Peut-on vraiment "ne plus rien dire" ?

Publié le Mardi 16 Novembre 2021
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Peut-on vraiment "ne plus rien dire" ?
Peut-on vraiment "ne plus rien dire" ?
Avec son podcast de débat "On peut plus rien dire" (Binge Audio), Judith Duportail fait la chasse aux raccourcis et décrypte les expressions érigées en "épouvantails".
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L'indignation mène-t-elle à droite ? Le juge est-il un psy ? Êtes-vous "woke" ou juste pénible ? Les questions que posent les épisodes d'On peut plus rien dire, le nouveau podcast de la journaliste Judith Duportail produit par Binge Audio, se reconnaissent par leur mix de pertinence et de douce provoc'.

Et ce dès le titre de l'émission, forcément ironique : ce "on ne peut plus rien dire" que brandissent volontiers certains politiques, artistes et intellectuels au fil des médias mainstream. Tout comme la notion de "wokisme" ou celle de "cancel culture", ces expressions sont bien souvent employées à tort et à travers dans le champ médiatique. Elles sont même instrumentalisées par des figures de pouvoir.

C'est pour poser un autre regard sur une actualité où le langage compte, notamment en période électorale, que le podcast incarné de Judith Duportail privilégie un débat équilibré et représentatif. Sans jugements hâtifs, moralisme ou art du clash, ce programme audio en revient au temps long et au "talk" plus malin que buzzesque. Alors, peut-on vraiment "ne plus rien dire" par les temps qui courent ?

Sa créatrice, elle, nous dit tout.

"On peut plus rien dire", le podcast de talk de Judith Duportail
"On peut plus rien dire", le podcast de talk de Judith Duportail

Terrafemina : D'où est né ce podcast ?

Judith Duportail : D'un mouvement d'exaspération ressenti à force d'entendre sur les plateaux télé "on peut plus rien dire". Vraiment ? Est-ce qu'on peut plus rien dire ou est-ce le vieux monde qui n'a jamais réfléchi avant de parler ? Actuellement, j'ai l'impression que c'est la première fois que les dominants comprennent qu'ils feraient mieux de réfléchir avant de sortir tout ce qui leur passe par la tête.

Ce "on ne plus rien dire" qu'ils répètent prouve qu'ils ne se sont jamais posé la question de la réception de leur parole. Ils barbotaient dans le privilège de la parole officielle. Je pense que ce constat se partage au sein des rédactions engagées et des milieux féministes.

Au-delà de ça, je ressentais aussi le besoin de sortir du journalisme narratif et de l'étude des relations sentimentales (ce que j'ai pu explorer en podcasts et en livres : Dating Fatigue, Qui est Miss Paddle) pour m'orienter vers un programme de débats, de talk.

"Qui est Miss Paddle ?", le livre de Judith Duportail adapté du podcast éponyme.
"Qui est Miss Paddle ?", le livre de Judith Duportail adapté du podcast éponyme.

Les intervenant·e·s sont éclectiques, on y trouve des personnalités politiques (Sandrine Rousseau, Danièle Obono). Comment sont-elles et ils choisis ?

JD : C'est un travail que l'on effectue quotidiennement avec la chargée de production Charlotte Baix, David Carzon, l'un des boss de Binge Audio, et Thomas Rozec, du podcast Programme B. Ce sont des choix que l'on fait avec beaucoup de soin suivant plusieurs questions : celle de la représentativité, de la répartition hommes/femmes, de la visibilité – en privilégiant les paroles de personnes pas forcément mises en avant dans les médias traditionnels.

En gros, on ne voulait pas simplement donner la parole à des profs de Sciences Po. Assurer cet espace d'expression représentatif est difficile – cela dépend aussi de la disponibilité des gens – mais ce n'est pas parce que c'est difficile qu'il ne faut pas le faire ! J'ai aussi à coeur d'inviter dans l'émission le plus possible de poètes, de philosophes, d'artistes. Bref, de personnes qui parlent à notre intelligence et à notre âme.

Car c'est quelque chose qui manque énormément au débat public. Quand on regarde la télé ou écoute la radio on a l'impression que l'on s'adresse avant tout à nos affects, que l'on cherche à nous énerver ou nous rabaisser. C'est important de considérer celles et ceux qui t'écoutent comme des personnes intelligentes. Ça devrait être la base de notre métier !

Mais dans les médias traditionnels les lecteurs et auditeurs sont très souvent méprisés ou considérés comme idiots.

Tu décryptes des sujets épineux, comme l'expression "woke". Des termes rarement traités avec nuance.

JD : Dans On peut plus rien dire, on joue volontiers avec les clichés. Le titre de notre premier épisode est effectivement : "Etes-vous woke ou juste pénible ?". On s'amuse des préjugés que l'on a un peu toutes et tous pour mieux les déconstruire, se remettre en question, rire de nous-mêmes et apprendre des choses. On veut démontrer qu'il est possible d'arriver dans cette écoute avec une idée et de repartir avec une idée différente ou plus nuancée.

A l'inverse, les débats télévisuels donnent simplement l'image d'interlocuteurs campés sur leurs positions, qui martèlent leur point de vue comme s'ils souhaitaient gagner une guerre d'opinion. Nous, nous préférons créer du doute et du trouble plutôt que d'imposer des certitudes.

L'épisode sur la culture woke évoque l'enquête fouillée de Néon, abordant à travers plusieurs témoignages les dérives de la "pureté militante". Était-ce important d'apporter ce contrepoint ?

JD : C'était intéressant de demander à une personnalité comme Sandrine Rousseau si elle avait déjà fait l'expérience de cette "pureté militante" justement. Ce qui est ressorti de la conversation, c'est de constater que quel que soit le mouvement, il y aura toujours des dérives "puristes"... mais que ces dérives seront volontiers caricaturées par nos ennemis idéologiques pour nous discréditer.

Il est donc important de raison garder. Se rappeler que le vrai danger, ce ne sont pas les dérives de la culture "woke" mais le fascisme, les discours d'Eric Zemmour, l'inaction des gouvernants politiques face au réchauffement climatique. La menace ne vient pas de celles et ceux qui abusent des trigger warnings. On a tendance à l'oublier nous-mêmes au sein des milieux progressistes. Ces dérives sont inévitables mais ne représentent pas l'essentiel des luttes.

De manière générale, on a besoin aujourd'hui de dépasser les simples constats alarmistes pour mieux se demander : comment peut-on agir politiquement et collectivement ? Comment moi, je peux agir ? Sans faire culpabiliser pour autant. En posant les bonnes questions, ce podcast permettra aussi "d'empouvoirer" les individus. Je l'espère.

On peut plus rien dire décrypte également une autre notion, celle de "cancel culture".

JD : Oui, on essaie de prendre le temps de se poser pour vraiment parler des choses, et plus encore de notions brandies comme des épouvantails à l'heure actuelle : c'est le cas de la notion de "cancel culture". Or si on s'arrête cinq minutes sur ce terme, on peut se demander : où est vraiment la "cancel culture" ? Qui sont vraiment les hommes qui ont été "annulés" ?

On peut s'interroger quand Roman Polanski est sacré par le César de la meilleure réalisation ou quand Bertrand Cantat fait la une des Inrocks, que Darmanin est encore au gouvernement. A l'inverse, bien des femmes n'osent pas faire de la politique de peur d'être agressées sexuellement selon une étude récente, les femmes noires travaillent gratuitement depuis le mois d'août et les ados LGBT sont harcelés chaque jours.

C'est nous qui sommes cancelé·e·s ! Car les soi-disant "cancellé·e·s" sont encore les dominé·e·s.

Le podcast laisse la part belle au débat tout en étant incarné. Les sujets sont-ils choisis selon l'actualité ou un ressenti personnel ?

JD : Les deux. On suit beaucoup l'actualité au sein de l'équipe, mais je pars aussi de mes propres réflexions et introspections, des remarques qu'on a pu me faire. C'est le cas pour l'épisode "Etes-vous woke ou juste pénible ?" : je me suis déjà retrouvée, dans le cadre de discussions politiques entre potes, qualifiée de "trop radicale" et me suis demandé si j'avais vraiment raison de porter mes convictions.

Ce podcast est un mélange de ce que je vis, ce que je lis, mais aussi de ces questions que l'on se pose tous. Par exemple, le dernier épisode est dédié au climat et s'intitule : "Climat : faut-il passer à la lutte armée ?", en rapport à la conférence internationale de la COP 26. On prépare pour Noël un épisode intitulé "Comment être sûr que vous existez ?". Avec, on l'espère, des écrivains et des philosophes.

On ne craint pas non plus de proposer des épisodes plus conceptuels. Comme celui dédié au procès des attentats du 13 novembre qui pose la question : "A quoi sert la justice ?".

Les podcasts et Twitch (avec des émissions politiques comme celle de Jean Massiet, Backseat) sont-ils des espaces alternatifs essentiels pour proposer cet autre son de cloche, d'autant plus dans une année électorale ?

JD : Oui, dieu merci, il existe encore des zones d'expression alternatives comme celles-ci, qui permettent de déployer d'autres types de parole et de discours. J'espère quand même que l'on va pouvoir grandir et dépasser le simple stade de niche alternative. Que les anciens du vieux monde qui se jouent de nos peurs et caricaturent nos luttes cessent de monopoliser les médias mainstream. Que des voix comme les nôtres puissent aussi trouver leur place dans l'espace médiatique actuel.

Car ceux qui composent le vieux monde médiatique ne sont pas plus objectifs que nous, bien qu'ils prétendent l'être. Ils brandissent une prétendue objectivité et pensent se positionner au-dessus de leur audience en diffusant une idéologie sous couvert de "bon sens". En vérité, c'est une fausse neutralité.

L'objectivité journalistique est un leurre et on a l'honnêteté de le reconnaître avec ce podcast. On rappelle d'où l'on parle, quel est notre rapport au monde, forcément un peu biaisé, d'où l'on se situe. C'est à nous de prendre la place de ce vieux monde, et garantir un espace de débat plus équilibré et représentatif. C'est notre place.

On peut plus rien dire, Binge Audio.

Qui est Miss Paddle ?, par Judith Duportail, Hachette LAB, 144 p.