Pourquoi se prendre en photo nue est (aussi) une forme de self-love

Publié le Mardi 07 Juillet 2020
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Pourquoi prendre des nudes est (aussi) une forme de self-love
Pourquoi prendre des nudes est (aussi) une forme de self-love
On les croyait réservés aux échanges sulfureux par écrans interposés. Les "nudes" sont en réalité aussi une façon de se réapproprier son corps, et de s'aimer davantage, rien que soi.
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Les adeptes de Sex & the City auront la référence. Dans l'épisode The Real Me (saison 4), Samantha Jones décide d'immortaliser son corps devant l'objectif. Pour se rappeler, quand elle sera très vieille, de sa plastique de l'époque. Un cadeau à elle-même, pour plus tard, explique-t-elle à ses amies perplexes. Ou plutôt, l'incarnation d'une estime de soi en béton. Certes, Samantha aime le sexe et les hommes mais elle s'aime surtout elle-même. Enormément.

Avant l'avènement du smartphone, on allait, comme Samantha, chez le photographe pour se faire tirer le portrait. Aujourd'hui, on a les selfies. Et les nudes. Ces clichés réalisés par nos propres soins qui cadrent nos seins, notre ventre, nos cuisses, notre sexe. A poil, le plus souvent. On prend des nudes pour les envoyer à l'autre, exciter son partenaire plus ou moins temporaire.

Mais aussi, parfois, pour soi.

Pour se rassurer, se trouver belle, se connaître. Gagner en confiance en soi et s'emparer de son intimité. Se convaincre de la chance de celui ou celle qui aura le droit de parcourir notre corps. Sur Instagram, la directrice artistique Loïse Dewildeman a publié une ode - devenue virale - à ces clichés : "Les nudes, c'est une arme d'empowerment massive", signe-t-elle.

Alors on se demande : le nude est-il forcément destiné à l'autre ou peut-il aussi brosser notre amour-propre ? On a discuté avec expertes et adeptes de ce nouveau passe-temps qu'on aurait tort de ne pas étiqueter "self-love", des raisons qui nous invitent à se mettre en scène et des dérives intolérables que sont le revenge porn et le slut-shaming. Décryptage.

Un phénomène de plus en plus répandu

Déjà, qu'est-ce qu'un nude ? Dans le dictionnaire, le terme se traduit littéralement de l'anglais par "nu". Dans l'emploi populaire, c'est une photo dénudée qu'on prend soi-même et de soi-même, avec un smartphone. Généralement pour l'envoyer à quelqu'un·e qui nous plaît, pour attiser un jeu de désir. (Précision nécessaire : ici, on prendra le cas des nudes consentis, qui s'échangent ou se prennent entre adultes consentant·e·s.)

Mais le nude est-il toujours sexuel ? La créatrice de La Prédiction, un compte Instagram qui sublime les corps et le désir, aussi autrice d'un recueil de nouvelles érotiques éponyme, nous répond par l'affirmative. "Le nude est une photo montrant une intention de sexualisation de son propre corps", assure Aliona. "Une mise en scène à travers des codes sociaux plaçant le corps comme objet du désir de l'autre. Donc à mon sens oui, le nude est forcément sexuel. Tout du moins sensuel, érotique."

Selon Hélène Bourdeloie, sociologue travaillant sur les usages du numérique sous le prisme du genre et de la classe sociale, pas uniquement. Elle nous explique d'abord que la pratique fait des émules. "Les selfies dénudés (et même les sextos) constituent un phénomène de plus en plus répandu", affirme-t-elle. Et comme tout message, le nude est "toujours destiné à soi-même ou un·e autre ou des autres", poursuit la spécialiste avant de préciser : "Donc pas nécessairement destiné à une autre personne, ou en tout cas ce n'est pas déclaré comme tel".

Au-delà du but premier, érotique, qu'on lui prête, l'experte évoque l'exploration de soi. "On peut aussi simplement prendre un nude pour soi et le conserver pour explorer son corps, ses défauts et souhaiter le perfectionner", poursuit Hélène Bourdeloie. "On peut s'y employer pour une démarche d'acceptation de son corps. Ce n'est pas la même chose de se voir dans un miroir que d'avoir une photo nue de soi que l'on peut transporter partout avec soi et qui fige une posture, une attitude. L'image est trace d'un passé." Un passé qu'on voudrait fixer, comme Samantha Jones ?

"Un sentiment réel de satisfaction"

Laura, 35 ans, s'adonne à la pratique depuis de nombreuses années. Mais cela fait un peu moins de temps que le visionnage des clichés reste exclusif : "Je les garde pour moi", nous dit-elle, expliquant qu'aujourd'hui, elle ne veut pas les communiquer. Avant de se laver, en se déshabillant, lorsqu'elle est allongée sur son lit et aime particulièrement la position de son corps : les occasions sont nombreuses et spontanées. Elle nous confie également avoir encadré un autoportrait qui la dévoile quasi nue, agenouillée sur un lit, dans une position qui prête à confusion. "On ne voit pas mon visage, et avec le jeu d'ombres et lumières, on croit que je suis en train de me masturber. J'aime que les gens aient cette impression".

La raison qui l'amène à poursuivre ce rituel sans destinataire, c'est la relation privilégiée qu'il lui permet d'entretenir avec son corps et les bienfaits sur son amour-propre. "Il y a un sentiment réel de satisfaction parfois. Je vais me dire 'j'adore, je suis canon', je vais m'auto-congratuler, me féliciter de ma créativité", plaisante-t-elle. "Je me mets souvent en scène d'une manière sensuelle. Forcément, de tout ça ressort un sentiment d'appréciation de soi".

Elle associe le nude à la connaissance de son intimité. "Je me rappelle qu'ado, je piquais le grand miroir de la chambre de mes parents et je m'enfermais seule dans la mienne. Je me mettais toute nue et je me regardais sous toutes les coutures. Je trouve ça important de se connaître, de se regarder. Et se prendre en photo, c'est pareil pour moi."

La jeune femme assure que savoir positionner son corps de manière à ce qu'elle se trouve belle, attirante est une façon pour elle de le maîtriser et de s'aimer d'autant plus. Un acte de "self-love", lance-t-on ? "Oui, sans aucun doute. De toutes façons, avoir une photo de moi encadrée au-dessus de mon lit et qui me suit depuis douze ans, si ce n'est pas du self-love, je ne sais pas ce que c'est !", rit-elle.

Concrétiser l'amour de soi

Mais cette aisance, aussi positive soit-elle, n'est pas toujours évidente. "Pour certaines personnes, cela peut être aussi simple que de se déshabiller pour prendre sa douche", observe la créatrice de La Prédiction. "Pour d'autres, se confronter à sa sexualité ou à son propre reflet, à ce que l'on considère comme ses propre défauts (qui ne sont malheureusement que la culpabilité de ne pas atteindre 'l'idéal' imposé par les magazines/médias/réseaux sociaux) peut être très difficile voire insupportable."

Pourtant, elle concède que le nude aide à améliorer cette vision erronée que l'on a de sa silhouette : "Je pense que se réapproprier son corps, c'est réussir à l'accepter tel qu'il est et à l'aimer réellement sans faux semblants. Prendre une photo de soi permet de concrétiser cet amour, ou d'en donner l'illusion. Mais le travail de l'amour propre est un travail psychique en premier lieu."

Crédit : @cecilebagt

La sociologue Hélène Bourdeloie est d'accord : "On s'expose pour accepter son soi, accepter son corps et ses stigmates éventuels. Le selfie dénudé peut aussi servir à exister, à se donner une importance et à être reconnu·e des autres quand cette reconnaissance n'a pu passer par des voies 'traditionnelles'".

Afficher plutôt que camoufler, voire mettre le doigt sur ce qui nous définit. "Cela peut être aussi un jeu identitaire : explorer d'autres facettes de soi et performer son identité", estime l'experte. Mais qui ne mérite en aucun cas des conséquences humiliantes.

"Chacun fait ce qu'il veut avec son corps"

Impossible de parler de nude sans mentionner la face obscure du processus. Le jugement et l'humiliation que sont le slut-shaming et le revenge porn. Deux termes anglophones qui trahissent la diabolisation de la sexualité et de l'émancipation féminines ancrées dans la société. Et surtout le cyber-harcèlement, puni par la loi. Le premier définit la culpabilisation que l'on fait porter à celles qui vivent comme elles l'entendent, le deuxième le fait de divulguer des images d'une personne nue, pendant l'acte sexuel ou non, sans son consentement, pour se venger. Crasse.

Sur ces sujets, l'autrice de La Prédiction condamne : "Une femme n'a pas à avoir honte de son corps ni de sa sexualité. Jamais." Plutôt qu'à la culpabilité, elle appelle à la sororité et demande aux femmes témoins de l'un ou de l'autre d'agir. "Il est capital que l'on se soutienne entre nous. Dénoncer un comportement illégal est nécessaire. On ne se tait pas, on agit. Ensemble nous n'aurons plus peur." En France, le revenge porn (ou revanche pornographique), qui n'est - on le martèle - jamais la faute de la victime, est passible d'une peine de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 60 000 euros d'amende, selon l'article 226-2-1 du Code pénal.

Laura, elle, trouve impensable cet interdit autour de la nudité. "Pour moi, c'est quelque chose de tellement normal, je n'ai jamais eu de tabou autour de ça en grandissant. J'ai toujours vu mes parents tout nus, même aujourd'hui, je n'ai aucune gêne avec ça. Mais je sais que ça choque", admet-elle. Elle lâche : "Il ne devrait pas y avoir de tabous : chacun fait ce qu'il veut avec son corps."

La jeune femme conclut en encourageant tout le monde à prendre des nudes pour soi, "comme j'encourage tout le monde à regarder sa vulve." Et pour cause, c'est grâce à cette habitude qu'elle estime se sentir si libre. "Le fait de savoir à quoi je ressemble m'a permis d'avoir une sexualité épanouie. Comme me prendre en photo, et par conséquent d'apprécier mon corps. Il n'y a rien de sale à cela." Non, bien au contraire.

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