5 ans de luttes #MeToo... et beaucoup de retours de bâton

Publié le Vendredi 14 Octobre 2022
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"Un bouleversement d'une amplitude inouie. C'est un retour en arrière affolant sur un acquis social historique de liberté - le droit des femmes à disposer librement de leur corps"
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"Un bouleversement d'une amplitude inouie. C'est un retour en arrière affolant sur un acquis social historique de liberté - le droit des femmes à disposer librement de leur corps"
Qui dit avancées pour les droits des femmes dit "retour de bâton" réactionnaire. Ca, c'est le concept "du "backlash", tel que théorisé par Susan Faludi. Un phénomène qui s'est largement observé en France et aux Etats-Unis depuis le lancement de #MeToo. On en parle avec l'autrice et militante Rose Lamy.
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Backlash. Le mot lui-même sonne comme une baffe. Cet anglicisme est le nom d'une enquête de référence de la journaliste américaine Susan Faludi, publiée en 1991, et dédiée aux diverses formes qu'a pu arborer la "puissante contre-offensive pour annihiler les droits des femmes" que l'autrice a étudié dès la seconde moitié des années 80 aux Etats-Unis.

L'idée de ce travail représentant quatre années d'investigation, couronné par le Prix Pulitzer et accessible en français aux éditions Des Femmes, est limpide : aux avancées féministes répondent systématiquement des "retours de bâton" réactionnaires. Des ripostes qui se traduisent à travers les médias, la pub, les discours des politiques, la culture. En 2022 d'ailleurs, on observe encore largement ces "contre-offensives".

Cinq après les prémices de la révolution #MeToo, un ouvrage collectif le démontre d'ailleurs : Moi aussi, réunissant les plumes d'Angèle, Rokhaya Diallo ou encore Camille Froidevaux-Metterie pour penser le mouvement "par-delà le hashtag". Un livre dirigé par Rose Lamy, que l'on connaît pour son compte Instagram "Préparez-vous pour la bagarre".

L'autrice s'interroge : quels constats et projections tirer de ces cinq années de luttes ? Qu'est-ce que cela raconte du climat social et politique dans lequel nous évoluons ? Surtout, en dédiant un chapitre à la médiatisation bien problématique du procès opposant Johnny Depp et Amber Heard, Rose Lamy l'affirme non sans soupirs : il y a encore beaucoup, beaucoup de boulot... même dans un monde où "féminisme" n'est plus un gros mot.

"Quand j'ai réalisé qu'on arrivait aux cinq ans de #MeToo, je me suis dit que plein de livres complaisants allaient sortir. Pour nous dire que 'c'était génial', que l'on fêtait la libération de la parole des femmes... Je n'avais pas envie de "casser l'ambiance", mais (sourire)... Peut être un peu. On a tendance à romantiser ce mouvement alors que ce que vivent les militantes et toutes les femmes qui parlent, c'est surtout très difficile", nous raconte-t-elle.

Et cela, la société nous le fait bien savoir. Pour nous le démontrer, Rose Lamy a accepté de revenir sur quatre exemples de "backlash" emblématiques répondant directement aux bousculements de #MeToo.

Le sacre de Roman Polanski lors des César 2020, "une séquence atroce"

Adèle Haenel quitte la cérémonie des César 2020
Adèle Haenel quitte la cérémonie des César 2020

"Une séquence atroce de backlash. On se trouvait alors dans une période post-#MeToo où les gens essayaient quand même de faire quelques efforts. La décision de nommer Roman Polanski aux César dans pas moins de douze catégories pour son film J'accuse était donc complètement ubuesque. A rebours de tout ce qui était alors en cours dans la société. A l'avant-cérémonie, les féministes organisaient des manifs, en appelaient au boycott. Quelque chose se lançait à ce moment-là, jusque dans l'opinion publique.

Et malgré tout, Polanski a reçu le César de la meilleure réalisation. Là a commencé une semaine épuisante : des éditos, des interventions à la télé pour dire qu'il y en a marre, de #MeToo, que les féministes étaient des "meutes de hyènes pitoyables". On qualifiait même Adèle Haenel, qui avait quitté la cérémonie en criant "La honte !" de... mauvaise perdante. On a entendu le poing taper sur la table. Comme une manière de dire : #MeToo est allé trop loin, on a trop avancé. Un backlash, donc.

Roman Polanski à l'avant-première du film "J'accuse" à Paris le 12 novembre 2019.
Roman Polanski à l'avant-première du film "J'accuse" à Paris le 12 novembre 2019.

Après, #MeToo, en France, est une vague contrariée. Le mouvement a été bridé, corseté. Dans ce cas, le backlash n'est pas forcément une réponse à une "grande vague". L'une des co-autrices de Moi aussi, Reine Prat, parle davantage de 'guérilla' et je suis d'accord. Ce n'est pas deux pas en avant, trois pas en arrière, dans ce pays. C'est 0,5 pas par an. Dès le lendemain de #MeToo, Raphaël Enthoven a parlé sur Europe 1, dans une matinale, de "délation". C'est à se demander si on est pas en backlash depuis le tout début !

Dans ce livre, j'explique également que la médiatisation de #MeToo a engendré un champ lexical 'aquatique'. On parle de raz de marée #MeToo, d'une vague qui submerge tout le monde, voire même d'un tsunami... C'était très marin (sourire). Comme si #MeToo était un phénomène naturel, qui va dans le "courant" des choses... Alors que rien n'a jamais été évident, qu'il a été porté par des millions de victimes et de militantes, avant même qu'on accepte enfin de les écouter. De plus, ces mots tendent à déshumaniser l'initiative.

Car un tsunami, ça fait peur..."

La révocation du droit à l'avortement par la Cour suprême, "un retour en arrière affolant"

La révocation du droit à l'avortement par la Cour suprême des Etats-Unis a des incidences dramatiques sur la vie des femmes.
La révocation du droit à l'avortement par la Cour suprême des Etats-Unis a des incidences dramatiques sur la vie des femmes.

"Il est courant qu'aux Etats-Unis, de grandes avancées connaissent un reflux conservateur, c'est un système binaire. Des agresseurs en procès comme Harvey Weinstein, des coordinateurs d'intimité sur les tournages, des changements dans les productions culturelles... Voilà pour les avancées. Et puis vient la révocation du droit à l'avortement par la Cour Suprême, un bouleversement d'une amplitude inouïe. C'est un retour en arrière affolant sur un acquis social hyper emblématique, et historique, de liberté - le droit des femmes à disposer librement de leur corps.

On voit évidemment là l'incarnation du conservatisme typique de la politique de Trump, qui disait "attraper les femmes par la chatte". En réaction à cette phrase-là justement, des féministes étaient descendues dans la rue dès 2016, c'était l'époque de la Women's March et des bonnets de chat que portaient les manifestantes. Le féminisme réagit toujours aux politiques réactionnaires.

Le droit à l'avortement, quand il se confronte à une politique réactionnaire, est bien souvent le premier à sauter, tout comme les droits des minorités, des personnes LGBTQ... Cela représente bien le conflit entre personnes dominantes et personnes dominées."

Le procès Amber Heard-Johnny Depp, et "la mauvaise victime"

Cinq ans après #MeToo, les retours de bâton s'accumulent
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"Le silence général sur cette affaire en France donne un bon exemple de backlash. J'ai trouvé que ce n'était pas un backlash habituel, autrement dit, émanant des conservateurs. Là, cela venait aussi des milieux féministes... Pendant les premières semaines du procès, on a manqué de contradictoire, seul Johnny Depp parlait, et ses mots étaient pris pour argent comptant. Personne ne semblait souhaiter médiatiser ce procès, le contextualiser, s'attarder dessus. Comme si cela n'en valait pas la peine.

Peut-être peut-on y voir là un mépris de classe : on considère ce procès comme de la presse people, du spectacle. A entendre certaines voix, il ne fallait pas mêler le privé aux luttes, ce n'était que l'histoire de deux personnalités qui lavaient leur linge sale en public. On a manqué de recul pour se dire : "Ca, c'est peut-être un sujet important" et le manque de contre-pouvoir médiatique (autrement dit de décryptage féministe de ces séquences) fut regrettable.

C'est un écueil, quand on soutient le mouvement #MeToo, de ne pas prendre part à des sujets relatifs à la culture pop, des sujets qui intéressent les gens. Ce n'est que par la suite qu'on a vu des réflexions plus critiques sur Amber Heard et l'archétype de la "mauvaise victime", cible de sexisme.

Mais entre-temps, les réactions masculinistes avaient déjà déferlé sur les réseaux, s'offrant un véritable boulevard. Et là, on a constaté un vrai recul des mentalités. Les prises de conscience féministes, consistant à tordre le bras au fameux "séparer l'homme de l'artiste", à rappeler que n'importe quel homme pouvait être un agresseur, qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise victime, ont évidemment perdu en retentissement. C'était un retour en arrière. Et très violent avec ça."

La médiatisation de Sandrine Rousseau, "paratonnerre féministe"

Cinq ans après #MeToo, les retours de bâton s'accumulent
Cinq ans après #MeToo, les retours de bâton s'accumulent

"C'est hyper perturbant ce qui se passe autour de Sandrine Rousseau. C'est comme si c'était plus vraiment chic de s'en prendre directement au féminisme en 2022 – on en connaît tant qui commencent leur phrase par "Je suis féministe, mais..." - et qu'elle apparaissait dès lors comme une perspective de défouloir. Sandrine Rousseau est le paratonnerre féministe.

Elle prend pour tout le monde, de manière disproportionnée. On la caricature, on crée des faux comptes, on lui attribue des mots qu'elle n'a jamais dit. Elle est le bouc émissaire utile, qui représenterait les valeurs à fuir, et surtout, la "mauvaise féministe", en opposition à une soi-disant "bonne féministe".

Comme pour donner l'exemple : nous dire "si vous allez vers "les idées extrêmes" de Sandrine Rousseau, voilà ce qui vous attend". On était avec Amber Heard dans le cadre de la bonne ou mauvaise victime, ici on se retrouve dans celui de la bonne ou mauvaise féministe."

Moi aussi : MeToo, au-delà du hashtag, ouvrage collectif dirigé par Rose Lamy, Editions JC Lattès, 200 p.