dessins faussement enfantins de l'illustratrice Ambivalently Yours, qui ornent son album.

Et si les mots de Pomme ont parfois l'allure d'haikus atemporels, cela ne les rend pas moins intensément actuels. Chanteuse ouvertement lesbienne, signataire d'un manifeste pour le changement des mentalités et des pratiques dans l'industrie musicale, la musicienne propose un art aussi engagé que poétique. Un thé brûlant aux lèvres, elle nous en dit plus sur ses convictions.

Terrafemina : Avec Les failles, tu évoques des émotions négatives comme la peur de la mort ou l'anxiété. Quand les jeunes femmes expriment ces affects, elles ne sont pas toujours prises au sérieux. N'est-ce pas militant d'ouvrir la voix de cette façon ?

Pomme : C'est important pour moi de dire les choses telles qu'elles sont. Chanter "pourquoi la mort te fais peur ?" en français (et pas en anglais), sans filtre, c'est intense. Beaucoup de sujets sont encore tabous et effraient les gens. Comme la mort, l'homosexualité... Enfants, on nous les cache. Résultat, on grandit avec des idées reçues et des angoisses. Perso, le fait que la chanteuse Billie Eilish soit apparue dans le paysage musical m'a vachement décomplexé par rapport aux thèmes "dark" que j'aborde. Elle a défoncé toutes les portes avec ses clips cauchemardesques. Et en plus elle n'a que 17 ans ! Je rêve tout le temps d'elle dans des rêves trop chelous, elle me fascine...

Mais sinon, je ne me dis jamais : je vais militer pour la cause des femmes. Je ne pense pas comme ça. En fait, c'est juste l'évidence pour moi. Je ne comprends pas ceux qui ne le font pas. Tous ceux pour qui la lutte féministe n'est pas urgente. Pareil pour l'écologie. Avoir une voix médiatisée, c'est une chance, alors autant parler de choses importantes.

Pomme : "les femmes lesbiennes sont invisibles dans la chanson française"
Pomme : "les femmes lesbiennes sont invisibles dans la chanson française"

Dans tes chansons, la nature est omniprésente. Elle est source de contemplation et d'introspection. Serais-tu écoféministe dans l'âme ?

P : L'écoféminisme, c'est assez compliqué, car il y a plusieurs courants. J'ai d'ailleurs lu un bouquin sur le sujet : Faire partie du monde (un essai collectif). Mais ça me parle beaucoup, cette idée qu'il faudrait s'attaquer aux grosses entreprises qui détruisent la planète, les déconstruire, pour défendre la Terre et combattre le sexisme en même temps - car ces multinationales sont le plus souvent dirigées par des hommes blancs.

La lutte écoféministe exige de mener deux combats de front, et ça c'est difficile. Moi par exemple, je ne vois pas comment, dans ma vie actuelle, je pourrais à la fois trouver le temps de m'occuper de moi, de mon album, lutter pour le féminisme et pour l'écologie à la fois. Après, les parallèles à faire entre les conséquences du sexisme et les catastrophes écologiques sont évidents. Une fois que tu l'as compris, reste encore à trouver des solutions.

Aujourd'hui, tu ne caches plus ton orientation amoureuse. Dans Grandiose, tu chantes : "Depuis que je n'ai pas le droit, je veux un enfant dans le ventre". Faut-il y voir une prise de position de ta part à l'heure de la PMA pour toutes ?

P : En fait, c'est une chanson que j'ai écrite il y a deux ans déjà (sourire). Pas du tout de façon militante mais juste "pour moi", et ça m'a fait du bien. Elle parle de ce désir très personnel d'avoir un enfant (j'y pense depuis toute petite), mais surtout d'autre chose : je veux avoir un enfant, mais est-ce que je le souhaite vraiment dans cette société, dans ce monde ? Est-ce que je m'accorde le droit d'avoir un enfant avec une fille aujourd'hui ? Est-ce que la société dans laquelle nous vivons est propice à tout ça ? La réponse est : non. Et pourtant, un jour sur deux je me réveille avec cette envie dans la tête.

Beaucoup de gens me parlent de Grandiose car c'est un sujet très peu abordé finalement. Peu importe ton orientation sexuelle ou les circonstances de ta vie, tu te dis forcément qu'avoir un enfant à l'heure actuelle est un cheminement compliqué. Il y a tellement de choses absurdes dans ce monde que l'on se demande si cela en vaut vraiment la peine. Dans la chanson, je dis "Depuis que je n'ai pas le droit" mais ce n'est pas un "droit" au sens de "la loi", c'est mon droit à moi, celui que je m'accorde.

La sortie de ton album coïncide avec la réédition enrichie du Brol d'Angèle, où l'on trouve Ta Reine et Tu me regardes. Deux chansons qui donnent le "la" aux voix des femmes lesbiennes. Comment expliquer que ce thème soit si rarement abordé ?

P : Les femmes lesbiennes sont invisibles dans la chanson française. Mais moi, je rêve du jour où l'on ne me dira plus : "Ah, tu as écrit une chanson lesbienne". Car au fond, on ne dirait jamais à une meuf : "Tiens, tu as écrit une chanson hétéro !".

J'aimerais que tout le monde puisse écrire des chansons "lesbiennes" sans que cela engendre forcément des titres d'articles. Que tout soit normalisé. C'est pour ça que j'aime beaucoup "Tu me regardes" car c'est très fin au final. Quand Angèle écrit des chansons sur deux femmes qui s'aiment, cela permet de faire évoluer les choses dans le bon sens. Et d'inscrire ce sujet-là dans la culture populaire, car elle a tellement d'impact.

Dans une chanson comme Je ne sais pas danser, tu parles de ton rapport (confus) au corps. Il y a deux ans, tu as même participé à la série de vidéos Cher Corps de Léa Bordier. C'est un thème qui compte pour toi ?

P : Quand on est une fille, notre relation à l'apparence est quelque chose de primaire. De ta naissance à ta mort, c'est un sujet de conversation constant. L'autrice Mona Chollet en parle d'ailleurs dans ses essais Sorcières et Beauté Fatale (que je lis en ce moment). Moi, on m'a toujours répété que j'étais dans les standards de beauté et je me suis vue réduire à ça durant toute mon adolescence, comme pourrait l'être à l'inverse une meuf qui ne serait pas dans les "codes". Avec mes chansons, je rappelle que ce n'est pas parce que je suis dans les standards de beauté que ça ne m'affecte pas.

Je me dis même que sans le physique que j'ai, je n'aurais pas pu signer chez un grand label. Car en France, dans l'industrie musicale, la diversité des corps n'est pas très évidente. Il suffit juste de regarder. Peu de meufs sortent de l'ordinaire physiquement. Or, c'est l'un des grands axes du féminisme : l'apparence des femmes et le fait de tout réduire à ça, constamment. C'est notamment là-dedans que le sexisme s'installe. Alors que l'on demande rarement à un artiste masculin s'il s'est lavé les dents par exemple.

Moi, aujourd'hui, je me dis : j'ai un bouton sur la gueule, tant pis, ça ne change rien. Mais ce n'est pas si facile. Il faut d'abord déconstruire quelque chose en toi. Etre bien dans son corps, c'est le travail de toute une vie.