Pourquoi l'inclassable Aya Nakamura fascine (et dérange) autant

Publié le Vendredi 13 Novembre 2020
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Que se cache derrière le phénomène Aya Nakamura ?
Que se cache derrière le phénomène Aya Nakamura ?
Aya Nakamura sort aujourd'hui son troisième album, "Aya". L'occasion de revenir sur ce qui fait son succès, sur les critiques acerbes qui la ciblent et le symbole - conscient ou non - qu'elle incarne.
À lire aussi

On l'a découverte avec Comportement en 2017, et avec Djadja, le tube incontournable qui a transcendé la pop française en 2019. Ce vendredi 13 novembre, Aya Nakamura, 25 ans, sort son troisième album, une suite réussie de Nakamura baptisée Aya. Treize morceaux inédits auxquels s'ajoutent les titres Jolie Nana et Doudou, déjà en ligne et streamés des dizaines de millions de fois en quelques semaines seulement. Colossal, mais pas inhabituel pour celle qui figure parmi les 30 Under 30 de Forbes, dans son classement européen de 2019.

Chaque mois, plus de 14 millions de personnes jouent ses sons sur Spotify, où Djadja cumule 284 millions d'écoutes et son clip quasi 700 millions de vues sur Youtube. Autre exemple, Copines, qui compte 235 millions de vue sur la plateforme. Ou encore Pookie, avec 260 millions de vues. De quoi se faire une petite idée du phénomène qu'incarne la chanteuse franco-malienne originaire d'Aulnay-sous-Bois (93), propulsée par son talent au rang d'artiste française la plus écoutée dans le monde.

"Jolie Nana", d'Aya Nakamura
"Jolie Nana", d'Aya Nakamura

Seulement Aya Nakamura, de son vrai nom Aya Danioko, est bien plus que quelques chiffres balancés en trois-quatre lignes. Elle est une icône passionnée au naturel fascinant qui séduit ses fans et la scène internationale. Une artiste difficile à résumer, qui assume sa réussite et sa féminité. Qui crée son propre style, inclassable lui aussi, tant il correspond à plusieurs genres. Qui ne s'excuse pas d'être là.

A l'occasion de son tout dernier opus, on revient sur la recette qui fait son succès, en France comme à l'étranger, sur les critiques qu'elle subit fréquemment, souvent extrinsèques à sa musique, et sur le symbole émancipateur qu'elle inspire, peut-être malgré elle. Décryptage.

L'authenticité, sa marque de fabrique

"Aya, elle est vraie". Cette phrase ressort systématiquement quand on discute avec celles et ceux qui l'admirent. Interrogée par Konbini, l'intéressée elle-même décrit son travail ainsi : "L'important pour moi, c'est d'être authentique, que l'album me ressemble, que j'en sois fière, qu'il montre plusieurs facettes de moi-même et que je m'y sente bien". Elle explique aborder son écriture comme une discussion "entre copines". Fluide, directe, à coeur ouvert. C'est cette honnêteté qui marche.

"Elle sait rester entière", nous explique la personne derrière le compte Twitter Aya Nakamura Charts, dont les publications, souvent relayées par la chanteuse, ont pour but de mettre en avant ses records et ses statistiques. "Tu sais que quand tu parles à Aya, tu parles à Aya et pas à un personnage. Elle n'a pas peur de dire ce qu'elle pense". Et ce, quel que soit le sujet, tant qu'il la touche personnellement. Car si c'est le cas, il en touchera forcément d'autres.

"On sent que ce qu'Aya Nakamura fait, ses textes, sont très proches d'elle, très intimes et par là même, sont très universels et peuvent donc parler à beaucoup de monde", analyse la journaliste Dolores Bakèla, co-fondatrice de la plateforme média L'Afro. "Et surtout, qu'elle est dans quelque chose de très commun - parler de la vie de tous les jours, de sentiments, d'amour, de sexe - et en même temps dans une modernité immédiate que n'ont pas tous les artistes."

"La vie de tous les jours", ce sont notamment les morceaux Oula et Plus jamais, un titre issu de son nouvel album en featuring avec le rappeur britannique Stormzy, qui évoquent déception amoureuse et chagrin comme on les connaît tou·te·s. Ou Préféré, avec OBOY, qui parle franchement de cul, et d'elle qui mène la danse : "Tu connais toutes mes positions préférées / Tu me dis 'c'est toi la boss, Aya' eh". Libérateur.

"C'est une vraie bouffée d'air frais", poursuit la journaliste, évoquant cette fois sa personnalité, "comparativement à un certain nombre de d'artistes un rien muselé·e·s et assez conventionnel·le·s dans leurs prises de parole publique."

Pour Narjes Bahhar, rap editor chez Deezer, ce qui distingue l'artiste, c'est effectivement qu'elle a su créer "une musique complètement en adéquation avec l'époque qu'on vit", nous dit-elle. "En France, on manquait cruellement de figure féminine comme elle". Mais aussi se démarquer par un style qui lui est propre. Une sorte d'ovni musical qui ne rentre dans aucune case, et pourtant les coche toutes. "Aya est une chanteuse, elle fait de la pop, possède un ADN r'n'b, afro-caribéen... Elle crée énormément de titres qui sont des morceaux de zouk. Tout ça se retrouve dans son univers, et ne va pas non plus l'empêcher, dans sa façon de chanter, d'avoir un style qui s'apparente parfois à un flow de rappeur".

L'impossibilité de généraliser et de "catégoriser le genre dans lequel elle évolue", c'est "le propre des grand·e·s artistes", assure Narjes Bahhar. Deux mots qui, pour le coup, la définissent sans équivoque. Et justifient qu'en seulement cinq ans sur la scène française, le monde entier se l'arrache.

Un succès international

"Etant d'origine africaine, avec des racines musicales internationales, Aya Nakamura a d'ores et déjà ce profil qui fait qu'elle peut plaire au monde entier et incarner l'originalité et la singularité de la musique française", dissèque Dolores Bakèla. Aujourd'hui, elle est écoutée en Europe, au Maghreb, en Afrique de l'Ouest, en Amérique latine... "Elle n'a pas à faire ses preuves", affirme à son tour Narjes Bahhar. "Elle a la carrure d'une artiste internationale".

En juin dernier, le chanteur colombien Maluma a sorti un remix de Djadja, en collaboration avec son interprète originale, qu'il avait croisée sur la scène du festival marocain Mawazine, l'une des plus importantes d'Afrique, en 2019. Résultat : 189 millions de streams sur Spotify et une ampleur mondiale qui ne cesse de croître.

En avril dernier, avant que le Covid-19 n'en décide autrement, Aya Nakamura était également à l'affiche de Coachella. Le festival californien qui fait le bonheur des influenceur·se·s a vu passer, entre autres, Coldplay Frank Ocean, Jay-Z... mais aussi Beyoncé et Rihanna. Niveau crédibilité, le compte est bon.

D'ailleurs, il n'est pas rare que l'on compare la Française à ces deux stars. Deux femmes dont la success-story impose tout autant le respect. Mais dont les vécus, les trajectoires et les environnements sont forcément différents, insiste Kaoutar Harchi, sociologue et écrivaine, qui avertit contre le "réflexe problématique" de considérer que "les femmes noires forment un groupe et que l'on peut les mettre dans le même ensemble".

"Ce que l'on peut se dire, c'est qu'effectivement, en tant que femme d'une même couleur de peau, d'une même origine sociale, elles ont en commun une même expérience historique à l'intersection du sexisme et du racisme", poursuit-elle. "Mais il est important de voir que la condition et la situation des femmes africaines-américaines dans l'industrie musicale américaine ne sont pas du tout celles d'une femme comme Aya Nakamura dans l'industrie musicale française."

A ce sujet, tout n'a pas été simple. Au magazine Fader, elle confiera : "Il n'a pas été facile d'arriver là où je suis. C'est dur d'être une femme noire dans cette industrie. On m'a demandé d'éclaircir ma peau, de mettre du fond de teint plus clair pour attirer l'audience". Seulement si elle a connu "des moments compliqués et challengeants", la chanteuse a pu rebondir grâce à "une équipe très forte qui bosse autour d'elle, une voix, un vécu, du talent et l'envie de creuser son sillon", énumère la journaliste Dolores Bakèla.

Et un entourage qui la porte, dont elle est très proche. A Konbini, l'artiste confie avoir besoin de se retrouver avec les sien·ne·s : "Je suis une personne très casanière, très famille, cocooning. Maison, boulot, famille, dodo, je ne sors que lorsque ma fille veut sortir, quand j'ai du travail et quand je suis obligée d'aller voir mes amis parce qu'à un moment, il faut être sociable."

Un quotidien qui l'aide certainement à gérer sa notoriété, et ses aléas révoltants. En France, si la chanteuse conquiert sans aucun doute une (grosse) partie de la population, elle est aussi la cible de commentaires acerbes qui ne visent pas uniquement son travail. Et qui tombent précisément à l'intersection du sexisme et du racisme que mentionne Kaoutar Harchi.

"Il y a un problème de représentation"

Ses détracteurs épuisent deux catégories d'attaques : celles qui questionnent sa légitimité en tant que chanteuse française, et celles qui s'en prennent à son apparence. "Son succès dérange", constate Dolores Bakèla. A la première, elle rétorque : "On peut critiquer Aya Nakamura, sa musique, ses propos, etc. Mais la notion de respect est importante. La question, c'est de savoir si ces mêmes critiques peuvent être adressées à d'autres artistes. Il y a un problème en France avec la musique populaire en général, faite par les artistes qui ne sont pas blanc·he·s et qui ne font pas de la variété."

La deuxième salve de propos inacceptables, qui vont jusqu'à "la genrer au masculin", "sont d'une violence inouïe", condamne la journaliste. "Aya Nakamura a dit avoir vite découvert que c'était dur d'être une femme noire et d'être une personnalité publique en France et en Europe. Qu'il y avait un problème de représentation." Elle rapporte notamment les propos de l'artiste qui, dans une interview pour Clique, pointe le fait que le racisme qu'elle subissait venait principalement de la communauté noire.

L'experte examine : "Ce qu'on voit, c'est qu'en France, il y a une méconnaissance, une ostracisation qui perdure des personnes qui sont minoritaires, notamment des personnes noires, et que celles-ci ont parfois intégré ces représentations plus que dépréciatives que leur renvoient les majoritaires. C'est terrible."

Pour la sociologue Kaoutar Harchi, ces attaques visent davantage "ce qu'elle représente" que ce qu'elle est. "L'imaginaire français est héritier de catégories de perception qui sont quand même marquées par une certaine représentation de la femme noire, asiatique, arabe. Et cela joue beaucoup dans les mécanismes de réception, d'interprétation, de critiques des productions culturelles que ces femmes-là peuvent proposer. J'ai souvent tendance à insister sur ça : c'est ce qu'elle représente qui semble être problématique."

Elle ajoute : "Toutes les femmes sont critiquées pour l'apparence qui est la leur. Mais il me semble que dans son cas, on observe vraiment des critiques typiques de cette sorte d'emprise raciste et sexiste à la fois qui pèse sur les femmes noires." Une double discrimination qui a été conceptualisée par l'universitaire afro-américaine Moya Bailey, sous le terme de "misogynoir".

Sur ce point, la journaliste Dolores Bakèla souligne : "Maintenant que le concept de misogynoir est devenu 'mainstream', alors qu'il y a quelques années seules les militantes afroféministes en parlaient sur les réseaux sociaux sans trouver grand soutien, tout le monde se sent désormais investi d'une mission et semble prendre position sur la gravité du problème. La popularité de quelqu'un comme Aya Nakamura rend aussi la discussion plus large. Ce qui est important de rappeler à mon sens, c'est que ce sont avant tout les premières concernées qui créent des espaces pour défendre les artistes qui sont victimes de ce phénomène raciste. Le public de femmes noires qui suivent ces artistes sont des soutiens fondateurs pour contrer les raids racistes qu'elles subissent. On ne le dit pas assez."

Alors, en permettant de soulever différents tabous et d'aborder des conversations nécessaires, au-delà d'être une artiste de talent, la jeune femme incarnerait-elle aussi quelque chose de plus politique ? Oui et non.

Aya Nakamura, un symbole féministe ?

Ou en tout cas, pas forcément de manière consciente. Elle utilise certains codes qui correspondent au féminisme d'une part, et prône une envie de s'affranchir de toute étiquette de l'autre.

Au sein de ses clips par exemple, elle met souvent en scène - comme dans Jolie Nana - un modèle matriarcal, "dans lequel elle règne", soulève Narjes Bahhar. "Elle a une posture de 'badass'". Et puis, elle évoque son plaisir de façon assumée. "Elle s'habille comme elle le souhaite, elle est sexy, elle montre son corps comme elle décide de le montrer. Il y a une libération du corps dans la musique d'Aya Nakamura".

A l'inverse, dans une interview pour Brut, elle admet être "lassée" qu'on lui demande sans cesse si elle se considère féministe, insistant sur le fait qu'elle "ne sait pas elle-même", et que son "caractère l'est peut-être indirectement".

Plutôt qu'à l'engagement personnel de l'artiste, Kaoutar Harchi préfère ainsi s'intéresser à ce qu'elle suscite et permet chez les générations qui la suivent. "Certains groupes sociaux vont investir Aya Nakamura de cette dimension-là, vont percevoir dans ce qu'elle propose une forme de subversion des codes de la beauté blanche, des codes de la place des femmes dans la musique", estime-t-elle. "Et j'ai envie de dire que c'est encore plus important."

La sociologue continue : "A un moment donné, elle a aussi proposé une représentation de la femme française qui a bouleversé les attendus. Pour des jeunes filles qui sont à la fois issues des quartiers populaires et en même temps complètement alertes par rapport à la question du sexisme et racisme, son surgissement sur la scène publique a pu ouvrir des possibles."

Une réussite et un parcours empouvoirants, un caractère terre à terre et une détermination imperturbables, et surtout un talent indéniable : Aya Nakamura semble bel et bien faite pour rester, et surtout marquer les esprits. Tant mieux.

Aya, d'Aya Nakamura, disponible sur toutes les plateformes de téléchargement.